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Lerox LibrarV
^iiriw Gallecfiim.
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ŒUVRES
GE ORGE SAND
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS
jtSrj.t .:.. \t îiuJife.
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
ŒUVRES COMPLÈTES
GEORGE SAND
NoaTelIe édition, fonnat grand in-i8
Les Aiioiirs de l*à6B o*or. l toI.
Adriâni 1 —
André i —
Antonià 1 —
Le BEAU Laurence l —
Les Beaux Messieurs de
Bois-Doré s —
Cadio 1 —
GÉSARINE DiETRICH 1 —
Le Château des Désertes.. 1 —
Le Compagnon du tour de
France 2 —
La Comtesse DE RuDOLSTADT. 3 —
La Confession d'une jeune
FILLE 3 —
Constance Verrier i —
CONSUELO 3 —
Les Dames vertes l —
La Daniella ; 3 —
La Dernière Aldini 1 —
Le Dernier Amour i —
Le Diable aux champs 1 —
Elle et Lui 1 —
La Famille de Germandre. 1 —
La Filleule i —
Flavie 1 —
Francia 1 —
François le Champi 1 —
Histoire de ma vie 10 —
Un Hiver a Majorque —
Spiridion i —
L'Homme DE NEIGE 5 —
Horace i —
Impressions ET SOUVENIRS., l —
Indiana..; 1 —
ISIDORA 1 —
Jacques l • —
Jban de la Roche 1 —
Jean Ziska — Gabriel t —
Jeanne ivol
JOURNALD'UN VOTAGEUR PEN-
DANT LA GUERRE
Laura
LÉLiA — Métella— Cora....
Lettres D'UN Voyageur....
LucREziA Floriani Lavinis . .
Mademoiselle La Qdintinie.
Mademoiselle Merquem....
Les Maîtres sonneurs
Les Maîtres mosaïstes
Malgrétout
La Mare au diable
Le Marquis de Villsmer...
Mauprat
Le Meunier d'Angibault...
Monsieur Silvestre
Mont-Revéche
Nanon
Narcisse
Nouvelles
Pauline
La Petite Fadette
Le Péché de M. Antoine...
Le Piccininu
Pierre qui roule
Les sept cordes de la lire
Promenades autour d'un vil-
lage
Le Secrétaire intime
Simon
Tamaris
Teverino — Leone Léoni...
Théâtre complet
Théâtre de Nohant
L'USCOQUE
Valentine ....
Valvédre
La Ville NOIRE
Clicht. ^ Impr. Paul Ddpoht, rua du Bao-d'Asnièref, 12.
IMPRESSIONS
ET
SOUVENIRS
/
PAR
GEORGE SAND
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
RUE AUBER, 3, PLAGE DE l'oPÉRA
LIBRAIRIE NOUVELLE
MCLEVÀRD DES ITAUBHS, 15, AU COIN DE LA RUE DE GRAMMOIIT
1873
Droits de reproduction et de traduction réservés
IMPRESSIONS
SOUVENIRS
A CHARLES EDMOND.
1871.
Je ne le nie pas, j'ai la naïveté d'écrire chague soir, i
presque toujours en quelques lignes, quelquefois plus j
au long, le récit Je ma journée ; et cela depuis vingt \
ans. Il n'en résulte pas que ce journal mérite jamais
d'être publié, et j'ignore encore si quelques pages en
valent la peine.
Je le feuilleté. Je le trouve insipide pour tout autre
que pour moi; c'est comme un journal de bord, car
nous vivons en famille, presque toujour^s h la cam-
1
2 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
pagne, et cela ressemble à la vie sur un navire en
panne. Ce journal ne peut servir qu'à la famille quand
elle a besoin de retrouver la date et les circonstances
d'un fait qui l'intéresse.
J'essaierai pourtant, puisque vous m'y conviez ; à la
condition que vous m'arrêterez si, dès le début, c'est
ennuyeux ou puéril; mais je vous demande la permis^
sion de pêcher sans ordre et sans parti pris dans cette
eau discrète qui a absorbé beaucoup de choses sans
les refléter bien liettement. Les fictions me plaisent, ma
personnalité s'y perd et s y efface volontiers : elles ne
prennent pourtant pas tout mon temps, il s'en faut de ^
beaucoup, et j'en gaspille bien davantage, à rêver sans
penser à rien qui puisse être pratiqué ou manifesté. Je
serais embarrassé d'exprimer ce mode d'action inté-
rieure que chacun subit à sa manière et qui doit être
infiniment varié selon les caractères, les tempéra-
ments, les milieux, les âges de la vie. Peut-être certai-
nes pages de ce journal auront-elles, en ce sens, la va-
leur d'une étude que chacun peut faire sur soi-même.
Mais y mettra de l'ordre m'est impossible en ce mo-
ment. Relier logiquement, jour par jour, vingt ans de
ma vie souvent confuse et un peu impersonnelle,
serait un travail pour lequel il me faudrait peut-être
vingt autres années, et j'ai trop de choses à voir et à
comprendre, moi qui ne comprends pas vite, pour con-
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 3
sacrer à me connaître^ à me coBa|m0drejpetf)irméme
le temps assez limilé qui me) reste à vivre. AUons
donc au hasard; void des feuilles vivantes qui tom-
bent du mince registre où chaque jouroée dmt tenir en
vingt petites lignes au plus. Quand ces jSeuilles volantes
sont placées entre les pages reliées, c'est que j'avais
eu qudqoe velléité de formuler une idée ce jour-là.
1863, 23 janvier, 5 h. 1/2 du soir.
Le ciel est d'un rouge-orange au couchant^ derrière
le réseau noir et net des grands tilleuls sans feuilles ;
la lune est presque au zénith et présente un masque
vu de trois quarts : un de ses bords tranche vivement
sur le ciel, l'autre se fond comme dans un lointain
brumeux. — Au fait! il y a» dans ce petit champ
visuel que l'astre nous présente, plusieurs centaines
de lieues de perspective. Comme un monde tient peu
de place dans l'espace !
Toute la constellation d'Orion, brillanle comme le
diamant, monte derrière la lune, dans un bleu froid ;
et plus bas, sur la cime des arbres du jardin, côté
sud-est, Sinus éclate déjà, blanc et palpitant dans
réther. Les ombres que projettent les pîns.du jardin
sont franches et immobiles sur Le sable* .11 y a donc
4 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
des violettes fleuries? Je ne les ai pas vues, mais je
les sens, l'air frais en est imprégné.
Comme cet hiver est doux ! Je regarde, de ma fe-
nêtre ouverte, le couchant s'éteindre à ma droite et la
nuit monter à ma gauche. Il ne fait pas froid, et sans
la position des étoiles, on pourrait se croire en avril.
Mais non ! ce beau silence n'est pas l'annonce indiscrète
du printemps. Il est si profond que je n'ose pas re-
muer, dans la crainte de le troubler. J'irais bien faire
un tour de promenade avant le dîner, mais je pourrais
déranger quelque chose dans la nature, et d'ailleurs,
je m'entendrais marcher; le charme serait rompu.
J'ai passé une demi-heure comme cela, retenant
machinalement mon haleine dans cet air sans brise.
La vie était comme suspendue au dehors et au-dedans ^
de moi. Je ne pensais qu'à ces violettes qui se cachent
le jour et qui se trahissent le soir par des parfums
subtils. Mon Dieu, qu'elles ne craignent donc pas!
Je ne me permettrai pas de les cueillir.
La cloche du dtner a sonné; elle n'a pas la voix
aigre ni bruyante, mais elle a fait hurler le chien. Le
chien est un être peureux, méfiant, plein de visions
et de terreurs. 11 a des cris de détresse, des sanglots
sans cause apparente : la lune à Thorizon le déses-
père; il ne regarde pas les blanches étoiles, mais les
rouges planètes le troublent. Il a sans doute des per*
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 5
ceptions qui nous échappent. Les murs blancs Fef-
frayent dans le crépuscule. II est dupe des ombres. Il
est incessamment tourmenté par des chimères. C'est
une imagination vive sans notions suffisantes pour
jouir du .spectacle des choses. II le subit et en
souffre.
Minuit. — A*** m'a fait une scène, parce que j'ai
risqué tantôt de prendre un rhume à la fenêtre ou-
verte. Cet excellent ami ne veut pas comprendre qu'il
vaut mieux enrhumer son nez que de priver son âme
d'une haute jouissance. J'essaye de lui révéler cette
joie muette de la contemplation, je ne réussis pas. Il
est enragé de logique, il lui faut des mots qui défi-
nissent, et je n'en trouve pas pour définir le vague.
J'essaye pourtant de répondre à ses questions : —
Avez-vous besoin, pour voir le tableau que présente
la nature à certains moments, d'une demi*heure d'exa-
men? Est-ce qu'à chaque seconde de cette demi-
heure, le tableau ne change pas?
— C'est justement ce changement à la fois insen-
sible et rapide que j'observe.
— A quoi cela vous sert-il? Ce changement est le
désespoir des peintres qui voudraient en vain fixer
l'effet.
— Je mé fais une jouissance de ce qui fait le dé-
sespoir des peintres. J'assiste à un spectacle qui est
6 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
toujours nouveau et qui ne subit pas la loi brutale et
invraisemblable du dénoûment.
— Mais cela ne sert pas votre art! Vous ne pouvez
pas faire la description d'une situation qui vous
échappe sans cesse. Vous êtes forcé de la saisir à un
moment donné, ou de ne reproduire que les princi-
pales phases de son mouvement.
— C'est très-juste, mais je n'ai pas du tout pensé
à faire la moindre description. Ces choses-lk se font
après coup, si Ton a été vivement frappé ; mais les
meilleures appréciations sont celles qu'on n'a pas
besoin de communiquer.
— C'est-à-dire que les descriptions que vous sentez
le mieux sont celles que vous n'écrivez pas !
— Je le crois.
— Eh bien! moi, je ne vois rien quand je suis seul.
Je ne regarde pas.
— Tu ne veux pas regarder?
— Précisément; cela m'attristerait. Je me mettrais
peut-être à pleurer comme le chien, à qui la lune
agace les nerfs. Il me faut sentir la vie humaine, la
vie de mon espèce autour de moi. Celle des êtres avec
lesquels je ne peux pas communiquer m'est indiffé-
rente, et presque antipathique. Pour vous, c'est donc
le contraire?
— Que sais-je?
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. T
— Ce n'est pas une réponse.
— Si ma réponse doit soulever une discussion,
j'aime mieux me taire et te laisser croire que j'ai un
grain de folie. La discussion sur certaines perceptions
intimes où Ton se plaît ressemble à une profanation.
Que dirais-tu du peintre qui, pour mieux rendre la
couleur d'une prune, essuierait la buée qui là couvre ?
Il y a une buée sur certaines impressions. C'est comme
un voile de fraîcheur auquel je n'aime pas à toucher^
Il va se coucher en disant qu'il respecte ma fan-
taisie, mais qu'il ne la comprendra jamais. Il voudrait,
artiste qu'il est dans u» autre sens, saisir le procédé
normM et rationnel. Je crois qu'il cherche l'impossi-
ble. Chacun a son procédé. 11 y a mêree des artistes
qui n'en ont point, et je suis peut-être de ceux-là.
Avantage ou infirmité, je ne sais, mais » ayant trouvé,
dans mon mode de perception, des jouissances infinks,
j'avoue que je ne voudrais pas les perdre.
Un autre ami qui me parle quelquefois de ces choses
et qui y met plus de complaisance, m'assure que l'a-
nalyse de mon moi intérieur ne m'enlèverait pas ces
joies qu'il appelle mystérieuses, parce que, dit-il, je
m'en fais mystère à moi-même. Il croit que l'on ap-
précie un plaisir d'autant plus que Ton sait mieux en
quoi il consiste. Mais ce plaisir n'est pais à ma dispo-
sition ! Je puis fort bien me mettre à ma fenêtre par
a IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
une nuit splendide, regarder Tagencement des lumières
et des ombres, voir en quoi consiste la beauté de
rheure et du lieu, noter le chant de l'oiseau nocturne,
apprendre enfin, en naturaliste ou en peintre, les.
mille petites merveilles du dehors, sans m'identifier
au-dedans avec elles. Mon moi vit alors de sa vie
propre, qui n'est pas un enchantement perpétuel,
puisqu'elle est soumise à un enchaînement de devoirs
ou d'obligations où je n'ai pas le droit de chercher ma
satisfaction aux dépens de celle des autres. Les mo-
ments où, saisi et emporté hors de moi par la puis-
sance des choses extérieures, je puis m'abstraire de la
vie de mon espèce sont absolument fortuits, et il n'est
pas toujours en mon pouvoir de faire passer mon âme
dans les êtres qui ne sont pas moi. Quand ce phéno-
mène naïf se produit de lui-même, je ne saurais dire
si quelque circonstance particulière, psychologique ou
physiologique m'y a préparé. A coup sûr, il y faut l'ab-
sence de vive préoccupation ; la moindre cause de sol-
licitude éloigne cette sorte d'extase intérieure, qui est
comme un oubli involontaire et imprévu de ma propre
vitalité.
Cela arrive certainement à tout le monde, mais je
voudrais rencontrer quelqu'un qui pût me dire : « Cela
m'arrive aussi de la môme manière. Il y a des heures
où je m'échappe de moi, où je vis dans une plante, où
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 9
je me sens herbe, oiseau, cime d'arbre, nuage, eau
courante, horizon, couleur, forme et sensations chan-
geantes, mobiles, indéfinies ; des heures où je cours,
où je vole, où je nage, où je bois la rosée, où je m'é-
panouis au soleil, où je dors sous les feuilles, où je
plane avec les alouettes, où je rampe avec les lézards,
où je bnUe dans les étoiles et les vers luisants, où je
vis enfin dans tout ce qui est le milieu d'mi dévelop-
pement qui est comme une dilatation de mon être. »
Je n'ai pas rencontré cet interlocuteur, ou je l'ai
rencontré sans le connaître. Je n'eusse d'ailleurs pas
osé l'interroger, n'aimant pas toujours à être interrogé
moi-même. Tous les jours on peut passer à côté de
son traducteur sans le deviner ou sans être disposé à
lui livrer son texte.
J'aurais voulu le rencontrer pourtant, à la condition
qu'il fût plus savant que moi et qu'il pût me dire si
ces phénomènes sont le résultat d'un état du corps ou
de l'âme, si c'est l'instinct de la vie universelle qui
reprend physiquement ses droits sur l'individu, ou si
c'est une plus haute parenté, une parenté intellectuelle
avec l'âme de l'univers, qui se révèle à l'individu dé-
livré, à certaines heures, des liens de la personnalité.
M'est avis qu'il y a de l'un et de l'autre et qu'il
n'en peut pas être autrement. J'aurais peur d'une ex-
plication médicale qui me dirait que ces sortes d*hal-
1.
10 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
hicinations tiennent exclusivement à la circulation dn
sang et peuvent s'expliquer par un accès de fièvre. Je
ne sais pas ce (|U& savent les savants ; mais je sais
fort bien quelles choses ils ne savent pas.
Quoi qu'il en soit, il y a dans Têtre humain un double
mécanisme d'action et de réaction qu'il Serait curieux
de pouvoir observer, et qui échappe à l'investigation,
même à celle qu'on peut faire de soi-même. Je n'ai
rien lu, rien entendu de satisIBsdsant sur la corrélation
de la pensée qui saisit son objet avec l'objet qui s'em-
pare de la pensée. Celui qui l'explique part de son
mécanisme qui n'est pas celui d'un autre, et affirme
ce qui se passe en lui d'une certai ne manière, sans
se douter que les choses se passent autrement dans
une foule d'organisations variées à l'infini; et que,
même chez un même individu, elles se passent tous
les jours d'une manière infiniment variable. D'où vient
que tel aliment, qui vous plaisait hier, vous déplaît
aujourd'hui? II en est ainsi de tous nos aliments intel-
lectuels. Ils conviennent en leur temps ou selon le nôtre.
— En y réfléchissant, à trois heures du matin —
c'est assez l'heure des résumés lucides — en été sur-
tout, aux approches de la lumière et du réveil des
choses, — je trouve très-simple \& problème qui a
tourmenté hier soir mon ami A***, et qui m'a inquiété
uji peu sur mon propre compte, je l'avoue. Nous ne
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 11
sommes pas des êtres abstraits, et môme TÎen n'est
abstrait en nous. Notre existence s'alimente de toat
ce -qui compose notrq milieu, air, chaleur, humidité,
hranère, électricité, vitalité des autres êtres, influences
de toutes sortes. Ces influences ont été nécessaires
à réclosion de notre vie, elles sont encore nous pen-
dant sa durée. Nous sommes terre et ciel, nuage et
poussière, ni anges ni bêtes, mais un produit de la
bête et deTange, avec quelque chose de plus intense
dans la pensée de l'un et dans Tinstinct de 1-autre :
nous ne sommes pas des êtres ravis dans l'idéal au
point d'y perdre la volonté et la liberté. Nous ne
sommes pas non plus des êtres absorbés uniquement
par le soin de la conservation de l'espèce et soumis à
des procédés invariables.
Mais notre parenté intime et directe avec Fange et
la bête se fait senlir à nous d'autant mieux que nous
nous exerçons à nous appartenir quand même. Nous
étudions l'ange, c'est-à-dire la partie sereine et divine
de l'âme universelle; nous observons la bête, y com-
pris la plante, qui est un être sans locomotion appa-
rente; et, à la suite d'une vive attention donnée à cet
examen, nous arrivons à senfir, matériellement et in-
tellectuellement, l'action que nos générateurs multi-
ples, êtres ou corps, exercent encore sur nous. Je ne
rêve donc pas* quand, devant le spectacle d'un grand
12 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
édifice de roches, je sens que ces puissants ossements
de la terre sont miens, et que le calme de mon esprit
participe de leur apparente mort et de leur drama-
tique immobilité. La lune ronge les pierres, au dire
du paysan; je dirai volontiers qu'elles boivent la lu-
mière froide de la lune et se désagrègent sourdement
la nuit après avoir subi Faction dévorante du soleil.
Je songe au travail occulte qui s'opère dans leurs mo»-
lécules, et je me sens porté à leur attribuer le genre
de bien-être qui se fait en moi, plus rapide, sous l'em-
pire de circonstances analogues. Et moi aussi, je suis
une pierre que le temps désagrège, et la tranquillité de
ces blocs, dont toute l'affaire est de subir l'action des
iours et des nuits, me gagne, me pénètre, me calme
et endort ma vitalité. A quoi bon vouloir tant de cho-
ses inutiles à la tâche quotidienne? L'éternelle des-
truction, qui préside à la reconstruction sous un autre
mode, est plus active, puisqu'elle est incessante, que
ne le sera jamais ma volonté qui procède par bonds.
Mourir, ce n'est pas devenir mort, puisque c'est servir
à faire autre chose. Mourir, c'est changer d'action, et si
l'action continue dans la pierre, dans l'ossement qui
paraît ce qu'il y a de plus insensible et de plus mort
sur la terre, pourquoi me tourmenterais-je du change-
ment inévitable de ma patience sentie en une patience
inerte? Ce sera bien plus facile, et, à supposer que je
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 13
n'aie point d'âme, c'est-à-dire qu'une vitalité capable
de me reconstruire à l'état humain ne me survive pas,
je suis sûr de laisser ma pierre sous le sable, c'est-à-
dire un ossement tranquille qui deviendra un élément
quelconque de vitalité. Les influences naturelles s'en
chargeront. Si la pierre, qui a contribué à mon ossa-
ture en me fournissant la partie calcaire qui est ma
base, est une aïeule que je ne puis renier et que je
regarde avec un certain respect poétique et raisonna-
ble, la plante qui est un organisme, un être bien an-
térieur à moi sur la terre, a droit à mon admiration,
non-seulement par sa grâce ou sa beauté, mais encore
pour le rôle qu'elle joue dans mon existence. Elle vit
d'ailleurs, jusqu'à un certain point, d'une vie analogue
à la mienne. Elle ne remue pas par elle-même, mais
elle agit par sa croissance, elle opère son mouvement
par une action qui est en même temps une production.
Si elle a besoin d'aller trouver un sol plus propice,
une lumière plus ou moms vive, elle tire de sa propre
substance des branches, des vrilles ou de puissantes
racines qui sont en même temps action et moyens
d'action.
Elle échappe à la mort par une sorte de suicide; la
sève abandonne la tige souffrante et va pousser ail-
leurs, souvent assez loin, des rejets nouveaux. Le tra-
vail de la racine ne s'arrêtera, pour émettre le germe.
U IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
que là où le milieu lui sera favorable. Quelle-phis belle
manifestation de la vitalité? Quand nous perdons un
membre, nous perdons tout ce qui constituait raction
de ce membre ; le végétal se fait un membre nouveau
qui marche en môme temps qu^l pousse, et, bien
mieux, il se fait un autre corps, il crée à nouveau son
individu pour transporter sa vie entière sur un autre
point. On ne peut donc pas le mépriser pour cause
d'inertie. Il se déplace par le plus vigoureux effort qui
se puisse concevoir.
La puissance des êtres vous saisit donc, et vous ne
pouvez les observer sans les admirer. L'admiration
est une forme de l'affection ; l'égoïsme lui-même re*
cherche ce qui lui donne des jouissances. Il est donc
tout simple qu'en entrant par l'observation dans la
vie de la plante, on sente d'autant mieux la force et la
solidarité de la vie universelle. Le parfum des fleurs
ne pénètre-t-il pas dans notre esprit en même temps
que dans nos organes? Est-il pour nous une satisfac-
tion purement physique? Ne s'associe-t-il pas immé-
diatement en nous à des idées de pureté, de poésie, à
un sentiment élevé de la nature et de la vie?
Et si nous étendons nos observations à la vie des
êtres plus complets encore qui peuplent notre miireu,
à tous les animaux grands et petits, d^altcnre bruyante
ou mystérieuse, qui, au seia de l'écorce terrestre jus-
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. IS
qu*à la cime des grands végétaux et aux régions de
Fair, agissent et travaillent, nous sommes éblouis de
la diversité de leurs fonctions. Toutes sont admirable-
ment ingénieuses, et, comme tous ces êtres sont beaux
ou intéressants dans leur mode d'existence , on se
transporte involontairement dans cette existence qui
aFair de nous enlever au sentiment de la nôtre, mais-
qui, au contraire, le complète et le confirme. Qui n*a
rêvé les ailes de l'oiseau? Je me contenterais plus mo-
destement des pattes du lièvre, ou des bonds relati-
vement immenses de la sauterelle. Je songe aussi au
petit bien-être caché du grillon des champs, dont l'ap-
partement est si chaud, si propre, et le masque d'ar-
lequin si sérieux et si comique. Il a un tambour de
basque sous les ailes, et il paraît heureux comme un
sauvage, de répéter toujours la même note. Quelle
gaîté, quelle folie, le soir, dans un pré fleuri, quand
toutes les bestioles de Therbe, rendues à la sécurité
par ^absence de Thomme, s'égosillent en conversations
dans tous leurs idiomes I N'a-t-on pas besoin de se
taire pour les écouter, faute de pouvoir chanter et
causer avec elles ? Mais comme, pour décrire l'action
incessante et féconde de tout ce qui compose le
charme de la nature, il faudrait plus de temps qu'il
n'en faut pour l'apprécier et le sentir, j'oserai dh'e de-
laaân à mon ami A*** que les descriptions littéraires
16 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
sont de pauvres paroles qui n'expriment pas la mil-
lième partie de ce qu'on sent, et qu'il y a plus de
bonheur à ne rien faire qu'à écrire.
Bonheur qu'il faut savoir limiter pourtant, non
pas seulement dans la crainte des rhumes, mais parce
que les devoirs de la vie... Je vais me coucher! Ce
n'est pas l'heure de rentrer dans les soucis humains.
Demain apportera sa tâche, et il faudra avoir dormi.
Demain peut-être, je serai si préoccupé des soins re-
latifs à la vie de mon espèce, que je ne saurai plus
rien des mouches qui volent, des fleurs qui poussent
et des nuages qui passent.
1871, juillet.
Franchement, tout cela valait-il la peine d'être
écrit? C'est, au fond, de la métaphysique à l'usage des
poètes ; mais comme ce n'est pas rédigé dans la lan-
gue des métaphysiciens, c'est eux qui le compren-
draient le moins; les poètes le trouveraient trop réa-
liste, ou trop idéaliste. Je crois bien qu'il y a beaucoup
de choses qu'il faut écrire pour soi-même, comme elles
vous viennent. Si on vous invite à les publier, il faut
alors les livrera la critique sans songer à les défendre,
et les dédier à ceux qui cherchent avec ingénuité
l'énigme de la vie, sans se piquer de l'avoir trouvée.
II
1860, Paris, mars.
. . . Ces bons vieux amis me demandent en quel état
est mon âme? S'ils y pouvaient lire à toute heure, ils trou-
veraient peut-être qu'elle est en état de grâce, comme
disent les catholiques ; moi je dis qu'elle n'a plus
guère d'état particulier; elle est entrée depuis long-
temps dans le chemin oix les accidents et les périls ne
font pas retourner en arrière. — On me trouve trop
indulgent pour les choses et pour les gens de ce
temps-ci. Je ne suis pas si indulgent que l'on croit.
J'ai acquis de la patience en proportion de ce
qu'il en faut, voilà tout. Ayant traversé beaucoup de
choses jugées, je n'ai pas le goût de supplicier ce que
je condamne, j'aime mieux l'oublier. Est-ce fatigue ou
nonchalance ? C'est peut-être aussi un peu de dégoût;
ils disent que le temps présent ne peut pas m'aller,
que je dois souffrir de la transfonnation qui s'opère.
18 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
depuis dix ans surtout, dans la marche des idées. De
quoi ne souffre-t-on pas quand on regarde la réalité ?
Mais il ne faut pas se laisser dominer par une tristesse
stérile. Il faut que la réflexion, après nous avoir abattus,
nous relève. Us avouent que réfléchir les attriste; mais
qu'ils réfléchissent encore plus et ils retrouveront cette
petite joie intérieure qui consiste a se dire : « Je sens
la vie dans ce qu'elle a de vrai et de bon, je n'ai pas
soif de ce qu'elle a de faux et de vénéneux. Le vrai,
qu'à présent je sais très-bien discerner, nul ne peut
m 'empêcher d'en vivre. »
Je l'appelle petite joie, parce que toute joie qui
nous est personnelle est incomplète. On n'est pas vrai-
ment heureux quand on est heureux en petit nombre.
Il faudrait le bonheur de tous pour corollaire au bon-
heur de familte. Il faudrait cela aussi pour la sécurité
de l'existence.
Ah bien oui ! la sécurité de l'avenir ! L'avenir est
noir. Ce coup d'État qui, dans les mains d'un homme
vraiment logique, eût pu nous imprimer un mouve-
ment de soumission ou de révolte dans le sens du pro-
grès, ne nous a conduits qu'à un affaissement tumul-
tueux à la surfiice, pourri en dessous. Le Français
veut vivre vite. Il se préoccupe peu de l'avenir, il ou-
blie le passé. Ce qu'il lui faut, c'est l'intensité d'émo-
tion de chaque jour. Donnez4ui n'importe quelle émo-
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 19
tion, il la boit ; vin pur ou frelaté, il avale et s'enivre.
Si les conditions de la vie normale lui manquent, il se
fait une vie factice et il y lient d'autant plus qu'elle
lui est contraire. Dans les temps de révolution, il
s'agite démesurément et, par ses efforts pour arriver
à la lumière, il se précipite dans les ténèbres. Dans les
temps de calme, il ne se soucie plus de ce qui l'a
passionné la veille, il consent à s'étioler. Le suicide à
petit feu est encore pour lui une manière de passer le
temps* Beaucoup de jeunes gens d'aujourd'hui disent
sans pudeur qu'ils acceptent le rôle de représentants
de la décadence, et ils mettent môme une certaine
vaillance à le dire. Il est ainsi fait, ce peuple de
France, le premier du monde quand même; on l'aver-
tit de sa fin prochaine, et tout ce qu'il trouve à répon-'
dre, c'est qu'il est prêt à marcher gatment à la tombe.
Pour lui, mieux vaut périr que ri^léchir.
Le voilà dans un courant funeste, 48 a été pour lui
une ivresse et une déception. « Qu'on nous rende,
a-t-iJ dît, l'ivresse des plaisirs, la vie facile, le moyen
de s'enrichir, la liberté de se ruiner ; qu'on donne des
aliments à nos passions personnelles, puisque la pas-
sion du bien public ne nous a conduits qu'à l'avorte-
ment de nos aspirations. Amusons-nous, poussons au
luxe qui enrichit l'ouvrier, ruine le capitaliste et ni-
velle les conditions par la force des choses. Ce qu'il
20 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
y a de plus démocratique, en somme, c'est la prodi-
galité du riche. »
Devant ce raisonnement spécieux, dont s'est affolée
la majorité de la nation, les classes sociales ont mar-
ché depuis ces dix ans vers une décomposition très-
curieuse à observer. On a continué à se servir des
vieux mots sans s'apercevoir qu'il n'exprimaient plus
les mêmes choses. Qu'est-ce que noblesse, bourgeoisie,
prolétariat signiflent aujourd'hui ? Ils désignent trois
classes qui n'existent plus dans les mêmes conditions
que sous le règne de Louis-Philippe ; trois classes tel-
lement transformées qu'un homme mort il y a quinze
ou vingt ans ne les reconnaîtrait plus, s'il revenait à
la vie.
Qu'est devenu ce bon bourgeois de Paris que Balzac
a si bien vu et dont il a su poétiser la terne et solide
existence? Et cet autre bourgeois, le bourgeois de
province que nous avons tant raillé quand nous étions
de jeunes artistes, et qui avait de si fortes affinités
avec le boutiquier de Paris? Dans ce temps-là, nous
l'appelions le mollusquey il y avait encore des mol-
lusques en France. Il y en avait des bancs considé-
rables que nous comparions à ces chaînes calcaires
formées d'infusoires pétrifiés, qui composent une
grande partie de notre sol et qui constituent beaucoup
de nos larges reliefs géographiques. Ces éléments de
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 21
résistance aux modifications de la surface avaient une
sérieuse importance. Il fallait compter avec eux. Ils
avaient, comme agriculteurs ou fabricants, une véri-
table influence sur le peuple. Ils feignaient, du moins,
de faire cause commune avec lui. Le roi Louis-Phi-
lippe le sentit et fit de la bourgeoisie la base de son
édifice.
Un beau jour, elle croula sous lui. Il n'avait pas
prévu qu'en devenant trop prépondérante, elle se dis-
soudrait, et la révolution de Février ne trouva p!us
devant elle la classe hautaine et têtue qu'elle s'atten-
dait à combattre. La bourgeoisie avait fait fortune, elle
n'aimait plus les révolutions; son rôle de 1830 était
terminé, elle n'avait plus de principes de gouverne-
ment, elle n'avait plus de philosophie à elle, plus d'es-
prit de caste, elle ne se tenait plus ; à force de vouloir
tenir à tout elle ne tenait plus à rien Elle n'était plus
voltairienne, elle ne comprenait plus 89 dont elle
parlait sans cesse. Enrichie par cette première révolu-
tion, elle était devenue aristocrate, avide d'honneurs
et de titres, dévote même et bien pensante, comme on
disait en plus haut lieu sous la Restauration. N'ayant
plus, par cette substitution, sa raison d'être, elle avait
déjà cessé d'être ce fameux tiers^ qui avait voulu être
tout et qui n'était plus rien qu'un élément mêlé aux
autres éléments des classes riches ou aisées.
2â IMPRESSIONS £T MUYENIRS.
Cette vanité maladive est devenue maladie morieUe
sous l'empire. La bourgeoisie, qui devrjait ôtre jQattée
d'avoir sur le trône un parvenu, — Tempereur lui-
même s'intitule ainsi malicieusement, — ne veut plue
être parvenue. Elle se cherche des aïeux, elle se
donne des titres, ou tout au moins des particules. Elle
trouve que c'est bon genre; elle n'est plus seulement
pieuse, elle se proclame cléricale; les soties femmes de
nos provinces font de la charité une ostentation qui
les assimile aux dam^ du temps où, elles, les bour-
geoises, on les appelait mademoUelle, quoique ma-
riées. Elles s'enrégimentent dajos la propagande des
femmes nobles pour instituer des écoles tenues par les
bonnes sœurs^ Agenouillées dans les églises ou mar-
chant dans les processions à côté de ces dames titrées,
elles ne songent point à invoquer la sainte égalité
devant Dieu; elles ne pensent qu'à l'effet qu elles font
sur leurs petites concitoyennes dépitées, en défilant de
pair avec les comtesses.
Déjà, sous l'autre règne, elles avaient commencé
ces orgueilleuses platitudes. Les maris en riaient et
laissaient faire. Ils trouvaient un malin triomphe à voir
leurs filles, et parfois leurs femmes, courtisées par les
gentilshommes d'alentour. Sous Tempire, ils se croient
gentilshommes eux-mêmes. Ils n*en sont plus à lutter
contre les vaincus. Us les relèvent, les embrassent
IMPRESSIONS ET &OUV£NiRS. 93
et fraternisent. Quoique parvenu, l'empereiur fait
publier des généalogies qui fcmt remonter jusqu'au Cid
d'Andalousie la noblesse de la jeune comtesse de Teba.
Il n'a pas suffi à M^*^ Mootijo d'être beile et dur-
mante, il faut qu'elle ait des ancêtres pour ce monar-
que qui se vante de n'en point avoir et qui se déjuge
comme la bourgeoise.
— £t cette jeune impératrice ? parlons-^n, car elle
joue déjà une grande partie. Elle arrive avec des chies
espagnols bien portés^ le goût des émotions fortes,
le regret des combats de taureaux, nous ne voulons
I)as dire celui des auto-da-fé, la dévotion bien en vue,
le jeu de l'éventail, la passion du costume» les che-
veux poudrés d'or, la taille cambrée,, toutes les séduc-
tions, même celle de la bonté, car elle est bonne et
charitable avec grâce, enfin tout ce qui frappe l'ima-
gination, les sens, le cœur au besoin. Voilà tous les
hommes amoureux d'elle, et ceux qui ne peuvent aspi-
rer à la faveur du moindre regard, s'essayant à faire
de leurs femmes des impératrices de comptoir. Ces
bonnes bourgeoises s'évertuent à copier la belle Eu-
génie; elles sablent d'or et de cuivre leurs chevelures
vraies ou postiches, elles se fardent, elles deviennent
rousses. Elles aussi ont à présent de jolies tailles et
des pieds petits. Le temps n'est plus oh l'on recon-
naissait la race aux extrémités. On s'est mêli à la
94 IMPRESSIONS ET SOUVEiNIRS.
noblesse par tant d'alliances, légitimes ou non, que la
nature n'a plus procédé par familles et par genres.
Elle a procédé par simples variétés de la même espèce.
D'ailleurs la vie de civilisation raffinée établit un
milieu nouveau qui modifie les organisations ; et puis
la loi de sélection de Darwin ! Il suffit d'un individu
plus distingue que les autres pour faire souche, et la
grand'mère qui portait sabots a eu une fille qui portait
des souliers ; la petite-fille porte à présent des mules
à talons. Si la mode chinoise qui supprime le pied
vient à régner en France, on s'y fera : on est en route
pour ne pas s'arrêter.
Les voilà donc ivres, toutes ces belles et bonnes
créatures, qui eussent pu rester si charmantes et si
vraiment femmes en élevant leurs enfants dans le res-
pect de Taïeul, artisan ou laboureur. Elles aiment
mieux passer à l'état de pécores et s'enfler en regar-
dant leur brillante souveraine, qui se moque d'elles,
se dégoûte de ses parures quand elles s'en sont empa-
rées et en invente d'autres que les maris payeront, il
le faudra bien I
On dit que cela fait marcher le commerce. Pas du
tout, cette marche est trop anormale pour ne pas
engendrer la ruine. La mode changeant tous les mois
par décret de cour, les produits non écoulés encom-
brent les fabriques ou tombent tout à coup à bas prix.
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 25
Les détaillants s*en ressentent. Il n*y a pas un magasin
où vous ne puissiez acheter le luxe de Tannée précé-
dente à moitié prix. On avait compté sur l'écoulement
en province. Allez donc voir à présent si l'on peut
tromper sur ce point, même les grisettes des petites
villes, môme les paysannes qui marient leurs jeunesses
et choisissent le trousseau ! On va si vite à Paris se
renseigner! Les chemins de fer ont effacé toutes les
nuances locales, comme la soif des jouissances a
nivelé tous les éléments de l'aristocratie., Quiconque a
gagné de l'argent est affranchi, décrassé, châtelain à
tourelles et à écusson si bon lui semble.
Il n'y a donc plus de bourgeoisie. Cette morte a été
rejoindre sa sœur aînée, la noblesse, sur le registre des
mortalités historiques. Il n'y a plus que deux classes,
celle qui consomme et celle qui produit; classe riche
ou aisée, classe pauvre ou misérable. Où vont-elles?
La classe riche va joyeusement au-devant de catas-
trophes dont je ne me charge pas de prévoir la nature
et la forme, mais qui sont des fatalités historiques
inévitables. Sera-t-elle renversée par un nouvel ordre
du tiers portant un autre nom ? La meilleure prévi-
sion à concevoir c'est qu'elle s'éclairera à temps et
verra sur quels volcans elle mène la danse. Si elle
s'avise de la fragilité du hochet qui lui sert de sceptre,
si, avertie par les grondements de Tabîme, elle renonce
26 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
à «Ms vanités, à ses vice», à ses airs régence, à ses
grands ekics aristas (conuiie eUe ckît encore tout hds
dans rintimité)^ à ses burlesques allures de décadence
consentie et poseuaci, elle tvouveia peat-étre le moyen
de se fondre avec le peuple ou de le fondre en elle,
avant qu'une lutte suprôme ja mette aux prises avec
lui. Siaon... Ah! qi,ie seca-ce? Byzàntinisme ou
moyen ftge?
Voyons où en est le peuple. Ceci est plus compbqué
et même assez mystérieux. Les fantaisies populaires,
souvent irréalisables et rarement réalisées, ne s*étalent
pas au soleil dans les temps de compression.
Je crois à un immense avenir pour le peuple fran-
çais ; mais je n'assigne pas d'époque à son développe-
ment. C'est le meilleur et le plus aimable peuple de la
terre, mais ce corps sain et robuste a ses maladies
terribles et on peut fort bien lui inoculer la lèpre ou
la peste. Avant d'être ce que je rêve pour lui, il lui
faudra peut-être traverser des crises auxquelles je
n'ose pas penser.
U traverse aujourd'hui cette phase de développe^
ment où, sortant de l'ingénuité de l'enfance, on est
encore loin de la sagesse virile. 11 y a là, dans la vie
individuelle, une période de douloureuses expériences
à subir. Il semblait que le prolétaviat, à la veille de
féviier, avait compris qu'on n'impose pas les réformes
^ IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 27
sociales par la colère, et que, les prédications vio-
lentes conduisant* à des actes de violence^ il devait
rentrer en lui-même, mieux s'instruire de ses droits,
mieux s'informer de Tétatde l'opinion, se faire une
idée juste de ses devoirs envers sa iH'opre majorité,
car le prolétariat dont je parle, le prolétariat militant,
n'est encore qu'une faible minorité en France ; mais
c'est une minorité embrigadée par les sociétés secrètes
et, qu'elle ait déjà, ou qu'elle cherche encore son mot
de ralliement, un moment viendra tôt ou tard où elle
constituera une classe, skion plus puissante que la
bourgeoisie, du moins pluB nombreuse et plus hai'die.
On ne craint pas les risques quand on n'a rien à perdre.
Ce prolétariat des grandes villes a eu, sous Louis-
Philippe, des annales mémorables dont la société
aristocratique n'a rien su, et dont les classes riches
tfbfit fait que rire. Elle a eu^ des poètes, des écono*
mistes, des apôlres, élite naïve, ignorante, mais par*-
fois inspirée, et qui travaillait véritablement à s'ins*-
truire. Dans ce temps-là, l'ouvrier était encore mo-
desDe; non pas humble, mais sincère et touchant
quand il di^sait : « Je ne sai$ rien, je parle mal, j'écris
sans correction, mais j'ai du souffle, du cœur, do
Tèspérance ; qu'on nous aide et nous gratfidincMis. Nous
sommes des âmes d'enfants dans des corps d'homme :
qii*On nous aime, nous sommes prêts à aimer. En tout
28 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
cas, ce que nous cherchons, c'est la possibilité d'être
heureux à notre tour, sans porter atteinte au bonheur
de ceux qui sont déjà heureux. »
11 y avait de ces hommes, il y en avait plus qu'on
ne pense. S'il n'y en avait pas beaucoup sur un point
donné, il y en avait partout, et quelques-uns étaient
vraiment de belles et bonnes natures. Il eût fallu les
connaître, les encourager, aider à leur légitime in-
fluence sur leurs frères ouvriers. On a pu, j'en ai la
certitude, entamer par le bon côté l'éducation du pro-
létaire. On ne Ta pas voulu; on l'a raillé, humilié,
redouté avant qu'il fût redoutable. Il l'est devenu. Les
révolutions sont des crises exceptionnelles où les
volontés s'exaltent et où les idées ressemblent à des
fruits qui veulent mûrir avant que l'arbre soit poussé.
Les besoins deviennent exigeants, impérieux. Quand
une classe est réduite au désespoir, c'est toujours la
faute des classes qui l'y ont laissé tomber, faute tou-
jours punie et qui toujours recommence.
Je vous le disais, mes amis, et vous ne m'écoutiez
pas. Vous me traitiez de rêveur et de poëte. Pourtant
les hommes de bien avaient eu leur moment d'action
sur le peuple. Le bonhomme Patience et Pierre Hu-
guenin étaient des portraits flattés, disiez-vous. L'art
me semblait le vouloir ainsi, et pourtant ces portraits
n'étaient pas de pures chimères, vous le reconnaissiez.
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 29
Ah ! si un peu d'idéal mêlé à beaucoup de sagesse eût
éclairé la puissance bourgeoise en temps utile, que de
désastres, que d'égarements elle eût pu détourner!
Mais les aveugles destins se sont accomplis. Des crises
affreuses ont exaspéré les intérêts. La classe riche
s'est laissé surprendre par une nouveauté, l'empire
bourgeois qui promettait de n'être pas militaire, et
qui pouvait, en se faisant démocratique sérieusement,
jeter un pont sur l'abîme. Il semblait d'abord que ce
fût son programme ; mais il n'a pas su le maintenir, il
est tombé dans l'erreur des Bourbons de Naples : gou-
verner, non fùUT le peuple, mais par le peuple. Et il
a fait le peuple que nous voyons, ou plutôt que nous
ne voyons pas, mais qui cherche, en cachette de nous,
des solutions dont il faudra tenir compte un jour. S'il
les cherchait bien, s'il était à même de les étudier avec
patience, il les trouverait peut-être bonnes. Mais le
voilà laijcé comme la bourgeoisie dans la vie effrénée.
Beaucoup de travail à faire, c'est-à-dire beaucoup
d'argent à gagner, point de direction, chacun pour
soi et sauve-quî-peut. Beaucoup d'occasions de
plaisir, moyens de développement pour quelques-uns
qui cherchent l'art dans le luxe, la science dans le
métier, l'instruction dans la curiosité satisfaite; mais
moyens de corruption pour la plupart. On a émancipé
J'enfant avant qu'il ne connût la limite de ses droits.
30 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
L*empire« en se fondant sur un plébiscite, a inaugaré
le règne de Tigaorance, sauf à la gouverner par la
force quand elle le gênerait. Le peuple s'est cru roi,
mais si son illusion dure encore, die cessera bientôt^
et gare au désenchantaient 1
Il sera terrible. La majorité est en ce moment pour
l'empire, elle opprime, elle persécute, elle insulte
ceux qui protestent, et, ce qu'il y a de triste, c'est
que ceux qui protestent procèdent mal, avec rage ou
folie. Le paysan est satisfait, il perd de plus en plus
l'esprit de solidarité avec l'ouvrier des villes. L'ou-
vrier, en revanche, s'isole du laboureur, le mépri»
el ne cherche plus à l'initier à des notions plus éten-
dues. Le ûls de Touvrier aspire à devenir un bour*
geoiS) c'est son droit) mais pour parvenir, il faut de
rintelligence ou de llnstruction. Il n'a pas, comme les
ûls de la bourgeoisie, la chance de devenir fonction**
naire de l'État, les carrières libérales lui sont fermées
aussi. II lui faudrait un effort surhumain pour acquérir
à ses moments de loisir les connaissances élément
tâires, ne fût-ce que Torthographe, sans laquelle oa
reste dans un état d'infériorité bien tranchée. L'artisâi^
qui, après sa tâche, rentre chez lui pour étudier, n'est
déjà plus le premier venu. Il a un chez kU, d'abord»
ce qui n'est pas donné à tous, il a quelques livre»,, et
si son état n'est pas trop pénible, il peut prendre sur
IMPRESSIONS ET SOUVKNIUS. 31
son sommeil. Mais supposons que rinstructioa soit à
la portée de tous, qu'il y ait partout des cours gratuits
et que ces cours soient bien faits, ce qui n'a pas tou-^
jours lieu; il faut que l'ouvrier soit doué d'une raison
et d'un courage exceptionnels pour se passer de ré^
option bruyante et de liberté absolue après le tra^'
vaW de la journée. Le cabaret l'invite, et le cabaret
qui, autrefois, dans les provinces, était la conversation,
le contact avec ses égaux, l'exutoire aux idées som-
bres, quelquefois même l'expansion de l'amitié, est
devenu le désordre et le vice. Et vous n'avez pas le
droit de le fermer, vous dont les ûls se livrent à tous
les excès qu'ils reprochent aux classes pauvres. Ils les
scandalisent, et la contagion se fait d'autant plus.
Vraiment quand j'entaids dire : Il faut que l'ouvrier
soit sage, rangé, laborieux, économe, je me demande
pourquoi on ne place pas l'^emple avant le précepte.
N'est-ce pas une insigne folie que d'exiger, d'une cer-
taine classe d'hommes, des vertus dont on se croit
dispensé, surtout quand ces vertus lui sont mille fois
plus difficiles, et presque impossibles sans un allége'-
ïà&ïi è^sa sittfation morale" et physique?
Le peuple est donc, lui aussi, dans le courant fu**
nesCe. L'artisan aurait tort de se comparer au fellah.
Il: est très-libre, quoi' qu'il en dise, et ses salaires ont
augmenté en raison de la cherté de l'existence ; mais
3î IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
il peut dire qu'il est tombé dans la bohème et qu'il
n'est presque plus un citoyen. On est forcé de l'excu-
ser, mais les choses en viendront à un point où on ne
pourra plus l'innocenter; il a pris le goût du vice. Sa
famille est devenue un enfer. La nécessité de camper
autour des grands centres du travail, lui a donné des
habitudes d'insanité pliysique et morale. Là où il est
en contact avec notre civilisation corrompue, dans les
villes, à Paris surtout, son intelligence s'est beaucoup
développée en surface, nullement en profondeur, il
comprend tout et ne sait rien. Solidaire, quoi qu'il
fasse, des vices et des ridicules de la bourgeoisie, il
les parodie en les blâmant avec aigreur. Il ne peut pas
encore se poser en gandin talon rouge, il se pose en
homme capable, sérieux, en beau parleur, en penseur
éclairé. Rien de triste à voir et à entendre comme ces
discoureurs boursouflés, sans goût, sans inspiration,
sans philosophie. Hélas! l'ouvrier est devenu poseur
et prétentieux, sans cesser d'être un barbare. 11 avait
la naïveté, la bonne humeur, l'esprit naturel, la ré-
partie charmante, quelquefois profonde. Il se livrait;
à présent il s'écoute. Il a des phrases toutes faites qu'il
ne comprend pas, des mots techniques qu'il estropie.
Il est charlatan et ridicule. Il ne se contente plus d'être
votre égal. Il veut vous faire sentir qu'il est votre su-
périeur. Il croit qu'il n'a qu'à vouloir pour l'être.
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 33
Ceci est le portrait de la plupart de ceux qu'on
peut appeler les plus sages et les meilleurs. Que dire
de ceux qui n'ont plus l'ambition de s'élever, et qui,
prenant l'époque comme elle est, s'abrutissent avec
l'alcool et la débauche? Leur ivresse est sombre et
furieuse. L'œil est injecté de sang, la voix rauque et
cassée, la parole cynique, le silence sinistre. Ah!
pauvre peuple ! Autrefois tu te plaignais d'être rivé
au travail et d'avoir à peine le repos du dimanche;
à présent, tu es payé plus cher, tu fais ce que tu
appelles le lundi, c'est-à-dire que, du samedi soir au
mardi matin, tu es ivre ; que ce jour-là, tu travailles
mal et que tu ne travailles en réalité que deux ou trois
jours par semaine. Tu t'abrutis, voilà le bienfait de
la vie de luxe, et voilà mon grand chagrin, à moi.
J'avais rêvé dans un avenir non prochain, mais point
trop éloigné, une crise sociale toute pacifique, où les
deux classes, puisqu'il n'y en a plus que deux, s'éclai-
rant sur leurs droits et leurs devoirs réciproques, en
dehors de toute politique et de tout esprit de parti,
pourraient faire un pacte d'étroite solidarité. Certes,
cette grande chose arrivera ; mais l'empire qui eût dû
la préparer, l'empereur qui disait la vouloir, ont fait
fausse route. Le Paris de Voltaire et de Jean- Jacques
Rousseau est devenu la cité de Sardanapale. Au lieu
d'écoles gratuites dans nos villages, on nous a donné
U IMPRESSIONS ET SOUYEHIRS.
des satmiôes dans nos [u^fectures. Les GUes de nos
campagnes ont été chercher le rêve de la fortune dans
les maisons riches de Paris, et se sont réveillées sur
le pavé entre la faim et la prostitution. Nos jeunes
gens riches s'amusent, nos jeunes gens pauvres se
pochardent. Nos jeunes femmes riches s'étourdissmty
nds jeunes femoiies pauvres... se vendent!
Et nous ne sommes pas an bout, car chaque jour
qui s'écoule signale un nouvel effort vers cette décom-
position. Le vertige cherche un point plus élevé pour
mieux se précipiter. Les masses ignorantes regardent
ces somnambules dont la danse se déroule sur les
toits. Le pafsan qui mange de la viande et ne va plus
au marché à pied, lève les épaules et dit : c C'est un
bon temps l les riches se ruinent, les ouvriers se dis^
putent et n'amassent rien. Nous, nous vivons bien et
ne dépensons pas trop. Les grosses terres deviennent
petits lots et nous achetons en détail ! »
En effets le paysan s'arrondit à mesure que la bour-
geoisie se m<Hrcelle. Dans un siècle, toute la terre lui
appartiendra. Mais ce ne sera point une classe nouvelle
qui prendra rang dans la société. Ce sera une couche,
se posant sur une couche plus ancienne. II n'y a point
là de solution au problème social. La* classe qui travaille
pour jouir et non pour acquérir menacera le riche de
demain c(»nme elle menace le riche d'aujourd'hui.
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS;. »
Tout cela est aM>rleUeraent noir, noir et dociloareux,
et après uQipareil réaumé on se sent oomme dégoûté
delà vie de relations* -^ Voyons qœls eliEMrts Fesprit
peulleâre pour eoitrevoir une solution plus logique que
odie de rempure. Nous ne savois vraiment pas où il
QQusiinàne(; tâchons de voir où nous pourrions nous
CQiiduire nous-mêmes» si nous voulions cesser d'élre
eonduits comme des enfants.
République ou monarchie, peu importe. Le mieux
serait de trouver un nom nouveau pour relier les deux
antinomies qui sont là, comme dans tout; il faudrait
voir arriver le moment où le producteur et Texploita-
teur voudront tous deux, de bonne foi, et sous la près*
sion d'une nécessité sociale bien démontrée, signer un
acte d'association rigoureusement stipulé, après avoir
été débattu à fond par les représentants élus de leurs
intérêts respectifs. Ces débats porteraient sur la part
plus ou moins grande de labeur, d'assiduité et dlmtel-
ligence que l'ouvrier aurait apportée à la création de
la richesse du patron. Ces associations d'intérêts, qui
se font dès aujourd'hui de gré à gré dans des cas par-
ticuliers, se feraient légalement et uniformément dans
toute la France, par la promulgation d'une loi consti-
tuante, mais à de certaines conditions de valeur morale
de part et d'autre, qui seraient la garantie des deux
parties contractantes.
36 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
Il n'est pas de mon ressort de développer cette idée
très-simple et déjà très-répandue, mais d'une applica-
tion délicate qui demande des connaissances spéciales.
Beaucoup de petits essais partiels en ont ébauché les
bases. 11 faut croire que les moyens d'application
n'ont pas été suffisants, mais il est impossible de
croire qu'il n'en existe pas. Tout ce que l'esprit hu-
main conçoit à l'état d'idée généreuse et sage peut et
doit être réalisé. Il est imbécile de dire : « Votre idée
est très-belle, mais elle est impossible. » Si elle est
belle, il est impossible qu'elle ne soit pas possible.
L'humanité est ainsi faite, maglré toutes ses erreurs
et ses déviations, qu'elle va toujours cherchant la
lumière et la ligne droite. On a pu établir la distinction
des intérêts, triomphe de la civilisation sur la barbarie,
œuvre bien plus difficile que celle de l'association des
intérêts en pleine civilisation.
Ce jour viendra, voilà pourquoi je ne désespère
pas; mais, pour le moment, nous dévions du chemin
et j'en souffre.
III
« Fontainebleau^ août 1837. — Me voilà encore
une fois dans la forêt, seule avec mon Qls qui devient
un grand garçon et dont pourtant je suis encore le
cavalier plus qu'il n'est le mien. Nous nous risquons
sur toutes sortes de bêtes, ânes et chevaux plus ou
moins civilisés qui nous portent un peu où ils veu-
lent, de sept heures du matin à cinq ou six heures du
soir. Nous ne prenons pas de guides et nous n'avons
pas même un plan dans la poche. Il nous est indiffé-
rent de nous éloigner beaucoup, puisqu'il est difflcile
de se perdre dans une forêt semée d'écriteaux. Nous
nous arrangeons pour ne rencontrer personne, en sui-
vant les chemins les moins battus, Cç.ne sont pas les
moins beaux. Tout est beau ici. D'abord les futaies
sont toujours belles dans tous les pays du monde, et,
id, elles sont jetées sur des accidents de terrain tou-
jours décoratifs et toujours praticables. Ce n'est pas
un mince agrément que de pouvoir grimper partout,
38 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
même à cheval, et d'aller chercher les fleurs et les
papillons là oi!i ils vous tentent. Ces longues prome-
nades, ces jours entiers au grand air sont toujours de
mon goût, et cette solitude, ce silence solennel à quel-
ques heures de Paris sont inappréciables. Nous vivons
d'un pain, d'un poulet froid et de quelques fruits que
nous emportons avec les livres, les albums et les boî-
tes à insectes, Qnslles noctuelles intéressantes, quels
frais bombyx endormis et comme collés sur VéCorce
des chênes! Quelles récoltes pour Maurice, et quel
plaisir de les étaler le soir sur la table de travail !
Nous ne connaissons personne dans la ville. Nous
avons un petit appartement très-commode dajis un
hôtel qui est à la lisière de la forêt et où personne na
s'occupe de nous, deux pelâtes chambres à coucher
séparées par un petit salon oii je travaille la nuit,
quand mon enfant ronfle; ce bon gros sommeil me
réjouit Toreille. Je ne sais pas trop^ moi, qamd je
dors, mais je n y pense pas. Pour le reste je vis de la
vie rationnelle. Je vis dans les arbres, dans les bruyères,
dans les sables, dans le mouvement et le repos de la aa-
ture, dans rinstinctetdansIesentimeBt, dans mon fiis
surtout qui était malade et qui guiérat k vue d'œil. U se
plaît à cette vie là autant que moi et il m'en fait jouir
doublement. Quelle merveille que cette forêt bénie !
M. de Sénancour Ta admirablement sefttie dans cei^*
ITtfVRKSSlONS ET SOUVENIRS. 39
taines pages. Sa peinture large et simple est encore
ce qui résume le mieux certains aspects. Dans d^au-
tres pages, je ne sais pourquoi il la rapetisse, comme
s'il avait peur de l'admirer trop. On dirait qu'il la voit
à travers son spleen. Il veut qtfon sache bien que ce
n'est pas vaste et accidenté comme la Suisse. Pour-
quoi toujours comparer? C'est un tort qu'on se fait,
c'est une guerre puérile à sa propre jouissance. Ce
qui est beau d'une certaine manière n'est ni plus ni
moins beau que ce qui est beau d'une manière diffé-
rente. Pour moi, je passerais ma vie ici sans songer à
la Suisse et réciproquement. Là où Ton se trouve bien,
je ne comprends pas le besoin du mieux. Je ne sais si
le proverbe « Le mieux est l'ennemi du bien » est
absolument vrai, mais en fait de locomotion, de cu-
riosité, de contemplation ou d'étude des choses, je
croirais volontiers que le regret ou le désir du mieux
est un leurre de Thnagination malade. C'était bien le
fkit de Sénancour. Oberman est un génie malade. Je
l'ai bien aimé, je l'aime encore, ce livre étrange, si
admirablement mal fait! mais j'aime encore mieux un
bel arbre qui se porte bien.
Il faut de tout cela : des arbres bien portants et des
livres malades, des choses' luxuriantes et des esprits
désolés. Il faut que ce qui ne pense pas demeure éter-
nellement beau et jeune pour prouver que la prospé-
40 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS-
rite a des lois absolues, en dehors de nos lois rela-
tives et factices qui nous font vieux et laids avant
l'heure. Il faut que ce qui pense souffre pour prouver
que nous vivons dans des conditions fausses, en dé-
saccord avec nos vrais besoins et nos vrais instincts.
Aussi toutes ces choses magnifiques qui ne pensent
pas donnent beaucoup à penser ! »
iS63, Nohant.
— Ainsi donc, poursuit obstinément A*** qui me
lit cette lettre datée d'il y a vingt-six ans et tombée
je ne sais comment entre ses mains, vous pensez tout
en rêvant, bien que vous ayez la prétention de pou-
voir vous débarrasser de la pensée à certaines heures?
— Mon ami, je n'ai la prétention de rien et je te
jure qu'il y a des moments oii je ne pense pas. Si tu
es étonné de cela, je ne le suis pas moins de t'enten-
dre affirmer souvent que tu penses toujours à quel-
qu'un ou à quelque chose. Mais penses-tu réellement
toujours à ce à quoi tu veux penser ?
— Il me semble que oui. /
— Eh bien, constatons qu'il y a des différences es-
sentielles, énormes, dans le procédé intellectuel des
individus d'une même espèce. Tu gouvernes toujours
ta pensée, et la mienne ne m'appartient pas toujours.
Tu penses à chaque chose en son temps et en son lieu.
IMPRESSIONS KT SOUVENIRS. 41
Moi je pense après coup, quand j'écris par exemple,
ou quand j'essaye de résumer. Tu as l'esprit pratique
et je n'ai que l'esprit chercheur. Mais sais-tu que la
constatation d'un fait si tranché devient grave?
— Pourquoi?
— C'est que cela m'a bien Tair de renvôneer tout ce
que les métaphysiciens nous ont enseigné sur le mé-
canisme de la pensée humaine.
— Il y a longtemps que je m'en doutais.
— Moi, j'ai osé le penser quelquefois, mais j'en ai
toujours été effrayé, car cela porterait atteinte à toute
philosophie et à toute religion basée sur le libre arbi-
tre. Tous les individus d'une même espèce ne l'au-
raient pas à un égal degré et nous arriverions aux idées
de sélection qui sont grosses de problèmes à examiner.
— Et la morale de ceci, est?...
— Que les gens comme moi ont besoin de beau-
coup de philosophie, c'est-à-dire de réflexion, pour
ûxer leurs esprits trop flottants, trop dilatés, trop
emportés dans le non-moU et que les esprits faits
comme le tien ont besoin d'un peu d'idéal pour re-
poser l'activité incessante que leur procure l'intensité
de leur moi. C'est probablement ce qui fait que nous
nous plaisons à causer ensemble.
— Est-ce que vous allez rêver un peu moins, en
m'amenant à rêver un peu plus?
42 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
— Hélas I non, quanta moi ! la rêverie est mon vice :
qui a .bu boira I
— Est'Ce que vous écrirez, ce soir, tout ce que nous
disons là?
— Je tâcherai.
— Pourquoi faire?
— Pour voir ce que je penserai à cette heare-là.
11 se trouve que, ce soir, je n'en pense pas plus que
ce matin. Est-ce moi qui résoudrai ce redoutable pro-
blème du libre arbitre? Je suis bien content de n'être
pas forcé de le résoudre. Je n'ai pas de mission philo-
sophique, bien qu'on m'ait beaucoup reproché d'avoir
trop philosophé dans mes romans. C'est encore là un
résultat de mes fréquents accès de passivité. Si je suis
sous le coup d'un vif sentiment, d'une conviction émue,
il faut que mes réflexions, mes rêveries, mes fictions
mêmes s'en ressentent. Elles s'en imprègnent, comme
nos vêtements et nos cheveux se remplissent du par-
fum des jardins ou des bois. Ce n'est pas ma faute si
parfois mon esprit s'élève aurdessus de mon métier ;
c'est qu'il a traversé une plus belle région et qu'il ne
dépend pas de moi de m'en arracher brusquement
pour m'occuper du succès^ c'est-à-dire du moyen de
ne déplaire à personne.
Le libre arbitre I — tont à fait libre!... 11 y a cin-
quante ans que je m'efforce de ne penser qu'à ce qui
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 45
doit être fait ulilemerit et à propos par Tesclave que
je suis. Pour venh* à bout de l'indiscipline de mon
cerveau, je me sois imposé une vie régulière, un tra-
vail quotidien, et vingt fois sut trente, je m'oublie à
rêver, ou h lire, ou à écrire toute autre chose que ce
qui devrait m' absorber. Sans cette fréquente flânerie
intelleclueîle j'aurais acquis de l'instruction, car je
comprends assez vile et je vais même trop vite au
fond ; j'aurais forcé ma mémoire à classer ses notions.
Comprendre et savoir a été mon aspiration perpétuelle,
et je n'ai rien réalisé de ce que je voulais. Ma volonté
n'a donc pas gouverné absolument ma pensée et je
n'en puis avoir aucun remords, puisque je n'ai caressé
aucune paresse, ouvert la porte à aucune distraction.
Le monde extérieur a toujours agi sur moi plus que
je n'ai pu agir sur lui. Je suis devenu un miroir d'où
mon propre reflet s'est effacé, tatit il s'est rempli du
reflet des figures et des objets qui s'y confondent.
Quand j'essaye de me regarder dans ce mfroir, j'y vois
passer des plantes, des insectes, des paysages, de
l'eau, des profils de montagnes, des nuages, et sur
tout cela des lumières inouïes; et, dans tout cela, des
êtres excellents ou splendides. Mais rien ne s'occupe
de moi dans ce monde qui n'a pas besoin de mon ad-
miration pour être beau et qui se rirait de mes des-
criptions si j'avais l'outrecuidance de les lui dédier.
44 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
Quand nous dormons et que le rêve vient nous ber-
cer ou nous agiter, nous sommes la proie, enchantée
ou lerriflée, des spectres qui nous visitent. Qui sont-
ils? D'où vienneint-ils? Ouest notre volonté pour les
retenir ou les chasser? Elle est nulle. Un fou est un
malheureux qui rêve sans dormir : ne sommes-nous
pas fous toutes les fois que nous rêvons?
On prétend que le rêve est produit en nous par
nous-mêmes, qu'il est le résultat des impressions re-
çues, résultat pénible ou agréable selon la disposition
de notre corps : soit. Mais ce résultat se produit mal-
gré nous, et ces impressions reçues, qu'est-ce que
c'est, sinon l'action du monde extérieur qui s'exerce
sur nous avec une puissance invincible et qui redouble
d'intensité quand notre volonté est désarmée par le
sommeil? Cette puissance devient même féroce envers
notre pauvre moi, dans les rêves de certaines fièvres.
Il est donc certain que, poêles ou philosophes, rois
ou bergers, indolents ou actifs, faibles ou forts, nous
sommes dominés durant le tiers ou le quart de notre
vie — le temps que nous donnons au sommeil — par
une vision des choses qui ne sont pas nous et dont
nous subissons la douce ou terrible omnipotence. Qui
osera affirmer que, dans l'état de veille, nous soyons
tous constamment lucides et maîtres de repousser ces
obsessions du non-moi? S'il en était ainsi, si nous
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 45
commandions à nos pensées, nous commanderions à
nos sentiments. La douleur de perdre des êtres chéris
serait bientôt effacée par la volonté de ne pas les re
gretter. L'oubli se ferait dans nos âmes. Nous devien-
drions de parfaits égoïstes... J'oublie que j'écris ce
soir pour A*** et qu'il vase récrier, lui, le dévouement
en personne. Eh bien! c'est qu'il se vante, c'est-à-dire
qu'il ne se rend pas compte de lui-même quand il
s'imagine fixer son idée où il lui plaît. Ce n'est pas
possible. Nous différons du plus au moins. Au fond,
nous sommes tous les mêmes dans une certaine me-
sure et je ne crois pas qu'aucun de nous puisse s'ab-
straire, par la volonté, du monde extérieur. La sagesse
consiste peut-être à classer avec ordre la nature des
impressions que Ton en reçoit, à ne pas trop les laisser
empiéter les unes sur les autres, à isoler au besoin
celle qu'on veut recevoir. De là les grands travaux de
l'esprit et même les œuvres ingénieuses du métier.
De là aussi les grandes concentrations d'études, les
spécialités. Mais croire que tous les hommes sont doués
de cette force, non, je ne le crois pas, et je regarde
même comme fort heureux que nous ne soyons pas si
maîtres de nous-mêmes qu'on le prétend. Notre liberté
est en raison de notre connaissance, c'est-à-dire de
notre développement intellectuel. Libre arbitre signi-
fie libre choix entre le bien et le mal. Mais, pour choi-
3.
46 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
sir, il faut très-biea savoir ce qui est mal et ce qui
est bien. Les individus privés de saines notions mo*
raies par une mauvaise éducation ne savent guère ce
que c*est que la conscience. D autres le savent, mais
vaguement, et laissent facilement fausser leurs notions
par des influences fâcheuses. Il faut donc que notre
jugement soit développé par l'éducation, afin que nous
échappions à cette sorte de fatalité qui pèse sur la vie
de Tignorant ; mais il ne faudrait pas que cette éduca-
tion trop stoïque ou trop idéaliste nous conduisît à vou-
loir rompre absolument avec Tinfluence de ce qui
n'est pas nous-mêmes. Ce serait un essai insensé qui
nous conduirait à la folie, au fanatisme ou à Tathéisme,
à la haine de Dieu ou de nos semblables, à Torgueil
démesuré qui n'est autre chose qu'une privation de
nos rapports avec la vie universelle, par conséquent
une étroitesse de conceptions. Il n'y a rien de ce qui
paraît être en dehors de nous, qui ne soit nous. Le
non-moi n'existe pas d'une manière absolue, par con-
séquent le moi absolu est une notion fausse. Toute la
terre et tout le ciel agissent sur nous à toute heure,
et, à toute heure, nous réagissons sur toute la terre
et sur tout le ciel sans nous en apercevoir. Tout ce qui
est, est réceptacle ou effusion, élément ou aliment de
vie. Il faut la respiration de tous les êtres pour que
chacun de nous ait sa dose d'air respirable. Les nuages
IMPRESSIONS ST SOUYENlItS. 47
sont la sueur de la terre, il faut que tout y transpire
pour que noua ne soyons pas desséchés. Il faut que le
plus petit astre de la voie lactée fonctionne dans le
mode d'existence qui lui est départi pour que Tunivers
subsiste. Comme la goutte d'eau que le soleil irise,
nous avons des reflets, des projections izmnenses dans
l'espace. £t moi, pauvre atome, quand je me sens
arc-en«ciel et voie lactée, je ne fais pas un vain réve^
Il y a de moi en tout, il y a de tout en moi^
Et je n'ai pas la liberté de me séparer de ce qui
constitue ma vie. La mort ne m'en séparera pas. Ma
volonté ne peut pas m'anéantir. Il ne dépendra jamais
de moi de dire : « Je veux cesser d'être. Je ne veux rien
sentir, je ne veux pas rire et je ne veux pas pleurer. .
Je ne souffrirai pas, je ne me réjouirai de rien« Je
verrai passer le crime, la honte, la démence, et je
dirai : Ces gens sont fous, c'est comme cela, peu m*im
porte I Je perdrai oeux que j'aime, je me dirai que cela
devait arriver, que mes regrets ne les feront pas re«
vivre. Je serai sage, je serai saint ou je serai fort à
moi tout seul, dans mon coin, dans ma coquille, dans
ma satisfaction intérieure. J'aurai , en récompense^
une grande sagesse, ou une grande domination, la
fortune ou le paradis. J'ai rompu avec les affections,
avec les faiblesses, avec toute curiosité, avec toute
solidarité, avec toute la nature. Je méprise tous les
48 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
êtres, ayant fait de moi rhomme libre par excellence, le
plus isolé, le moins influencé, le moins asservi, le
plus fort de tous les êtres. »
N'est-ce pas ce que tout homme se dit à lui-même
quand il se proclame le roi de la création? Eh bien,
c'est le plus grand non-sens qui se puisse dire. Nous
ne sommes ni rois, ni esclaves : nous sommes les
membres d'une grande association qui s'appelle le
monde, rien de plus, rien de moins.
Si nous avons dompté quelques animaux en les mu-
tilant, si nous nous arrogeons sur tous le droit de vie
et de mort, nous n'en sommes pas moins en lutte avec
la plupart d'entre eux, et c'est en foules innombra-
bles qu'ils échappent à notre domination. Il suffit d'un
microscopique pour condamner notre majesté à se
gratter, comme il suffit d'une mouche pour user la
fureur d'un lion. Hélas! bêtes et gens, nous sommies
égaux devant les lois de la nature, il faut bien que
notre orgueil le reconnaisse. Elle nous laisse enfrein-
dre ces lois, impassible qu'elle est; mais nous ne pou-
vons les détruire, pas plus en dehors de nous qu'en
nous-mêmes.
Tous les Français sont égaux devant la loi, telle
est la devise de notre société. Cruelle sentence quand
il s'agit de porter la même peine contre celui qui sait
et celui qui ne sait pasi Rois de la création, nous
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 49
n'avons pu rien trouver de mieux que la loi brutale
de la nature inconsciente. Ce n*était pas la peine
d'usurper un si beau titre.
Ce grand roi, monsieur l'homme, a essayé de tous
les empires et s'est cru en possession de Tempire de
lui-même, le jour où il a inventé le stoïcisme. Comme
toutes ses inventions ont un côté extrême et un côté
insuffisant, avec la raison au milieu, cette philosophie
a sa niaiserie, sa sublimité, sa folie. Elle repose sur
cette foi entière au libre arbitre qui fait l'objet de ma
méditation. Elle pose en principe que Thomme peut
tout ce qu'il veut, et c'est une question mal posée.
Les hommes, — l'humanité — peuvent à la longue
tout ce qu'ils veulent; l'homme, l'individu dans sa
courte vie, ne peut presque rien, ou voit son pouvoir
d'un jour s'évanouir avec lui, souvent avant lui. Vou-
loir trop est un écueil, comme ne pas vouloir assez
est une borne. Le stoïcisme est beau, tant qu'il déve-
loppe le courage de supporter les maux inévitables ;
il devient affreux quand il tue la sensibilité, la com-
passion, la tendresse. Certaines dévotions ascétiques
tombent sans le savoir dans le mauvais excès du
stoïcisme, et n'ont pas même le mérite de sacrifier
tout à la vertu, puisqu'elles travaillent pour un intérêt
personnel, le paradis. J'en ai connu qui comptaient
avec le bon Dieu comme des juifs avec le client, te-
50 IMPRESSIONS RT SOUVENIRS,
nant registre de leurs sacrifices et de leurs privations
en disant : oela me sera compté dans le ciel.
Oix est la charité, où est le vrai dévouement, où est
le véritable sacrifice daoa ce doit et avoir de la con-
science dévote? Le atoïque disait : je veux vaiacve la
souffrance pour apprendre aux autres lK)mines à com-
battre la mollesse et la lâcheté. L'ascète se soucie fort
peu de sea semblables. Ils ne font que le gêner dans
rœuvre de son salut. Il s'isole de leur contact. li ne
regarde la vie que comme une occasion de gagner
l'éternité heureuse.
Ce n'est donc rien, cette étape de l'éternité? Les
douleurs dont elle est remplie ne sont donc pas des
devoirs à accepter, des épreuves à subir, des jiomina-
ges rendus à notre mission en ce monde? Détruire les
douleurs^ fouler aux pieds les regrets, renverser les
lois de la nature, se débarrasser du sens humain, ce
serait vraiment bien commode ; mais si cela est pos-
sible à certains esprits faussés, je n*y vois rien d'édi-*
fiant* rien d'utile, rien de fécond.
Dans toutes les philosopbies qui ont guidé Tbomme,
je vois toujours dominer ce principe : s'abstenir.
Les épicuriens eux-mêmes ne prêchaient pas conune
on le croit le sensualisme et l'abandon de Tàme à tou-
tes ses fantaisies. Ils avaient aussi leurs restrictions,
leurs principes de modération et même d'abstention.
mPRESSi&NS £T SOUVENIRS. 51
Toutes les sagesses qu'on nous a enseignées ont eu
pour but de nous apprendre à souffrir le moins pos-
sible, par conséquent à nous éloigner de ce qui fait
souffrir. Le christianisme qui n'est pas une sagesse,
mais un idéal, nous a enseigné le contraire : « Cher*
chez la souffrance afin de vous purifier, » et cela était
beau et grand, tant queTespoirde la récompense per-
sonnelle dans Tautre vie n'est pas venu effacer le mé-
rite du martyre. — Aujourd'hui que nous compre-
nons l'abus que le fanatisme a fait de l'idéal, il nous
faudrait bien une philosophie qui nous apprendrait,
non k chercher, mais à accepter la souffrance comme
une loi universelle d'où sort le renouvellement uni-
versel.
Voilà pourquoi la nature, qui veut que nous soyons
sensibles à la douleur me parait plus sage dans sa ri-
gueur salutaire que la prétention de notre prétendue
sagesse à supprimer la douleur par les forces de la
volonté. La nature ne nous permet pas de devenir
insensibles, et devant les coups dont elle nous frappe,
c'est presque une impiété que de se refuser à les sen-
tir. Pour vouloir être trop libres, nous sortons de la
nature et de la vérité, nous entrons dans quelque chose
d'anormal et de monstrueux, parce que la liberté ab-
solue ne peut être acquise qu'en sortant de Thumanité.
Voilà pourquoi aussi je ne me reproche pas trop de
52 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
ne pas gouverner absolument ma pensée. Je sens bien
que ses fugues ou ses langueurs sont dans la nature
des impressions qu'elle reçoit et auxquelles elle n*a
pas toujours le droit de se soustraire. I.a question du
bien et du mal n'a rien à voir là-dedans. Si, dans les
âmes perverses, l'imagination souillée est une pour-
voyeuse d'aliments empoisonnés, c'est en vain que
vous prêcherez le libre arbitre. L'âme perverse choi-
sira la liberté du mal. Dans les âmes saines, Timagî-
nation est une amie délicate qu'il ne faut pas traiter
inconsidérément de folle du logis, et qui, triste ou
riante, nous parle des choses divines et nous dédom-
mage ainsi du temps qu'elle enlève aux études posi-
tives.
IV
RÉPONSE A UN AMI.
1871, août. Nohant.
Eh quoi, tu veux que je cesse d'aimer? Tu veux que
je dise que je me suis trompé toute ma vie, que l'hu-
manité est méprisable, haïssable, qu'elle a toujours
été, qu'elle sera toujours ainsi? Et tu me reproches ma
douleur comme une faiblesse, comme le puéril regret
d'une illusion perdue? Tu afGrmes que le peuple a tou-
jours été féroce, le prêtre toujours hypocrite, le bour-
geois toujours lâche , le soldat toujours brigand , le
paysan toujours stupide? Tudis que tu savais tout cela
dès ta jeunesse et tu te réjouis de n'en avoir jamais,
douté, parce que l'âge mûr ne t'a apporté aucune décep-
tion : tu n'as donc pas été jeune. Ah I nous différons
bien, car je n'ai pas cessé de l'être, si c'est être jeune
que d'aimer toujours !
Comment veux-tu donc que je fasse pour m'isoler
SI IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
de mes semblables, de mes compatriotes, de ma race,
de la grande faipille au sein de laquelle ma famille pri-
vée n'est qu'un épi dans le champ terrestre ? Et si cet
épi pouvait mûrir en lieu sûr, si on pouvait, comme
tu dis, vivre pour quelques êtres privilégiés et s'ab-
straire de tous les autres! — Mais c'est impossible, et
ta ferme raison s'accommode de la plus irréalisable
des utopies. Dans quel Eden, dans quel fantastique
Eldorado cacheras-tu ta famille, ton petit groupe d'a-
mis, ton bonheur intime, pour que les déchirements de
l'état social et les désastres de la patrie ne les attei-
gnent pa«? Si tu veux élre heureux par quelques-uns,
il faut que ces quelques-uns, les favoris de ton cœur
soient heureux par eux-mêmes. Peuvent-ils l'être?
Peux^tu leur assurer la moindre sécurité?
Me trouveras^ tu un refuge dans la vieillesse qui rap^
proche de la mort? Et que m'importe à présent la mort
ou la vie pour moi-même ? Je suppose qu'on meure
tout ealier^ ou que Tamour ne nous suive pas dai»
l'autre vie, est-ce que, jusqu'au dernier souffle, on
n'est pas tourmenté du désir, du besoin impérieux
d'assurer à oeux qu'on laisse toute la somme de boii-
heur possible? Est-ce qu'on peut s'endormir paisible^
ment quand on sent la terre ébranlée prête à engloutir
tous ceux pour qui on a vécu?
Vivre encore heureux en famille, en dépit de tout,
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS* 55
est sans doute un grand bien relatif^ la seule consola-
tion qn'on puisse et qu'on veuille goûter. Mais même,
en supposant que le mal extérieur ne pénètre pas dans
nos maisons» ce qui n'est point possible, tu le sais
bien, je ne saurais admettre qu'on puisse prendre son
parti de ce qui fait le malheur public.
Tout cela était prévu... Oui, certes, je Tavais prévu
aussi bien que qui que ce soit ! Je voyais monter To-
rage, j'assistais, comme tous ceux qui ne vivent pas
sans réflexions aux approches sensibles du cataclysme.
Est-ce une consolation de voir se tordre dans la souf*
france le malade dont on connaît à fond la maladie ?
Quand le tonnerre nous foudroie, sommes-nous calmes
pour l'avoir entendu longtemps gronder auparavant ?
Non, non, on ne s'isole pas, on ne rompt pas les
liens du sang, on ne maudit pas, on ne méprise pas
son espèce. L'humanité n'est pas un vain mot. Notre
vie est faite d'amour, et ne plus aimer c'est ne plus
vivre.
Le peuple, dis-tu! — Le peuple, c'est toi et moi,
nous nous en défendrions en vain. Il n'y a pas deux
races, la distinction des classes n'établit plus que des
inégalités relatives et la plupart du temps illusoires.
Je ne sais si tu as des aïeux très-avant dans la bour-
geoisie ; moi, j'ai mes racines maternelles directes dans
le peuple et je les sens toujours vivantes au fond de
56 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
mon être. Nous les y avons tous, que l'origine soit plus
ou moins effacée; les premiers hommes ont été chas-
seurs et pasteurs, puis laboureurs et soldats. Le bri-
gandage couronné de succès a donné naissance aux
premières, distinctions sociales. 11 n*y a peut-être pas
un titre qui n'ait été ramassé dans le sang des hommes.
Il nous faut bien subir nos ancêtres quand nous en
avons ; mais ces premiers trophées de haine et de vio-
lence sont-ils une gloire dont un esprit tant soit peu
philosophique trouve matière à se prévaloir? Le peu-
ple toujours féroce, dis-tu ; moi je dis : La noblesse
toujours sauvage !
Et il est certain qu'avec le paysan, elle est la classe
la plus rétive au progrès, la moins civilisée par consé-
quent. Les penseurs devraient s'applaudir de ne point
en être; mais si nous sommes bourgeois, si nous som-
mes issus du serf et du corvéable à merci, pouvons-
nous nous courber avec anu)ur et respect devant les
fils des oppresseurs de nos pères? Non! Quiconque re-
nie le peuple s'avilit et donne au monde le honteux
spectacle de l'apostasie. Bourgeoisie, si nous voulons
nous relever et redevenir une classe, nous n'avons
qu'une chose à faire, nous proclamer peuple et lutter
jusqu'à la mort contre ceux qui se prétendent nos su-
périeurs de droit divin. Pour avoir manqué à la dignité
de notre mandat révolutionnaire, pour avoir singé la
IMPI^SSIONS ET SOUVENIRS. 57
noblesse, pour ^ avoir usurpé ses insignes, pour nous
être emparés de ses joujoux, pour avoir été honteuse-
ment ridicules et lâches, nous ne comptons plus, nous
ne sommes plus rien : le peuple, qui ne devrait faire
qu'un avec nous, nous renie, nous abandonne, et cher-
che à Aous opprimer.
Le peuple féroce? Non ! il n^est pas bête non plus,
sa maladie actuelle est d*ôtre ignorant et sot. Ce n'est
pas le peuple de Paris qui a massacré les prisonniers,
détruit les monuments et cherché à incendier la ville.
Le peuple de Paris, c'est tout ce qui est resté dans Paris
après le siège , puisque quiconque avait la moindre
aisance s'est empressé d'aller respirer Tair de la pro-
vince et embrasser la famille absente après les souf-
frances physiques et morales du blocus. Ce qui est
resté à Paris, c'est le marchand et Touvrier, ces deux
agents du travail et de réchange sans lesquels Paris
n'existerait plus. Voilà ce qui constitue positivement le
peuple de Paris; c*est une seule et même famille dont
les malentendus de la politique ne peuvent rompre la
parenté et la solidarité. Il est reconnu maintenant que
les oppresseurs de cette tourmente étaient en minorité.
Donc le peuple de Paris n'était pas disposé à la fureur,
puisque la majorité n'a donné que des signes de fai-
blesse et de crainte. Le mouvement a été organisé par
des hommes déjà inscrits dans les rangs de la bour-
58 IMPRESSIONS ET SOUVRJ^IRS.
geoisie et n'appartenant plus aux habitudes et aux
nécessités du prolétariat. Ces hommes ont été mus par
la haine, Tambitâon déçue, le patriotisme mal entendu^
le fanatisme sans idéal, la niaiserie du sentiment ou la
méchanceté naturelle, — il y a eu de tout cela chez
eux, et même certains points d*honneur de doctrine
qui n*(mt pas voulu reculer devant le danger. Us ne
s'appuyaient certainement pas sur la classe moyenne
qui tremblait, fuyait ou se cachait. Ils ont été forcés
de mettre en mouvement le vrai {Mrolélaire, celui qui
n*a rien* à perdre. Eh bien, ce prolétaire même leur a
échappé en grande partie, divisé qu'il était en nuances
très-diverses, les uns voulant le désordre pour en pro*
filer, les autres redoutant les conséquences de leur
entraînement, la plupart ne raisonnant plus, parce que
le mal était devenu extrême et que Tabseace de travail
les a forcés de marcher au combat pour trente sous
par jour.
Pourquoi voudrais- tu que ce prolétariat enfermé
dans Paris, et qui a compté au plus quatre vingt*-milfe
soldats de la faim et du désespoir , représentât le
peuple de France ? Il ne représente même pas le
peuple de Paris, à moins que tu ne veuilles maintenir
la distinction que je repousse, entre le producteur et
le trafiquant.
Mais je veux te suivre et te demainder sur quoi re*
IMPRESSIONS ET SOUVENIR?, 59
pose cette distiaetioa. Ësi-^ee sor le plus o^ mmns
d'éducation? La limite e^ insaisissable. Si tu vois au
plus haut de la bourgeoisie des letti'és et des savants ;
si tu vois au plus bas dU' prolétariat des sauvages et
des brutes, tu n'en as pas moins la foule des intermé*
diaires qui te présentera, ici des prolétaires intelligents
ets^es, là des bourgeois qui ne sont ni sages ni intel«
ligents. Le grand nombre des citoyens civilisés date
d'hier et beaucoup de ceux qui savent lire et écrire ont
encore père et mère qui peuvent à peine signer leur
nom.
Ce serait donc uniquement le plus ou moms de res-
sources acquises qui classerait les hommes en de^jix
camps distincts? On se demande alors où cofBmenoe
le peuple et où il fiait, car chaque jour Taisance se
déplace, la ruine abaisse Itin, la fortune élève Tautre;
les rôles changent ; celui qui était bourgeois ce matin
va redevenir prolélaire ce soir, et le prolétaire de tan-
tôt pourra passer bourgeois dans la journée s'il trouve
une bourse ou s'il hérite d'un oncle.
Tu vois bien que ces dénominations sont devenues
oiseuses et que le tpavaU de classement, quelque mé-
thode qu'on voulût y porter, serait inextricable.
Les hommes ne sont au-dessus ou au-dessous les
uns des autres que par le plus ou moins de raison
et de moralité. L'insliructi<)n qui ne développe que
60 JMPRËSSIONS ET SOUVENIRS.
l*égoîste sensualité ne vaut pas l'ignorance du prolétaire
honnête par instinct et par habitude. Cette instruction
obligatoire que nous voulons tous par respect pour le
droit humain, n*est cependant pas une panacée dont il
faille s^exagérer les miracles. Les mauvaises natures
n'y trouveront que des moyens plus ingénieux et mieux
dissimulés pour faire le mal. Elle sera, comme toutes
les choses dont Thomme use et abuse, le venin et l'an-
tidote. Trouver un remède infaillible à nos maux est
illusoire. Il faut que nous cherchions tous au, jour le
jour tous les moyens immédiatement possibles. Il ne
faut plus songer à autre chose dans la pratique de la
vie qu'à l'amélioration des mœurs et à la réconciliation
des intérêts. La France agonise, cela est certain, nous
sommes tous malades, tous corrompus, tous ignorants,
tous découragés : dire que cela était écrite qu*il en doit
être ainsi, que cela a toujours été et sera toujours,
c'est recommencer la fable du pédagogue et de Tenfant
qui se noie. Autant dire tout de suite : Cela m'est égal;
mais si tu ajoutes : Cela ne me regarde pas, tu te trom-
pes. Le déluge vient et la mort nous gagne. Tu auras
beau être prudent et reculer, ton asile sera envahi à
son tour, et en périssant avec la civilisation humaine,
tu ne seras pas plus philosophe pour n'avoir pas aimé,
que ceux qui se sont jetés à la nage pour sauver quel-
ques débris de l'humanité. Us n'en valent pas la peine,
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 61
ces débris; soit! Ils n'en périront pas moins, c'est pos-
sible; nous périrons avec eux, cela est certain ; mais
nous mourrons tout vivants et tout chauds. Je préfère
cela à un hivernage dans les glaces, à une mort anti-
cipée. — Et d'ailleurs, moi, je ne pourrais pas faire
autrement. L'amour ne se raisonne pas. Si je te de-
mandais pourquoi tuas la passion de Tétude, tu ne me
l'expliquerais pas mieux que ceux qui ont la passion
de l'oisiveté n'expliquent leur paresse.
Tu me crois donc ébranlé, que tu me prêches le
détachement? Tu me dis que tu as lu dans les journaux
des fragments de moi qui indiquent un revirement d'i-
dées, et ces journaux qui me citent avec bienveillance
s'efforcent de me croire éclairé d'une lueur nouvelle,
tandis que d'autres qui ne me citent pas croient peut-
être que je déserte là cause de l'avenir. Que les politi-
ques pensent et disent ce qu'ils veulent. Laissons-les
à leurs appréciations critiques. Je n'ai pas à réclamer,
je n'ai pas à répondre, le public a d'autres intérêts à
discuter que ceux de ma personnalité. Je tiens une
plume, j'ai une place honorable de libre discussion
dans un grand journal; c'est à moi, si j'ai été mal in-
terprêté, de m'expliquer mieux quand l'occasion se
présente. Je la saisis le moins possible, cette occasion
de parler de moi en tant qu'individu isolé; mais si toi,
tu me juges converti à de fausses notions, je dois dire
63 IMPRESSIONS ET SOUVEIfIRS.
à toi et aux autres qui s*intéressGnl à moi : Lisez-moî
en entier et ne me jugez pas sur des fragments déta-
chés; Tesprit indépendant des exigences départi voit
nécessairement le pour et le contre, et l'écrivain sin-
cère dit Tun et l'autre sans se préoccnper du blâme
ou de l'approbation des lecteurs intéressés. Mais tout
être qui n'est pas fou se rattache à une synthèse et je
ne crois pas avoir rompu avec la mienne. La m8(m et
le se.'itiment sont toujours d'accord en moi pour aie
faire repousser tout ce qui veut nous ramener à l'en-
fance, en politique, en religion, en philosophie, en
art. Mon sentiment et ma raison combattent plus que
jamais l'idée des distinctions fictives, l'inégalité ctes
conditions y imposée comme un droit acquis aux uns,
comme une déchéance méritée aux autres. Plus que
jamais je sens le besoin d'élever ce qui est bas et de
relever ce qui est tombé. Jusqu'à ce que mon cœur
s'épuise, il sera ouvert à la pitié, il prendra le parti du
faible, il réhabilitera le calomnié. Si c'est aujourd'hui
le peuple qui est sous les pieds, je lui tendrai la main ;
si c'est lui qui est l'oppresseur et le bourreau, je lu
dirai qu'il est lâche et odieux. Que m'importent tels
ou tels groupes d'hommes, tels noms propres devenus
drapeaux, telles personnalités devenues réclames? Je
ne connais que des sages ou des fous, des innocents
ou des coupables. Je n'ai pas à me demander où sont
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 63
mes amis et mes enneirâ. Us sont où la tourmente les
a jetés. Ceux qui ont mérité que je les aime et qui ne
voient pas par mes yeux ne me sont pas moins chers.
Le blâme irréfléchî de ceuflc qui me quittent ne me les
fait pas considérer comme ennemis. Toute amitié in-
justement retirée i este intacte dans le cœur qui n'a
pas mérité l'outrage. Ce cœur-là est au-dessus de Ta-
mour-propre, il sait attendre le réveil de la justice et
de l'affection.
Tel est le rôle droit et facile d'une conscience qui
n'est engagée par aucun intérêt personnel dans des
intérêts de parti. Ceux qui ne peuvent en dire autant •
d'eux-mêmes auront certes du succès dans leur milieu
s'ils ont le talent d'éviter tout ce qui peut lui déplaire,
et, plus ils auront ce talent, plus ils trouveront les
moyens de satisfaire leurs passions. Mais ne les appe-
lez point dans Thistoire en témoignage de la vérité ab-
solue. Du moment qu'ils font métier de leur opinion,
leur opinion est sans valeur.
Je sais des âmes douces, généreuses et timorées qui,
en ce moment terrible de notre histoire, se reprochent
d'avoir aimé et servi la cause du faible. Elles ne voient
qu'un point dans l'espace, elles croient que le peuple
qu'elles ont aimé et servi n'existe plus, parce qu'à sa
place une horde de bandits, suivie d'une petite armée
d*bommes égarés, s'est emparée momentanément du
6i IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
théâtre de la lutte. Ces bonnes âmes ont un effort à
faire pour se dire que ce qu'il y avait de bon dans le
pauvre et d'intéressant dans le déshérité existe tou-
jours ; seulement il n'est plus là et le bouleversement
politique l'a écarté de la scène. Quand de pareils dra-
mes se jouent, ceux qui s'y jettent de gaieté de cœur
sont les vaniteux ou les cupides de la famille, ceux qui
s*y laissent traîner sont les idiots. Qu'il y ait des cu-
pides, des idiots et des vaniteux par milliers en France,
nul n'en doute ; mais il y en a tout autant et peut-être
beaucoup plus dans les autres États. Qu'une occasion se
présente semblable aux occasions trop fréquentes qui
mettent nos mauvaises passions en jeu, et vous verrez
si les autres nations valent mieux que nous. Attendez
à l'œuvre la race germanique dont nous admirons
les aptitudes disciplinaires, cette race dont les
armées viennent de nous montrer les appétits brutaux
dans toute leur naïveté barbare, et vous verrez ce
que sera son déchaînement! Le peuple insurgé de
Paris vous paraîtra sobre et vertueux en compa-
raison.
Cela ne doit pas être ce qu'on appelle une fiche de
consolation; nous aurons à plaindre la nation allemande
de ses victoires autant que nous de nos défaites, car
c'est pour elle le premier acte de sa dissolution morale.
Le drame de son abaissement est commencé et, comme
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 6r>
elle y travaille de ses propres mains, il ira très-vile.
Toutes ces grandes organisations matérielles où le
droit, la justice et le respect de Thumanité sont mé-
connus, sont des colosses d'argile; nous sommes payés
pour le savoir. Eh bien, l'abaissement moral de TAl-
lemagne n'est pas le salut futur de la France et si nous
sommes appelés à lui rendre le mal qu'elle nous a fait,
son écrasement ne nous rendra pas la vie ! Ce n'est
pas dans le sang que les races se retrempent et se ra-
jeunissent. Des effluves de vie peuvent sortir encore
du cadavre de la France ; celui de l'Allemagne sera le
foyer de pestilence de l'Europe. Une nation qui a perdu
l'idéal ne se survit pas à elle-même. Sa mort ne féconde
rien et ceux qui respirent ses fétides émanations sont
frappés du mal qui l'a tuée. Pauvre Allemagne lia coupe
de la colère de rÉternel est versée sur toi tout autant
que sur nous, et pendant que tu te réjouis et t'enivres,
l'esprit philosophique pleure sur toi et prépare ton
épitaphe. Ce blessé pâle et sanglant qui s'appelle la
France tient toujours dans ses mains crispées un pan
du manteau étoile de l'avenir, et toi, tu te drapes dans
un drapeau souillé qui sera ton suaire. Les grandeurs
passées n'ont plus de place à prendre dans l'histoire
des hommes. C'en est fait des rois qui exploitent les
peuples, c'en est fait des peuples exploités qui ont con-
senti à leur propre abaissement.
66 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
Voîli pourquoi nous sommes si malades et pourquoi
mon âme est brisée.
Mais ce n'est pas en méprisant notre misère que
j'en contemple retendue. Je ne veux pas croire que
cette sainte patrie, que cette race chérie dont je sesis
vibrer en moi toutes les cordes harmonieuses et dis-
cordantes, dontj'aime les qualités et les défauts quand
même, dont je consens à accepter toutes les responsa-
bilités bonnes ou mauvaises plutôt que de m'en déga-
ger par le dédain, non, je ne veux pas croire que mon
pays et ma race soient frappés à mort. Je le sens à ma
souffrance, à mon deuil, à mes heures même de pire
abattement ; j'aime, donc je vis; aimons et vivons !
Français, aimons-nous, mon Dieu, mon Dieu! Ai-
mons-nous ou nous sommes perdus. Tuons, renions,
anéantissons la politique, puisqu'elle nous divise et
nous arme les uns contre les autres ; ne demandons à
personne ce qu'il était et ce qu'il voulait hier. Hier
tout le monde s'est trompé, sachons ce que nous vou-
lons aujourd'hui. Si ce n'est pas la liberté pour tous
et la fraternité envers tous, ne cherchons pas à ré-
soudre le problème de l'égalité, nous ne sommes pas
dignes de le définir, nous ne sommes pas capables de
le comprendre. L'égalité est une chose qui ne s'impose
pas, c'est une libre plante qui ne croît que sur les ter-
rains fertiles dans l'air salubre. Elle ne pousse pas de
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 67
racines sur les barricades, nous le savons maintenant!
EUe y est immédiateaieat foulée aux pieds du vain-
quear, quel qu'il soit Ayons le désir de rétablir dans
nos mœurs, la volonté de la consacrer dans nos idées.
Donnons-lui pour point de départ la cbarité patriotique,
l'amour ! C'est être fou de croire qu*on sort d'un com-
bat avec le respect du droit humain. Toute guerre
civile a enfanté et enfantera le forfait... Malheureuse
Inteimationale, est-il vrai que tu croies à ce mensonge
de la force primant le droit? Si tu es aussi nombreuse,
aussi puissante qu'on se l'imagine, est-il possible que
tu professes la destruction et la haine comme un de-
voir? Non» ta puissance est un fantôme de la peur. Un
grand nombre d'hommes de toutes les nations ne sau-
rait délibérer et agir en vertu d'un principe d'iniquité.
Si tu es la partie féroce du peuple européen, quelque
chose comme les anabaptistes de Munster, comme eux
tu te détruiras de tes propres mains. Si, au contraire,
tu es une grande et légitime association fraternelle,
ton devoir est d'éclairer tes adeptes et de renier ceux
qm avilissent et compromettent ton principe. Je veux
croire encore que tu comptes dans ton sein des hom-
mes laboEieux et humains en grand nombre, et que
ceux4à souffrent et rougissent de voir les bandits se
parer de ton nom. £n ce cas, ton silence est inepte et
lâche. N'as tu pas un seul membre capable de prêtes-
68 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
ter contre les ignobles attentats, contre les principes
idiots^ contre la démence furieuse? Tes élus, tes admi-
nistrateurs, tes inspirateurs sont-ils tous des brigands
et des crétins? Non! c'est impossible ; il n'y a pas de
groupes, il n'y a pas de clubs, il n'y pas de carrefours
où une voix de vérité ne puisse se faire entendre. Parle
donc, justiiie-toi ; proclame ton évangile. Dissous-loi
pour te reconstituer si la discorde est dans ton sein.
Jette un appel à l'avenir si tu n'es pas une antique
invasion de Barbares. Dis à ceux qui aiment toujours
le peuple ce qu'ils doivent faire pour lui, et si lu n'as
rien à dire, si lu ne peux faire entendre une parole de
vie, siTiniquité de tes mystères est scellée par la peur,
renonce aux nobles sympathies, nourris-toi du mépris
des âmes honnêtes et débats-toi entre l'argousin et
le gendarme.
La France entière l'a attendu, ce mot de ta destinée
qui eût pu être le mot de la sienne. Elle Ta attendu en
vain. Moi aussi, naïf, j'attendais. Tout en blâmant les
moyens, je ne voulais pas préjuger le but. Il y en a
toujours eu un dans les révolutions et celles qui
échpuent ne sont pas toujours les moins fondées. Un
fanatisme patriotique a semblé être le premier senti-
ment de cette lutte. Ces enfants perdus de l'armée dé-
mocratique allaient peut-être refuser de souscrire à
une paix inévitable qu'ils jugeaient honteuse : Paris
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 09
avait juré de s'ensevelir sous ses ruines. Le peuple
démocrate allait forcer le peuple bourgeois à tenir pa-
role. 11 s'emparait des canons, il allait les tourner con-
tre les Prussiens, c'était insensé, mais c'était grand...
Point. Le premier acte de la Commune est d'adhérer à
la paix, et, dans tout le cours de sa gestion, elle n'a pas
une injure, pas une menace pour l'ennemi; elle conçoit
et commet l'insigne lâcheté de renverser sous ses yeux
la colonne qui rappelle ses défaites et nos victoires.
C'est au pouvoir émanant du suffrage universel qu'elle
en veut, et cependant elle invoque ce suffrage à Paris
pour se constituer. Il est vrai qu'il lui fait défaut; elle
passe par-dessus l'apparence de légalité qu'elle a voulu
se donner et fonctionne de par la force brutale sans
invoquer d'outre droit que celui de la haine et du mé-
pris de tout ce qui n'est pas elle.EUe proclame la science
sociale positive dont elle se dit dépositaire unique,
mais dont elle ne laisse pas échapper un mot dans ses
délibérations et dans ses décrets. Elle déclare qu'elle
vient délivrer l'homme de ses entraves et de ses pré-
jugés, et, tout aussitôt, efb exerce un pouvoir sans
contrôle et menace de mort quiconque n'est pas con-
vaincu de son infaillibilité. En même temps qu'elle
prétend reprendre la tradition des jacobins, elle usurpe
la papauté sociale et s'arroge la dictature. Quelle répu-
blique est-ce là? Je n'y vois rien de vital, rien de ra-
70 JMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
tiomiel, rien de constitué, rieo de constituabie. C'est
une (NTgie de prétendus rénovateurs qui n'ont pas une
idée, pas un principe, pas la moindre organisation sé-
rieuse, pas la moindre solidarité a?ec la nation, pas la
moindre ouverture vers l'avenir. Ignorance, cynisme
et brutalité, voilà tout ce qui émane de cette prétendue
révolution sociale. Déchaînement des instincts les plus
bas, impuissance des ambitions sans pudeur, scandale
des usurpations sans vergogne, voilà le spectacle au-
quel nous venons d'assister. Aussi, cette Commune a
inspiré le plus mortel dégoût aux hommes politiques
les plus ardents, les plus dévoués à la démocratie.
Après d'inutiles essais, ils ont compris qu*il n'y avait
pas de conciliation possible là où il n'y avait pas
de principes ; ils se sont retirés d'elle avec conster-
nation, avec douleur, et, le lendemain, la Commune
les déclarait traîtres et décrétait leur arrestation.
Elle les eût fusillés s'ils fussent restés entre ses
mainsï
£t toi, ami, tu veux que je voie ces choses avec une
stoïque indifférence! Tu veux que je dise : L'homme
est ainsi fait ; le crime est son expression, Tinfamie est
sa nature?
Non, cent fois non. L'humanité est indignée en moi
( avec moi. Cette indignation qui est une des formes
es plus passionnées de l'amour, il ne faut ni la dissi-
IMPRESSIONS ET SOÏJVEmRS. 71
muler ni essayer de l'oublier. Nous avons à faire les
immenses efforts de la fraternité pour réparer les ra-
vages de la tiaine. 11 faut conjurer le fléau, écraser
l'infamie sous le mépris et inaugurer par la foi la ré-
surrection de la patrie.
1841, janvier. Paris.
J'ai passé la moitié de )a journée avec Eugène De-
lacroix ; je voudrais me rappeler tout ce qu'il m'a dit.
Je ne pourrai pas bien le transcrire ; il parle mieux que
je n'écris. Quand je l'ai abordé, j'étais tout bouleversé.
Je venais de rencontrer ce maniaque de *** qui m'avait
développé les plus étranges théories sur le dessin et
la couleur, études exclusives, se\on lui, rmie de Vautre.
Je raconte à Delacroix la querelle dont je sors tout
ahuri : — Vrai, dites-moi, mon ami, si cet homme est
dans son bon sens.
Delncroix. — Mais... oui ! Il se trompe ; mais il ne
croit pas se tromper; il raisonne son erreur et il s'y
cramponne, croyant tenir une vérité. Que voulez-vous ?
Ce n'est pas lui qui a imaginé cette hérésie ; elle est
professée en plus haut lieu. C'est toute l'école de M. In-
gres qui a décrété que la couleur était une superfluité
et qu'il était fort dangereux de s'énamourer d'un dé-
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 73
tail nuisible à la pureté de la ligne. Ils ont systématisé
la chose au point de n'estimer que la première ma-
nière de Raphaël et d'admirer entièrement les maîtres
primitifs.
Moi. — Je le sais, ils tiennent en profond mépris
l'école vénitienne, le Titien en tête.
Delacroix. — Et l'école hollandaise, donc ! Ce bar-
bouilleur de Rembrandt, ce polisson de Téniers ! Et
tous les Espagnols, Velasquez y compris ! Et l'immense
Rubens qui leur donne des nausées ! Cela vous indi^
gne? Ah bah ! je me suis indigné aussi, tant que j'ai
cru avoir affaire à une erreur de bonne foi ; mais cette
doctrine-là n'est qu'une blague d'eunuques, et depuis
que je m'en suis assuré, je ne me fâche plus, je
ris.
Moi. — Libre à vous de devenir philosophe ; mais,
en attendant, le public qui n'est pas artiste et qui ne
comprend rien aux définitions, se paye de sentences
stupides et de phrases toutes faites. « Rubens a un
beau coloris ; mais il ne dessine pas. Rembrandt a
d'heureux effets ; mais il gâche; il ignore la ligne. Ra-
phaël seul sait dessiner. Michel-Ânge est un fou qui
ne sait évoquer que des monstres. L'art pur, c'est la
teinte plate, la silhouette. L'école ingriste démontre
cela — et le bourgeois ajoute : « Il parait que c'est la
vérité. »
5
74 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
Delacroix. — Eh bien ! qu*est*-ce que ça nous fait
que le bourgeois déraisonne ?
Moi. — Ça me fait beaucoup. Le bourgeois est la
béte que nous serions si on n'eût travaillé à former
notre goût et à élever notre sentiment. Pourquoi la
critique dont la mission est d'éclairer...
Delacroix. — Oh ! la critique est faite, en général,
par des bourgeois ou par des garçons de lettres qui se
font bourgeois pour avoir de nombreux lecteurs. Voyez
les écrivains qui ont du goût, de Toriginalité, de l'in-
dépendance I on ne les comprend pas ; ils prêchent dans
le désert.
Moi. — Je ne suis pas si pessimiste que cela. Je suis
persuadé que beaucoup d'hommes de lettres n'ont pas
de parti pris et que si on leur démontrait l'art...
'Delacroix. — Chimère ! La peinture est une chose
que tout le monde ne peut pas juger. Il faut un don
particulier ou une éducation spécialef. Les jeunes gens
de lettres qui ont besoin de faire un feuilleton pour
vivre tâchent dé s'aboucher avec un peintre et écri-
vent sous sa dictée. Tant pis si le peintre déraisonne !
Mais ne me faites pas parler davantage. J'ai mon mal
de gorge.
— Je vous laisse, d'autant plus que j'étouffe chez
vous. Mais je vous avertis que je remporte ma colère,
augmentée encore par votre indifférence d'aujourd'hui»
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 7S
—- Encore i^n iîîstanl ! Vous me croyfiz plus calme
qtte je ne le suis ; mais j^ai revu là Stratùnice d'In-
grës, et ma foi, je suis naïf comme un autre, je trouve
delà charmant.
— Tant mieux pour vous. Moij-^je trouve cela pué^
ril et maniéré.
— Je ne dis pas non. C'est enfantin avec prétention ;
mais que de jolis petits détails, quel Uni dans la dé-
coupure !
— Découpure est le mot. C'est fait dans la manière
des éventails chinois, des petites figures d'ivoire collées
les unes contre les autres. Allons, bonjour et au re-
voir.
— Oui, au revoir; mais... pourquoi ne me parlez-
vous pas sans me faire parler ? Je voudrais savoir
pourquoi vous n'aimez pa^ M. Ingres.
— Je ne vous ai jamais dit cela. J'aime M. Ingres
quoique, et non parce que systématique. C'est la moi-
tié d'un homme de génie, c'est un immense talent, un
esprit élevé surtout; ce qui lui manque, c'est-à-dire
la moitié de la peinture, la moitié de la vue, la moitié
de la vie, constitue une grave infirmité qu'on lui par-
donnerait s'il n'érigeait pas son impuissance en sys-
tème.
•^ Ah ! attendez ! qu&iid on regarde un objet d'art,
ilflefaut pas se demander ce que pense et ce que dit
76 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
Tauteur. 11 faut juger l'œuvre et oublier Thomme. Je
sais fort biea que M. Ingres me traite de faquin et de
paltoquet dans son intimité et qu'il chasse ses élèves
quand il croit apercevoir en eux une tendance à la cou-
leur. Mais je neveux plus rien savoir de lui quand je
juge son tableau.
— C'est fort bien à vous, mais quand ce tableau ac-
cuse de plus en plus un parti pris déplorable, un aveu-
glement hautain, une paralysie mentale érigée en dé-
cret, je ne peux pas m'empôcher de déplorer Terreur
du maître et d'être indigné contre l'école adulatrice
qui le confirme dans sa folie.
•— Alors, vous croyez que la Stratonke indique une
décadence...
— Ne parlez plus et laissez-moi partir. C'est l'heure
du dîner.
— Déjà ? Où dînez-vous donc?
— Chez moi. Venez-vous ?
— Diner chez vous, en famille! Ça me tente bien !
Vous ne me laisserez pas bavarder ?
— On vous fera taire. Habillez-vous, je vous at-
tends.
Il passe dans sa chambre ; mais il laisse la porte ou-
verte pour me parler à pleine voix et me forcer à lui
expliquer ce qui me choque dans la Stratonke. Seule-
ment, il ne me le laisse pas dire. L'action d'ôter ses
IMPRESSIONS ET âOOVENIRS. 77
pantoufles et sa robe de chambre lui rend son anima-
tion naturelle et ce n'est plus moi, c'est lui qui parle
et critique.
— Tenez l il a bien fait ce qu'il a pu, le père Ingres,
pour être coloriste, et la manière dont il entend la
chose est tout à fait comique. Vous n'aviez pas raison
tout à l'heure. Son parti n'est pas si pris que ça ! 11
fait ce qu'il peut, allez ! Seulement, il confond la colo-
ration avec la couleur. C'est un vieux dieu , bourgeois
en diable, et, sur ce chapitre-là, il n'en sait pas plus
long que son portier. Âvez-vous remarqué que, dans
la Stratonice^ il y a un luxe de coloration très-ingé-
nieux, très-cherché, très-chatoyant qui ne produit pas
le moindre effet de couleur ? Il y a un pavé de mo-
saïque d'une exactitude à désespérer un professeur de
perspective. Du premier plan au dernier, il y a peut-
être mille petits losanges d'une exactitude rigoureuse
quant à la fuite des lignes. Ça n'empêche pas ce pavé-
là de se tenir tout droit comme un mur. Ça reluit
comme un miroir. On s'y regarderait pour faire sa
barbe ; mais on n'oserait jamais marcher dessus , à
moins d'être une mouche. Avec tant soit peu de vraie
couleur, son pavé fuirait et il n'aurait pas eu besoin
de ce millier de petites lignes. Pourtant, il a essayé d'y
jeter des lumières ; mais ce sont encore des lumièTes
découpées à la règle et au compas. On sent qu'elles
78 IMPRESSiONS £T SOUVENIRS.
N.
sont fixées là pour Téternité et que le soleil de M. In-
gres ne changera jamais de place par rapport à la terre.
N'importe ! il a mis du soleil là où il en faut rigoureu-
. sèment, et je suis sûr qu*il est content. 11 croit que le
lumière est faite pour embellir ; il ne sait pas qu'avaat
tout elle est faite pour animer. Il a étudié avec une
précision très-délicate les plus petits effets de jour sur
les marbres, les dorures, les étoffes; il n*a oublié
qu'une chose, les reflets. Ah bien oui, les reflets ! Il
n*a jamais entendu parler de ça. Il ne se doute pas que
tout eBt reflet dans la nature et que toute la couIej^'
est un éphange de reflets. Il a semé sur tous les objets
qu'il a fait poser devant lui des petits compartiments
de soleil qu'on dirait saisis au daguerréotype, et il n'y
a ni soleil, ni lumière, ni air dans tout cela. I^.lit
d'Antiochus rentre dans le mur ; le malade y est in*
crusté. Il se débat en vain par un mouvemeqt trësi-
joli pour cacher sa rougeur. Ce p'est pas Stratppjçe
qui le force à se tortiller, c'est la souffrance de 3e
trouver cloué à la ruelle de son lit. Les personnages du
second plan éprouvent la même torture et font.dfis
efforts inouïs pour s'arracher de ces parois collaAt^*
Rien ne se détache, par conséquent rien n'existe daas
ce tableau charmant, d'une niaiserie bizarre. Oh ! je sais
bien, moi, ce qu'il s'est dit! Il s'est dit : Je veux faire
une œuyre irréprochable ; je ne veux pas seulement '
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 79
qu'elle enseigne et démontre ; je veux qu'elle plaise. Je
vas y foprrer de la couleur, oh! mais de la couleur, ep
veux-tu, en vpilà ! Je vas épater mes adversaires ; il
n'auront ^lus rien à idire maintenant ; ils seront aplatis
de toutes les façons. Arrivez, mes élèves, et regardez
bien ; je vas vous montrer ce que c'est que la couleur !
£t le voilà qui s'est mis à flanquer des tons sur sop
sujet, après coup, comme on met de lanonpareille sur
un gâteau bien cuit, lia mis du rouge sur un manteau,
du lilas sur un coussin, du vert par ici, du bleu par là :
un rouge éclatant, un vert printanier, un bleu céleste,
lia le goût de l'ajustement et la science du costume.
il a mêlé à ses cheveux, à ses étoffes , des ban-
delettes , un lilas d'une exquise fraîcheur , ((les
bordures , mille coquetteries d'ornementation très-
amusantes, mais qui n'amènent rien du tout dans la
production de la couleur. Les tons livides et ternes
d'un vieux mur de Rembrandt sont bien autrement
riches que cette prodigalité de tons éclatants plaqués
sur des objets qu'il ne viendra jamais à bout de relier
les uns aux autres par leurs reflets nécessaires, et qui
restent crus, isolés, froids, criards. Remarquez que le
criard est toujours froid !
— A propos de j&roid[, couvrez-vous bien ; il ne. fait
pas chaud.
— Me voilà prêt. Je ne yeux plus parler.
SO IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
Nous arrivons chez moi et, malgré sa résolution, il n'a
pas cessé de raillerie prétendue couleur des ingristes.
Il les appelle des imagiers, des enlumineurs de manus-
crits, des pasticheurs. Ma colère s*est apaisée, elle a
passé en lui. Chopin nous rejoint à la porte, et les voilà
qui montent l'escalier en discutant sur la Stratonice.
Chopin ne l'aime pas, parce que les personnages sont
maniérés et sans émotion vraie ; mais le fini de la
peinture lui plaît, et, quant à la couleur, il dit par po-
litesse qu'il n'y entend rien du tout — et il ne croit
pas dire la vérité I
Chopin et Delacroix s'aiment, on peut dire tendre-
ment. Ils ont de grands rapports de caractère et les
mêmes grandes qualités de cœur et d'esprit. Mais, en
fait d'art, Delacroix comprend Chopin et l'adore. Cho-
pin ne comprend pas Delacroix. Il estime, chérit et
respecte l'homme ; il déleste le peintre. Delacroix plus
varié dans ses facultés apprécie la musique ; il la sait
et il la comprend; il a le goût sûr et exquis. 11 ne se
lasse pas d'écouter Chopin; il le savoure; il le sait par
cœur. Cette adoration, Chopin l'accepte et il en est
touché ; mais quand il regarde un tableau de son ami,
il souffre et ne peut trouver un mot àlui dire . Il est mu-
sicien, rien que musicien. Sa pensée ne peut se traduire
qu'en musique. Il a infiniment d'esprit, de finesse et de
malice; mais il ne peut rien comprendre à la peinture
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 81
et à la statuaire. Michel-Ange lui fait peur. Rubens
l'horripile. Tout ce qui lui parait excentrique le scan-
dalise. Il s'enferme dans tout ce qu'il y a de plus
étroit dans le convenu. Étrange anomalie ! Son génie
est le plus original et le plus individuel qui existe. Mais
Une veut pas qu'on le lui dise. Il est vrai qu'en litté-
rature, Delacroix a le goût de ce qu'il y a de plus clas-
sique et de plus formaliste.
Il n'y a pas à les discuter, je les écoute ; mais voilà
Maurice qui casse les vitres au dessert. Il veut que Dela-
croix lui explique le mystère des reflets, et Chopin
écoute, les yeux arrondis par la surprise. Le maître
établit une comparaison entre les tons de la pein-
ture et les sons de la musique. L'harmonie en musi-
que, dit-il, ne consiste pas seulement dans la con-
stitution des accords , mais encore dans leurs
relations, dans leur succession logique, dans leur en-
chahiement, dans ce que j'appellerais, au besoin,
leurs reflets auditifs. Eh bien, la peinture ne peut pas
procéder autrement! Tiens ! donne-moi ce coussin bleu
et ce tapis rouge. Plaçons-les côte à côte. Tu vois que
là où les deux tons se touchent, ils se volent l'un l'au-
tre. Le rouge devient teinté de bleu; le bleu devient
lavé de rouge et, au milieu, le violet se produit. Tu peux
fourrer dans un tableau les tons les plus violents ;
donne-leur le reflet qui les relie, tu ne seras jamais
5.
82 IMPRESSIONS ET SOUVENIR^.
criard. Est-ce que la nature est sobre de tons ? Est-ce
qu'elle ne déborde pas d*oppositioas féroces qui ne
détruisent en rien son harmonie? C'est que tout s'^-
cbalne par le reflet. On prétend supprimer cela en
peinture, on le peut, mais alors il y a un petit inconyé-
nient, c'est que la peinture est supprimée du.coup.
Maurice observe que la science des reflets est la plus
difficile qu'il y ait au monde.
«— Non ! dit le maître, c'est simple comme bonjour.
Je peux te démontrer cela comme deux et deux {bot
quatre. Le reflet de telle couleur sur telle autre donne
invariablement telle autre couleur que je t'ai vinjgt fois
^pliquée et prouvée.
-- Fort bien, dit l'élève ; mais le reflet du reflet?
— Diable! Gomme tu y vas, toi! tu en demandes
rop pour un jour !
Maurice a raison ; le reflet du reflet nous lance dans
rinûui, et Delacroix le sait bien ; mais il ne pourra
jamais le démontrer, car il le cherche sans cesse et il
m'a bien avoué qu'il le devait plus souvent à l'inspi-
ration qu'à la science. Il peut enseigner la grammaire
de son art ; mais le génie ne s'enseigne pas. Il y a, dans
la couleur des mystères insondables, des tons produits
par relation, qui n'ont pas de nom et qui n'existent sur
aucune palette. A ces reflets qui se pénètrent mutuel-
lement, il n'y a pas de limites absolues, et de leurs mys-
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 85
t^iieux hyménées naisseat sans cesse des combii^spi^
<iui peuvent s'accumuler sans s*épaissir. II. n'y a pas de
:POir dans la nature ; il n'y a pas de parties mortes dans
Ja peinture. Tout corps en contact avec un autre corps
(lonne et reçoit l'éclair de la couleur. Le plj^s éclairé
domine l'autije, mais jamais jusqu'à paralyser ^on çf-
fet. C'est le secret de la transparence des ombres, c'est
,aussi le secret du relief des objets, que les ingristes
ignorent absolument.
— Je me permets de communiquer comme je peux
mon appréciation.
Chopin s'agite sur son siège. Permettez-moi de res-
pirer, dit-il, avant de passer au relief. Le reflet, c'est
bien assez pour le moment. C'est ingénieux, c'est nou-
veau pour moi ; mais c'est un peu de l'alchimie.
— Non, dit Delacroix, c'est de la chimie toute pure.
Les tons se décomposent et se recomposent à toute
beure et le reflet ne se sépare pas du relief, comme la
ligne ne se sépare pas du imodelé. Ils croient qu'ils ont
inventé, ou tout.au moins découvert la ligne ! C'est-à-
dire qu'As croient tenir le contour. Eh bien, ils ne le
tiennent pas du tout ! Le contour se moque d'eux et
leur tourne le dos. Attendez I Chopin, je sais ce que
vous allez dire : le contour est ce qui empêche les
objets de se confondre les uns avec les autres ; mais la
pâture est sobre de contours arrêtés. La lumière qui
84 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
est sa vie, son mode d'existence, brise à chaque in-
stant les silhouettes et/au lieu de dessiner à plat, elle
enlève tout en ronde bosse. Quand vous aurez dessiné
au trait ma forme sur une ardoise, quelque joli que
soit ce Vait, vous n'aurez pas fait une peinture de ma
personne. Pourtant, si vous êtes coloriste, vous vien-
drez à bout, avec ce simple trait,. de faire comprendre
que j'ai une épaisseur, un relief, un corps. Comment
en viendrez-vous à bout? En n'arrêtant pas également
partout ce contour, en le faisant très-délié, presque
interrompu en certains endroits, en l'accusant en d'au-
tres endroits au moyen d'un second trait et, s'il le faut,
d'un troisième, ou encore au moyen d'un trait élargi,
engraissé, qui se gardera bien d'être un fil de fer, car
partout où j'ai vu un relief, — et je ne sache pas que
le corps humain ait un seul endroit absolument plat,
fût-il de rétendue d'un pain à cacheter ■— il n'y a pas
d'opacité au contour qui l'indique. Ni la lumière qui
frappe ce contour, ni l'ombre qui glisse dessus n'ont
de point d'arrêt saisissable. Si vous dessinez un corps
nu, une figure, une main, c'est bien autre chose. La
chair est tme buveuse insatiable de lumière et une
échangeuse de reflets inépuisable. Elle reflète tout et
elle se reflète sur elle-même à l'infini. Voyez un en-
fant nu de Rubens. C'est de Tarc-en-ciel ibndu sur la
chair, l'éclairant et la pénétrant, lui donnant l'éclat,
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 85
le relief, la circulation, la palpitation, la vie sortant à
pleins bords de la toile. C'est que la peinture, voyez-
vous, ce n'est pas seulement ceci : Et il dessina en l'air
un arc horizontal allant de son épaule gauche à son
épaule droite : « C'est encore cela I » Et il dessina Parc
dans le sens convexe en partant de son froHt, pour re-
venir sur sa poitrine. — Eh bien, les ingristes ont
voulu changer la nature ! Ils ont fait de l'homme une
ardoise bien découpée sur les bords, et, pour qu'on ne
doute pas de leur intention, il y en a qui ne font plus
que des ombres chinoises, à teintes plates, collées sur
des fonds d'or. J'avoue que c'est une manière de sim-
plifier l'art ; mais il y en aurait une plus sûre encore,
qui serait de n'en plus faire du tout. Tiens, Maurice,
tu aimes à faire des bonshommes en quantité, tu vou-
drais en faire tenir cinquante mille sur une feuijle de
papier. Je vas t'enseigner un bon moyen. Dessine-moi
un mur, et tu écriras dessus : En ce moment cinq cent
mille hommes passent derrière ce mur I — Tu te seras
épargné la peine d'apprendre à les faire, et, par le
temps qui court, tu auras peut-être plus de succès que
moi qui ai eu la bêtise de vouloir apprendre.
Chopin n'écoute plus. Il est au piano et il ne s'aper-
çoit pas qu'on récoute. Il improvise comme au hasard.
Il s'arrête. Eh bien, eh bien, s'écrie Delacroix, ce nest
pas fini l
«6 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
— ^» Ce n'est pas commeacé. Rien ne me vient,., riçu
que des reflets, des ombres, des reliefs qui ne veulent
pas se fixer. Je cherche la couleur, je ne trouve mêgae
pas le çlessin.
— Vous ne trouverez pas l'un sans l'autre, reprend
Delacroix, et vous allez les trouver tous deux.
— Mais si je ne trouve que le clair de lune ?
Vous figurez trouvé le reflet d'm reflet, répond Mau-
rice.
L'idée plaît au divin artiste. Il reprend, sans avoir
l'air de recommencer, tant son dessin est vague et
comme incertain. Nos yeux se remplissent peu à peu
des teintes doucçs qui correspondent aux suaves nio-
dulations saisies par le sens auditif. Et puis la note
bleue résonne et nous voilà dans Tazur delà nuit trans-
parente. Des nuages légers prennent toutes les formes
de la fantaisie ; ils remplissent le ciel ; ils viennent se
presser autour de la lune qui leur jette de grands dis-
ques d'opale et réveille la couleur endormie. Nous
rêvons d'une nuit d'été ; nous attendons le rossignol.
Un chant sublime s'élève. Le maître sait bien ce
qu'il fait. Il rit de ceux qui ont la prétention de faire
parler les êtres et les choses au moyen de Tharmonie
imitative. Il ne connaît pas cette puérilité. 11 sait que
la musique est une impression humaine et une mani-
festation humaine. C'est une âme humaine qui pense.
lMPR|:sgiONS ET SOUVENIRS. 87
c'est une voix humaine qui s'exprime. C'est f homa\e
en présence des émotions qu'il éprouve, les traduisant
par le sentiment qu'il en a, sans chercher à en repro-
duire les causes par la sonorité. Ces causes, la musi-
<iue ne saurait les préciser ; elle ne doit pas y préteodre.
Là est sa grandeur^ elle ne saurait parler en prose.
Quand le rossignol chante à la nuitétoilée, le maître
ne vous fera ni deviner ni pressentir par une ridicule
notation le ramage de l'oiseau. Il fera chanter la vo|x
humaine dans un sentûnent particulier qui sera celui
qu'on éprouve en écoutant le rossignol, et si vous ne
songez pas au rossignol en écoutant l'homme, ce qui
importe fort peu, vous n'en aurez pas moins une im-
pression de ravissement qui mettra votre âme dans la
disposition où elle serait, si vous tombiez dans une
douce extase par une belle nuit d'été, bercé par toutes
les harmonies de la nature heureuse et recueillie.
II en sera ainsi de toutes les pensées musicales dont
le dessin se détache sur les effets d'harmonie. Il faut
la parole chantée pour en préciser l'intention. Là où
les instruments seuls se chargent de la traduire, le ^
drame musical vole de ses propres ailes et ne prétend
pas être 'traduit par l'auditeur. Il s'exprime par un état
de l'àme où il vous amène par la force ou la douceur.
Quand Beethoven déchaîne la tempête, il ne tend pas
à peindre la lueur livide de l'éclair et à faire entendre
88 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
le fracas de la foudre. Il rend le frisson, Téblouisse-
ment, l'épouvante de la nature dont l'homme a con-
science et que Fhomme fait partager en l'éprouvant.
Les symphonies de Mozart sont des chefs-d'œuvre de
sentiment que toute âme émue interprète à sa guise
sans risquer de s'égarer dans une opposition formelle
avec la nature du sujet. La beauté du langage musical
consiste à s'emparer du cœur ou de l'imagination, sans
être condamné au terre à terre du raisonnement. Il se
tient dans une sphère idéale où Tauditeur illettré en
musique se complaît encore dans le vague, tandis que
le musicien savoure cette grande logique qui préside
chez les maîtres à l'émission magnifique de la pensée.
Chopin parle peu et rarement de son art ; mais^ quand
il en parle, c'est avec une netteté admirable et une sû-
reté de jugement et d'intentions qui réduiraient à néant
bien des hérésies s'il voulait professer à cœur ou-
vert.
Mais, jusque dans l'intimité, il se réserve et n'a de
véritable épanchement qu'avec son piano. 11 nous pro-
met pourtant d'écrire une méthode où il traitera non-
seulement du métier, mais de la doctrine. Tiendra-t-il
parole ?
Delacroix aussi promet, dans ses moments d'expan-
sion, d'écrire un traité du dessin et de la couleur.
Mais il ne le fera pas, quoiqu'il sache magnifiquement
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 8P
écrire. Ces artistes inspirés sont condamnés à cher-
cher toujours en avant et à ne pas s'arrêter un jour
pour regarder en arrière.
On sonne , Chopin tressaille et s'interrompt. Je
crie au domestique que je n'y suis pour personne. —
Si fait, dit Chopin, vous y êtes pour lui. — Qui donc
est-ce?
— Mickiewicz. — Oh oui, par exemple ! Mais com-
ment savez-vous que c'est lui? — Je ne le sais pas,
mais j'en suis sûr ; je pensais à lui.
C'est lui, en effet. Il serre affectueusement les mains
et é'assied vite dans un coin, priant Chopin de conti-
nuer. Chopin continue ; il est inspiré ; il est sublime.
Mais le petit domestique accourt tout effaré ; la maison
brûle 1 — Nous allons voir. Le feu a pris, en effet, dans
ma chambre à coucher ; mais il est temps encore. Nous
l'éleignons lestement. Pourtant cela nous tient occupés
une grande heure ; après quoi, nous disons : Et Mickie-
wicz, où peut-il être ? On l'appelle, il ne répond pas ;
on rentre au salon, il n'y est pas. — Ah 1 si fait, le
voilà dans le petit coinoù nous l'ayons laissé. La lampe
s'est éteinte, il ne s'en est pas aperçu ; nous avons
fait beaucoup de bruit et de mouvement à deux pas de
lui, il n'a rien entendu ; il ne s'est pas demandé pour-
quoi nous le laissions seul ; il n'a pas su qu'il était
seul. Il écoutait Chopin ; il a continué à l'entendre.
90 iMPRESsiaiis fiT souvenirs;
' De la part d*ua autre, cQla.ressemblçrait à (le l'affec-
tation ; màs le doux et humble grand poëte est païf
comme un enfant, et, me voyant rire, il me demande
ce que j*ai. — Je n'ai rien ; mais la première fois que
le feu prendra dans une maison où je .serai avec voiis,
JQ cooimencerai par vous mettre en sûreté, car vous
brûleriez sans vous en douter, comme un simple co-
peau.
— Vraiment? dit-il, je ne savais pas! Et il s'en va
sans avoir dit un mot. Chopin reconduit Delacroix qui,
retombant dans le monde réel^ lui parle de son tailleur
anglais et ne semble plus connaître d'autre préoccu-
pation dans l'univers que celle d'avoir des habits très-
chauds qui ae soient pas lourds.
VI
A CHARLES EDMOND.
1871. Nohant, aoftt.
Vous VOUS demandez, mon ami, pourquoi je tiens à
ce qu'on ne me rectifie pas ma ponctuation à Tim-
primerie. J'essayerai de vous dire mes raisons.
La ponctuation a sa philosophie comme le style ; je
ne dis pas comme la langue ; le style est la langue
bien comprise, }a ponctuation est le style bien com-
pris.
Il y a des règles ^solues pour la langue et des
règles absolues pour la ponctuation. Le style doit se
plier aux exigences de la langue, mais la ponctuation
doit se plier aux exigences du style. Je nie qu'elle re-
lève immédiatement des règles grammaticales^ je pré-
tends qu'elle doit être plus élastique et n'avoir point
de règle absolue.
Il y a une foule de bons traités de la ponctuatiop. Il
9t2 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
faut les avoir lus, il faut s'en aider au besoin, il ne
faut pas s'y soumettre avec servilité.
On a dît « le style, c'est l'homme. » La ponctuation
est encore plus l'homme que le style. La ponctuation,
c'est rintonation de la parole, traduite par des signes
de la plus haute importance. Une belle page mal
ponctuée est incompréhensible à la vue ; un bon dis-
cours est incompréhensible à l'oreille s'il est débité
sans ponctuation, et désagréable si la ponctuation est
mauvaise. L'instinct de l'orateur intelligent le guide
avec certitude et, sans qu'il ait besoin de se reporter
à aucune règle écrite, il sait couper sa phrase à points
en suspendre le sens tout en faisant comprendre qu'elle
n'est pas unie, marquer les différentes stations d'une
période de longue haleine, et même la prolonger au-
delà des lois de la sobriété en l'accentuant de manière
à soutenir l'attention qu'elle réclame. Un discours bien
débité, un rôle bien dit au théâtre devraient être les
règles les plus sûres et tes plus logiques pour la ponc-
tuation exprimée en signes écrits.
L'acteur pèche souvent par le défaut de cette logi-
que. Il lui faut une grande habileté, dans le vers clas-
sique surtout, pour varier son intonation dont la mo-
notonie fatiguerait l'oreille et l'esprit, et pour se tenir
en même temps dans la vérité du sens littéraire et
philosophique. Quelques-uns sont si accablés par cette
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 93
difficulté qu'ils laissent échapper des exclamations qui
détruisent la mesure du vers. Même au Théâtre-Fran-
çais on entend souvent des vers faux,
k Au début de sa carrière Rachel ne disait pas juste
et ponctuait mal. Elle s'en corrigea et atteignit l'apogée
de son talent ; puis, à force d'étudier, elle dépassa le
but et, voulant produire trop d'effet, elle ponctua
trop ses intonations.
Si vous voulez vous rendre compte de l'excès de
ponctuation, examinez le caractère d'un homme d'a-
près sa manière de parler. S'il pèse chacune de ses pa-
roles, s'il donne une égale valeur à toutes ses phrases,
s'il en détaille minutieusement chaque membre, vous
êtes aussitôt saisi de l'impression que cet homme s'aime
trop lui-même, qu'il attribue une importance exagérée
à ses assertions, qu'il est tranchant, vaniteux et des-
potique. Un homme si épris de sa parole ne souffrira
aucune contradiction et n'admettra aucune résistance.
S'il écrit, sa ponctuation le révélera autant que son
débit ; il fera abus des points et des virgules, il sur-
chargera son style de phrases incidentes, par consé-
quent de parenthèses ou de tirets.
Celui qui abuse des points d'exclamation est un dé-
clamateur impuissant, cela saute aux yeux ; celui qui
les supprime entièrement et tourne toujours sa phrase
de manière à s'en passer est affecté d*une autre ma-
94 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
ilière. li craint qu'on ne le soupçonne d'être ému, ou
il craint de l'être. Il se fait mordant et sec. Dans la
conversation, il a la critique 'dure, le raisonnement
fr<Md» la plaisanterie acerbe.
Le défaut que Rachel avait subi vers la fin de sa
glorieuse carrière est le défaut général des acteurs du
Théâtre-Français et peut^tre le résultat inévitable dm
études du Conservatoire, études excellentes, néces^
sàires, mais par^dessus lesquelles il faut savoir passer
quand on est arrivé à une certaine élévation de talent.
La diction et ce que j'appellerai sa ponctuation parlée
sont si intimement liées à la mimique de Facteur, de
l'orateur en général, qn'il est impossible d^y porter
la moindre exagération sans que l'aspect entier du
personnage ne s'en ressente. La moindre virgule en*
tratne une vibration du corps ou un état de la^ physio-
nomie ; le point d'exclamation et le point d'interroga-
tion ont leur exi^^ssion correspondante dans celle du
visage ou dans celle du geste. De là un détail fatigant
pour le spectateur et une étrange monotonie résultant
de l'excès de variété. Cette science du détail qui,.au
Théâtre-Français, est arrivée à la perfection doit satis-
imre absolument le vulgaire et passionner l'étranger,
tous deux ayant besoin de ce relief minutieux pour
comprendre une langue dont ils ne saisissent pas tou-
jours bien les nuances ; mais» pour qui a le sens du
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 9^
vrai cft rintelligeiice du texte, ce relief de toatès lés
parties d'une période est une gêne, parfois une souf-
france. On a besoin de respirer à pleins poumons dans
Ici beau, la grande éloquence est abondaînte et facile,
le grand lyrisme ne se détaille pas, il n'est' point es-
soufflé ; Tune coule comme un fleuve, l'autre se préci-
pite comme un torrent. Si la phrase incidente se glisse
dans le lyrisme, elle doit y prendre beaucoup de va-
leur ; c'est comme le rocher que le flot rencontre, qui
le brise un instant, mais qui lui donne plus d'énergie
pour repartir. Dans ce cas, l'élan refoulé et suspendu
est chose excellente ; mais si, même avec beaucoup
d'habileté, vous insistez à égale valeur sur tout ce qui
peut former une sorte d'angle d'incidence, vous dé-
tfuisez l'effet principal au profit d'effets seccfndaires
qu'il eût été plus habile de sacrifier. Vous arrivez au
miroitement qlii détruit l'harmonie de la forme et- la
logique de la pensée.
11 faut donc, pour eti révenir à la ponctuation écrite,
n'en point surcharger le texte en certains endroits, et
dans d'autres cas il'en rien omettre. Ceci devient une
affaire de tact et c'est pour cela que je n'y voudrais
rien d'absolu: Dans un dialogue, par exenïple, entre
personnes d'un caractère différent, je varierais la
ponctuation en même temps que l'expression. Dans un
récit riapide, je donnerais peUà la respiration, et raéttie.
96 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
dans un simple exposé, je ne couperais pas comme
phrases ce qui n'est qu'un ensemble de phrases con-
courant à préciser une même chose. S'il y a tant soit
peu de recherche ou d'obscurité dans une explication,
vous réclairdrez par une ponctuation très-grammati-
cale. Siy au contraire, vous parlez de choses que tout
le monde entend à demi-mot, ne leur donnez pas
rimportance qu'elles ne doivent point avoir ; allez vite
au fait comme vous y allez par la parole écrite, ou
parlée.
Ces nuances ne sont pas du ressort des protes. Un
bon prote est un parfait grammairien et il sait sou-
vent beaucoup mieax son afTaire que nous ne savons
la nôtre ; mais aussi quand nous la savons et que nous
y faisons intervenir le raisonnement, le prote nous
gêne ou nous trahit. Il ne doit pas se laisser gouverner
par le sentiment; il aurait trop à faire pour entrer
dans le sentiment de chacun de nous ; mais quand il a
à corriger nos épreuves après nous, il doit laisser à
chacun de nous la responsabilité de sa ponctuation
comme il lui laisse celle de son style. Il se tromperait
même si, voulant trop se confirmer à notre intention,
il se reportait à ce qui semble établi par nous dans une
certaine page, pour en ponctuer une certaine autre.
Le même écrivain peut avoir différents procédés ins-
tinctifs ou raisonnes pour détailler différemment des
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 97
fonnes analogues dont le fonà diffère. Là où vous au-
riez été très-grammatical dans une chose posée, vous
ne vous sentez plus forcé de Tètre dans une chose
émue. Si votre forme est claire, elle peut se passer de
cette seconde explication de la ponctuation rigoureuse.
La ponctuation doit s'attacher à faciliter la première
lecture, beaucoup plus qu'à satisfaire la règle à la se-
conde lecture. Il y aurait quelques innovations à in-
troduire dans la nôtre. Par exemple, il est parfois dif-
ficile de savoir, au commencement d'une phrase, si
elle est interrogative ou affirmative ; il faut alors que
l'œil la relise ou que le lecteur la recommence. Il se-
rait plus net de suivre le procédé espagnol qui place
le point d'interrogation en tète et non en queue de la
phrase *. ,
Dans le vers, la ponctuation est insensée si l'on
continue à commencer chaque vers par une majuscule.
Pourquoi cette routine qui offusque Tœil et l'esprit?
La ponctuation est une chose si difficile à fixer d'une
façon arbitraire que chacun a la sienne et que les protes
eux-mêmes ne sont pas d'accord entre eux sur l'emploi
de certains signes. Les uns font suivre le tréma d'une
majuscule, contrairement à l'usage ancien ; les autres
ne se permettent pas cette innovation. Je crois qu'il
1. La Grammaire des grammaires est d'accord avec moi
$or cette innovation.
6
98 IMPRESSIONS ET SOUVENIR S«
serait logique de suivre le premier système quand le
tréma est placé eu guise de guillemet pour amioncer
un discours, une parole importante, le commencement
d'une citation* Exemples :
« La réplique de l'accusé à toutes leurs questions
fiit constamment : Non.
» Le texte de la loi dit positivement : Nul n'est caisé
ignorer la loi.
» Alors, il leur parla en ces termes : Mes amis, ne
croyez pas que je rêve, etc. »
Le second procédé resterait applicable sux membres
de phrases complémentaires, comme par le passé.
Je citerai encore un exemple pris au* hasard^ pour
montrer la différence de mouvement qu'une ponctua-
tion trop riche, et une ponctuation très-sobre peuvent
donner à Texpression d'un sentiment animé.
1.
Gomment osez-vous^ m'accn-
ser, vous, dont la conduite fat
ïâche? vous, qui n'avez pas
même va le péril où nous
étions? qui donc nous a livrés
à l'ennemi, si ce n'est vous ?
fui donc, en poussant ' les
antres au sacrifice de la- vie,
s'est abstenu de tout sacrifice,
et s'est préserva au& dépens
de tous ?
2.
Comment osez vous ni'aocu-
ser, vous dont la conduite fut
lâche, vous qui n'avez pas
) même vu. le péril où nous
étions? qui donc nous a livrés
à Tennemi si ce n*est vous?
qui donc; en poussant les
autres an sacrifice de la vie,
s'est abstenu de tout sacrifice
et s'est préservé aux dépens
de tous? t
IMPRESSTOîiS ET SOUVENIRS. 99
.JedoDnerais la préférence au.secondexemple.il
peut paraître trop sobceide ponctuation. Le premier
parait plus correct, .plus facile à bien débiter; mais,,
débité ainsi, il est froid. Le second, s'il est lu avec
toute l'haleine qu'il comporte, fera plus d'impression
et persuadera plus vite. >Dans le premier je vois un
avocat qui plaide et qui accentue son raisonnement ;
dans le second je vois un accusé que l'indignation em-
porte et qui exhale sa douleur. — Application de.mon
système d'indépendance devant les régies absolues :
ponctuez exactement le rôle de l'avocat ; ponctuez le
moins possible le rôle de l'accusé, c'est-à-dire soyez
soumis à la règle quand elle est d'accord avec le sens
des choses : n'en soyez point esclave quand elle
Paltère.
La ponctuation est' un perfectionnement du langage
d'origine assez nouvelle. Nos anciens maîtres ponc-
tuaient à peine ou ne ponctuaient pas du tout leurs
manuscrits, et les éditeurs qoi ont corrigé les an-
ciennes éditions des classiques ont agi à leur guise.
Nous ne pouvons donc invoquer, pour établir un^
ponctuation plus ou moins libre et personnelle, que
des auteurs modernes, et plusieurs d'entre eux, n'at-
tachant peut-être aucune importance à ce détail, n'ont
pas voulu faire autorité. Nous le regrettons; nous
aurions appris d'eux une chose que personne ne sait
100 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
bien et que, pour mon compte, je voudrais Irès-bien
savoir. J'ignore si M. Michelet corrige ses épreuves
avec soin ou si les protes se dérobent à ses indi-
cations, mais il est étrange et prodigue de ponc-
tuation. Je rouvre au hasard et je trouve cette phrase :
« Une émotion de plaisir, sauvage, homicide, est atta-
chée, chez beaucoup d*hommes, à la destruction. »
Cinq virgules pour un court axiome, cela me paraît
beaucoup. J'en retrancherais bien trois sans scru-
pule. — Il me semble qu'il n'en faudrait pas du tout
daus la phrase suivante : c Le seul décret qui semble
garder l'empreinte de Saint-Just, est celui-ci : etc. »
— Non plus que dans celles-ci : « Carrier reprochait
> aux corps administratifs de vouloir le faire périr, en
» rejetant sur lui l'embarras des subsistances. »
« Elle avait deviné son projet, et le surveillait. »
Etc.
Le style de Michelet est très-haché : c'est sa force
et son élan. Raison de plus pour ne pas le hacher
inutilement. Une personne qui le lirait tout haut
servilement et comme il est ponctué aurait l'air d'être
asthmatique.,
La ponctuation de Louis Blanc est très correcte,
mais trop uniformément correcte et procédant tou-
jours en vertu de la même loi de composition.
M. Thiers est plus libre d'allures et résout, sans
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. im
le savoir probablement, un grand problème, celui de
ponctuer richement saus qu'on s'en aperçoive. Théo-
phile Gautier emploie plus de virgules qu'il n'est
nécessaire à un style parfaitement construit. Il surt
le procédé de Victor Hugo dont la lumineuse clarté
n'a pas besoin d'être accusée par tant de signes.
J'ignore si Alexandre Dumas père ponctuait ses
manuscrits et corrigeait ses épreuves. En tous cas,
il devait ponctuer après coup. Ses lettres n'avaient ni
points ni virgules. Il ne barrait pas le t, il ne mettait
pas de point sur Vi. Il méprisait profondément l'apos-
trophe ; à préposition était écrit comme a verbe. Ce
qu'il écrivait au courant de la plume était hiérogly-
phique, malgré une des plus belles calligraphies qu'il
fût possible d'avoir. Au contraire les moindres lettres
de M. de Lamennais eussent pu passer à l'imprimerie
comme épreuves corrigées.
Je reçois certaines lettres sans orthographe qui
sont bien rédigées et ponctuées comme si la ponc-
tuation était un instinct particulier. J'en reçois d'autres,
irréprochables d'ailleurs, qu'une ponctuation fantas-
que rend très-obscures. Simplifier autant que possible
la ponctuation la rendrait plus facile à retenir. Je
crois donc qu'il faut la simplifier. En certains cas
on pourrait bien établir la règle de simplification. La
virgule qui précède et est la plupart du temps inutile,
103 IMPREStSIONS ET SOUVENIRS.
Elle, 8'hairilla^ et elle sortit. Pourquoi pas : EUe
s'habilla et elle sortit? Je n'ai pas besoin qu'on
m'indique que s'habiller et sortir sont deux actions
différentes. J'ai plutôt besoin de sentir que ce sont
deux actions qui se tiennent et concourent au même
but. Beaucoup de virgules que l'on place avant qui
sont superflues et ralentissent le. mouvement. — «Il
s'approcha de la lampe, qui finissait de brûler, ji -•
« Je confiai le message à cet homme, qui me parut
honnête. » — « Cet ami, qui me trompe et me flatte,
est le vôtre aussi. » — Toutes ces virgules que Ton voit
prodiguées dans les éditions bien ou mal corrigées
sont inutiles et fatigantes.
Vous trouverez peut-être que j'attache trop d'im-
portance à un détail dont peu de personnes se sou-
dent. Ai-je tort de trouver qu'il faudrait prendre de
bonne heure l'habitude de se rendre compte de tout
<5e que l'on fait et de tout ce que l'on écrit ? Il y a
bien. assez d'imprévu dans la vie, sans. que nous nous
y abandonnions nous-mêmes de parti pris. Il y aura
à toute heure des préoccupations ou des fatigues qui
nous feront manquer à nos résolutions, ou à nos ha-
bitudes. Il n'y a pas de danger, si nous sentons vive-
ment, que notre existence devienne méthodique et
froide. Nous serons bien plutôt emportés par la force
des choses dans l'excès contraire. Notre seul refuge
IMPRESSIONS £T SOUVENIRS. 103
alors s^a de trouver en nous de quoi combattre un
peu rémotion on le trouble et de ressaisir le.plus tôt
possible dans les petits naufr^iges de toutes les j](Hes
répave du raisonnement.
Puisque, nous consacrons cette causerie à la péda-
gogie, permettez-moi de vous demander, à vous,
étranger, qui savez leinançais mieux que la plupart
d'entre nous, si vous regardez notre langue comme la
plus claire de toutes. Moi je ne le crois pas. Elle tient
trop du latin, langue morte, costume qui ne sied pas
à nos formes et à nos allures. Elle a trop de facilités
de constructions. Je lui préfère l'anglais, odieux h
l'oreille, grimaçant dans la bouche, faisant saiUir les
dents à force de sifflements, de blaisements, de rava-
lements, je dirais presque de crachements. C'est un
langage sorti naturellement de bouches mal construites
et de gosiers défectueux, caractères de la race. Mais
c'est une langue claire, énergique, régulière, allant au
fait et tout aussi propre à rendre les nuances que la
nôtre.
Nous pourrions par quelques innovations donner au
français écrit un peu plus de logique et de clarté. Je
sais que la règle est l'arche sainte ; majs je n'ai pas
fait de grammaire, j'ai le droit de critique. Par exemple,
que pensez-vous de ce subjonctif qui oblige un amou-
reux à dire en scène : Ah I si j'étais sûr que vous
104 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
m'aimassiez, que mes paroles vous touchassent, que
mes pleurs vous persuadassent, que vous daignassiez
m'épouser, que vous vous le proposassiez, que vous
vous déclarassiez à vos parents, etc. Si cette gram-
maire était débitée sérieusement sur un théâtre, il y
aurait dans la salle un rire inextinguible. Qu'est-ce
donc qu'un temps de verbe dont on ne peut se servir,
ne fût-ce qu'une fois dans une tirade, sans blesser
Toreille et chasser Témotion ? Ne serait-ce pas assez
de le conserver dans les verbes auxiliaires, ne faudrait-
il pas le proscrire de l'enseignement pour les autres
verbes, comme les gens qui se respectent le ban-
nissent de leur langage et de leur style ? Tout le monde
entend « je veux qu'ils s'y habituent. » Entendrait-on
moins bien « je voudrais qu'ils s'y habituent » que
habituassent ? Les verbes à conjugaisons compliquées
sont une enfance de l'art de la parole. Nos vieux pay-
ans du Berry, ceux qui parlaient dans ma jeunesse
le vrai langage du centre ont une richesse singulière
de conjugaison. Permettez-moi, pour égayer un peu
cet entretien pédagogique, de vous en donner une
idée.
Un métayer à qui j'offrais de la liqueur me dit après
l'avoir goûtée : C'est trop bon, il ne faudrait pas que
je m'y accoutumige! Sa femme le reprit: Une faudrait
pas que tu t'y accoutumigisses ! et, sur ma demande,
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 105
elle conjugua ainsi : Il ne faudrait pas qu'il s'y accou-
tumigîtf que nous nous y accoutumigionge, que vous
vous y accoutumigiègej qu'ils s'y accoutumigiingent,
— C'était une puriste ; je consultai ailleurs, elle était
dans la règle et parlait comme il faut. Le mari n'avait
pas été assez grammatical en disant : « Il ne faudrait
pas que je m'y accoutumige. » Il aurait dû dire que je
m'y accoiitumigis. Accoutumige répondant à accou-
tumasse, c'était un subjonctif de plus, peut-être un
conditionnel de l'imparfait du subjonctif auquel il
avait manqué.
Je n'ai pas le droit de simplifier la langue, mais j€
crois qu'elle se simplifiera d'elle-même par l'admissioa
inévitable des classes dites illettrées au mouvement
direct de la société bourgeoise, laquelle n'est déjà pas
trop ferrée sur le français au sortir des collèges. Ce
qui constitue la beauté et la soUdité de la langue
pourra lutter avec succès contre une invasion de bar-
barismes, mais le superflu, ouvrage du pédantisme,
disparaîtra, je l'espère. Déjà nos jeunes paysans
parlent plus simplement et ne sauraient plus
conjuguer le verbe s'accoutumer^ comme leurs bons
aïeux.
Il y a dans une autre règle un double emploi dont
il m'est impossible de ne pas me dispenser quelquefois.
Exemple : j'ai ôté le couteau à l'enfant, je crains qu'il
106 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
m se coupe, littéralement : je crains qu'il ne se coupe
pas. — Que craignez^vous? — Qu'il lui arrive de
se couper. — S'il ne se coupe, vous en ser^ doue
contrarié ! Mais pour être grammatical il faut dire
absolument le contraire de sa pensée. — « Je crains
pour lui un malheur » très-bien, je comprends. —
Empêchons qu'il ne lui arrive malheur, je ne
comprends plus. C'est absolument comme si vous
disiez : Empêchons que le malheur ne lui arrive
pas.
J'en ai bien d'autres sur la conscience de ces contre-
senSy de ces pléonasmes, de ces attentats à l'euphonie
auxquels la règle nous condamne. Les grands écri-
vains ne donneront-ils pas aux bonnes gens le droit
de s'en débarrasser ? Hélas ! non, tant qu'il y aura des
académies gardiennes de la lettre morte, et qu'ils vou-
dront tous en être!
VII
K^PONSE A UNE AMIE.
1871).. Nohant, octobre.
Oui, je sais que deaft la grande préoccupation du
moment, et que,, comme; v^us, les personnes cultivées,
les lettrés, les savants et les artistes s*effray«nt des
Conséquences socialesc daaufira^ univ^sel. Je résume
dans le reproche que voua m^adressez, toutes les ob-
jections qui me sont faites; à ce sujet, et j'y répoi^s
en prenant le public pour juge^ parce que de* telles
questions iiatéressent tout le momie et doivent sortir
du domaine de l'intimité.
Toutes les objections contre le suffrage universel
tel qu'il est appliqué aujourd'hui portent sur le temps
présent, et aueuQB ne tient compte de l'avenir. Il y a
plus, aucune ne tient compte de ce fait, que, pour le
modifie]', il faudrait certainement une révolution et
que» pouf te rétablir à l'époque où ce rétablissement
108 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
sera nécessaire, il faudra encore une révolution. Il me
semble bien que ce n'est pas là ce que vous voulez.
Il faut pourtant donner quelque attention à deux éven-
tualités si graves, car les révolutions atteignent rare-
ment leur but. Un essai de révision du droit de suf-
frage universel nous a donné le plébiscite après le
ooup d'État. Croyez-vous qu'une nouvelle atteinte à ce
droit trouverait une situation vide de prétendants tout
prêts à en profiter?
Le droit de suffrage étant une arme toute prête
pour les usurpations de pouvoir, je ne comprends pas
qu'on puisse songer sérieusement à la leur donner,
quand on veut, comme vous le voulez, le maintien de
la république.
La légèreté avec laquelle on parle dans votre monde,
je devrais dire dans la classe sociale à laquelle vous
appartenez, de provoquer cette grande modification
du suffrage à plusieurs degrés prouve que l'on y compte
le nombre comme un vaste troupeau de moutons sans
volonté d'action et sans conscience de son droit, ce
qui est une erreur capitale, l'erreur de gens qui
vivent dans un jardin fleuri, sans s'être jamais de-
tuandé ce qu'il y a sous la mince couche de terreau
qui nourrit leurs plantes d'agrément.
Oui, ma comparaison est juste. Les gens de loisir
éclairé ou de travail intelligent vivent comme dans un
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 109
jardin où un sol à la fois riche et léger, dès long.-
temps préparé ti l'usage des riches d'esprit, leur pro-
cure toutes les douceurs de la vie supérieure. Géné-
reux et patriotes, ils voudraient sans doute que toute
la terre fût ce jardin d*Éden,où Ton se promènerait en
escarpins et d'où seraient bannis les gros sabots qui
écrasent les fraîches couleurs et les suaves parfums.
Sous cette écorce paradisiaque, il y a pourtant la
terre brute avec ses carrières puissantes, ses mines
précieuses et, plus au fond, ses volcans redoutables.
Il faut bien que ces richesses et ces périls aient une
issue, et je l'ai dit ailleurs, je le dis encore, le suffrage
universel, c'est-à-dire l'expression de la volonté de
tous, bonne ou mauvaise, est la soupape de sûreté
sans laquelle vous n'aurez plus qu'explosions de guerre
dvile.
Comment? ce merveilleux gage de sécurité vous est
donné, ce grand contre-poids social a été trouvé, et
vous voulez le restreindre et le paralyser? Vous re-
présentez l'intelligence et vous en rejetez la base qui
est le bon sens.
Non,' vous croyez* sincèrement qn'un échelonnage
de votes partant de l'ignorance arriverait à nous
donner la prépondérance du savoir. Vous en avez
fait l'expérience sous le règne bourgeois de Louis-
Philippe. L'éligible privilégié vous a donné une suite
110 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
d*assemblées contre lesquelles je vous ai rne aosBi
iititée que vous Têtes contre cefle d'aujourcThui.
Je sais qu'on propose certains moyens pour forcer
l'ignorance à élire la càpadté. Un des plus pratiques
au premier abord est d'attribuer à une certaine classe
de citoyens le droit d'élire autant de députés que si
elle était en nombre égal à une autre classe évidem-
ment plus nombreuse. J'ai lu dœ projets prétendus
radicatix^oii l'on demandait avec ardeur que les villes
eussent droit à des représentants particuliers, pou-
vant se passer du vote des campagnes. La cause de
rintelligence couvrant l'ambition de la cause person-
nelle ne manquait pas d'arguments pour créer cette
aristocratie urbaine destinée à fouler aux pieds le droit
de la plèbe rurale : étrange impertinence de la passion
politique, autrement dit de l'art de parvenir au pou-
voir, au mépris des principes que Ton prétend faire
triompher !
îl serait bien temps d'en finir avec ces coupables
paradoxes qui ne tendent à rien moins qu'à rétablir le
régime des castes, à rejeter le paysan dans la der-
nière de toutes et à l'y maintenir indéfiniment. Quel
mensonge est-ce donc que la république, si elle fait
bon marché de pareilles idées !
Arrière ces républicains-là! Mettons-les avec les
légitimistes. Ils sont faits pour s'entendre, car ces der-
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS; 111
luers, en commençant par reconnattire raolorité du
vote universel dont ils espèrenit tirer paarti, sont bien
résolus à l'étouffer le jour où il lenr sera CDOtraire.
Ces deux extrêmes de partis sont fatalement entraînés
fur l^irs principe^ à détruire la liberté. Nos principes
à nous ne sont entre lears mains que des armes de
guecre civile* Ils appellent leurs compromis et leurs
fluctuations mtyens folitiques. Je Tai dit tout à l'heure,
je maintiens le mot brutal : la polîtiqae pare n'est
pins de nos jours que l'art de parvenir. J'ai pour elle
le plus profond mépris qui soit jamais entré dans une
âme humaine.
Un ami à moi, un très*grand esprit, je le dis d'a-
vance et je le pense enc(»*e aprè&y me reproche de ne
pas sentir assez vivement k principe de la justice.
La justice est son idéal, et il est beau; je me flatte
que c'est aussi le mien, mais nous ne pouvons tomber
d'accord sur l'application. Il me dit que la justice
vent le pouvoir entre les mains des plus capables :
qm peut le nier? mais il croit aux moyens légaux pour
assurer le règne de l'intelligence, et je nie que la
id ait mission d'imposer ces moyens. Si l'État doit
prononcer sur la valeur des individus, nous voici en
pleine théocratie. L'État punissant le crime et récam*
pensant la vertu, œ n'est plus le règne des lois, c'est
la dîQtsture, c'est la terreur, c'est un homme ou un
112 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
groupe d'hommes décidant de ce qui est mal et de ce
qui est bien à son point de vue, imposant ses croyances,
décrétant un culte de sa façon ou s*opposant avec
violence à toute espèce de culte ; c*est la Commune
de 91 ou celle de 1871. C'est aussi la royauté de droit
divin mettant à mort les hérétiques. C'est enfin la
suppression absolue de l'État, c'est-à-dire de la base
des sociétés et de ce qui constitue le droit de tous et
le droit de chacun.
Poussons les gouvernements à encourager le mérite;
ils seront toujours assez portés à ne pas le discerner.
Nommons des gouvernements capables de connaître,
d'apprécier, d'employer et d'encourager les capables;
mais ne créons pas de droits politiques exceptionnels à
la capacité, car elle en abusera à coup sûr, vu qu'elle
n'est pas toujours la moralité et que s'il y a justice à
la reconnaître, il y aurait injustice à lui tout per-
mettre.
Une école plus austère attribuerait aux capacités des
devoirs plus étendus qu'au vulgaire. Dans des pages
admirables, Louis Blanc a montré le mérite idéal
obligé de servir la société et non récompensé pour
l'avoir servie. Utopie de jeunesse que j'ai partagée et
je ne m'en repens certes pas, mais qui ne tient pas
contre la maturité de la réflexion. L'État ne peut obli*
ger personne à faire le bien. L'État n'est pas une per-
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 113
sonne meilleure et plus sage qu'une autre : c'est un
contrat qui doit prévoir tous les cas d'empiétement
des droits réciproques, et il ne faut pas que, sous le
titre honorable de devoir^ le droit de chacun dépasse
le droit de tout autre quel qu'il soit.
Laissons faire le droit naturel ; c'est bien assez, car
l'inégalité de fait est monstrueuse et repose principa-
lement sur l'inégalité de l'éducation. L'État doit dé-
créter l'éducation gratuite, je ne dirai pas tout à fait
obligatoire, mais inévitable. L'État qui consacre la
liberté absolue pour le travail matériel, ne peut refu-
ser à l'homme les moyens d'acquérir l'emploi de ses^
facultés intellectuelles, ce serait lui enlever l'exercice
d'un droit naturel. L'État a pleinement mission de nous-
rendre tous propres à devenir égaux en fait; mais il
ne peut faire que nous le devenions, et s'il crée des^
inégalités sociales, celles de la nature aidant, il con-
sacre le plus effroyable despotisme et recommence le
passé. Je ne veux pas plus laisser dire à l'Académie
des sciences qu'à Louis XIV : « L'État c'est moi. » La
tyrannie de l'intelligence n'autorise certes pas celle de
la bêtise, mais elle la rend inévitable, elle l'appelle
irrésistiblement, car tout abus engendre un abus con*
traire. L'histoire nous le démontre à chacune de ses
pages et c'est le cas de dire avec les bonnes gens :
Nous sortons d'en prendre.
lu IMPRESSIONS ET SOUYflNiRS.
Hëlas! c'est toujours Fesprit français, paresseux
parce qu'il est spontané, vite lassé parce qu'il est trop
prompt à rénergie. C'est toujours le besoin de se
plonger dans le repos du corps ou dans les jouissaacss
de rame qui proteste ainsi contre la froide et patiente
impartialité de la loi. Nous n'aimons pas à lutter tou-
jours. Nous voulons des gendarmes pour nous pré<-
server des voleurs, nous voudrions des hudssiers de
service pour garder nos portes et nous garantir duGfXh
tactdes imbéciles. Nous. trouvons que raisonner avec
l'ignorant c'est perdre un temps précieux, que tra*
vailler à édairer le premier venu, c'est se rendre ridi»
•cule. Nous causons pour les érudits, nous écrirons
pour les lettrés, nous sommes aristocrates des pieds à
la tète; nous disons à la société : Délivrez-nous de
ces goujats qui ne sauraient nous comprendre, faites-
uous une représentation comme celle d'avant 89^ où
l'on délibérait par ordre et non par tête. Vous voyez
bien qae cela est très-équitable et très-républicaîn :
des radicaux eux-mêmes l'ont demandé.
Ëh bien, cette loi est tout simplement impoiraâfale.
Ces moutons de paysans ont une volonté, et pour la
briser il faut bouleverser encore une fois la Franœ
de fond en comble. 11 y aurait une chose bien pins
simple, ce serait de confier au progrès des mœurs ^
au dégagement de l'opinion le soin de décider des
IMPRESSIONS ET SOUVENIKS. 115
choses dont seuls ils sont les maîtres et les juges. Ce
que vous voulez, ce droit de l'inteUigence à la direc-
tion sociale, personne n'a le droit de Fioiposer; mais
tous ont le pouvoir de rappliquer, et ceci vous re-
garde, rois de l'esprit, prêtres de la science, artistes
et lettrés favoris du public, élite de la France ! impo*
sez-vous! Soyez plus forts que l'ignorance et prouvez
que vous Têtes. Artistes, faites des chefs-d'œuvre;
savants, faites des découvertes sérieuses, évidentes ;
économistes et législateurs, portez la lumière dans
notre chaos politique et financier : qui donc se refuse
aux bienfaits que vous tenez dans vos mains?
Ces bienfaits, direz-vous, sont très-difficiles à ré-
pandre. Tout leur fait obstacle et le principal empê-
chement, c'est l'indifférence d'une natioo plongée dans
les préjugés et les routines de l'ignorance. — Donc il
faut lui donner le plus d'instruction possible. Aidons-la,
c'est nous aider nous-mêmes. Dégageons-nous de nos
propres erreurs et de nos préventtons personnelles
qui sont nombreuses et obstinées, car nous ne sommes
pas si forts qu'il nous plaît de le croire quand nous
réclamons la prépondérance politique ; nous avons à
commencer par nous-mêmes l'éducation du peuple.
Nous manquons pour la plupart des principes de la
vraie justice, des méthodes de la vraie science, des
conditions moralesi de la saine inspiration. Nous som-
116 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
mes tous plus ou moins malades, sceptiques par trop
d'expérience ou brisés par trop de travail. L'époque
n'est point à l'essor du génie. II n'y a pas de race à
part qui conserve le feu sacré dans un temple quand
il est éteint dans tous les foyers de la cité dolente. Il
faut en prendre notre parti et attendre le réveil géné-
ral. Tâchons d'être levés les premiers, mais que l'aube
nous surprenne travaillant pour tous et non pas cons-
pirant pour quelques-uns.
La liberté de tous, c'est-à-dire l'appréciation de
chacun, a seule le droit et le pouvoir d'appeler les ca-
pacités au gouvernement intellectuel des masses. Au-
cune constitution ne doit et ne peut restreindre la
prétention d'un idiot à être un grand homme. C'est à
l'opinion de faire justice de lui, c'est au bon sens pu-
blic de le remettre à sa place. Si l'opinion est idiote
aussi, c'est notre faute à tous et le seul remède c'est
de nous consacrer tous à la redresser.
Ah I qu'un peu de modestie et un bon examen de
conscience nous feraient de bien, ne fût-ce que de
nous réconcilier avec ces pauvres d'esprit que nous
dédaignons tant et qui ne sont infirmes que parce que
nous sommes incomplets ! N'avons-nous pas, dans le
monde éclairé, des appréciations souverainement in-
justes, des partis-pris cruels, un orgueil froidement
implacable? On trouve de ces mauvais instincts en
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 117
soi-même. Étonnez- VOUS que ceux à qui Ton n'a pas
appris à réfléchir soient des barbares, quand ceux qui
réfléchissent ont encore tant d'efforts à faire pour être
yraiment civilisés !
Mon amie, je me souviens d'un pauvre fou, jeune,
pâle, à longue barbe noire, que, dans mon enfance,
je voyais errer dans la campagne, d'un air préoccupé.
11 fouillait les buissons, il retournait les pierres, il en-
trait dans les habitations et se penchait sur les puîts>
et quand on lui demandait ce qu'il cherchait, il répon-
dait invariablement : Je cherche la tendresse.
Si nous la cherchions un peu? Si, au lieu de mesu-
rer toujours la distance qui sépare un homme instruit
d'un imbécile, un sage d'un fou, un patricien de lettres
d'un esclave de la misère, nous cherchions la vérité
dans les parfums des champs ou dans la transparence
des sources ? Peut-être l'entendrions-nous murmurer
le mot : aimer !
Oui, aimer quand même, je crois que c'est le mot
de l'énigme de l'univers. Toujours repousser, toujours
surgir, toujours renaître, toujours chercher et vouloir
la vie, toujours embrasser son contraire pour se l'as
similer, faire à toute heure le prodige des mélange
et des combinaisons d'où sort le prodige des produc-
tions nouvelles, c'est bien la loi de la nature. D'où
vient donc que dans le monde de la pensée d'invin-
il8 IMPRESSIONS ET SOUTEMIRS.
<;ibles antipathies se produisent? D'où vient que Veor-
prit rejette avec dégoût la médiocrité et la nullité
comme s'il craignait de s'amoindrir ou de s'empoi-
sonner à leur contact? Le danger est-il réel? Je ne le
crois pas. L'esprit n'a-t-il pas toujours prise sur la
matière, à plus forte raison un esprit solide sur \m
esprit débile? Pourquoi tout homme qui sait quelque
chose n'essayerait-il pas de l'apprendre à un autre
homme qui ne sait rien ? Ce serait très-facile, à la
condition d'aimer cet ignorant parce qu'il est homme,
et non de le mépriser parce qu'il est ignorant.
En instruire plusieurs, en instruire beaucoup est
difficile. C'est la plus belle des professions et, quand
même on peut s'y consacrer tout entier, les effets sonÊ
lents, la tâche pénible. Mais quelle est la chose utile
qui ne soit pas longue et difficile à réaliser? Nous
voici en face du problème de l'éducation des masses
€t nous reculons d'effroi, parce qu'il faudra beaucoup,
de temps, parce qu'il y aura beaucoup de mécomptes
et de déviations avant qu'un bon résultat soit sensible.
Nous aimons mieux dire : < Débarrassez-nous de ces
barbares si difficiles à éclairer. Supprimez leur initia-
tive qui nous blesse ou leur concours qui nous re-
tarde; ôtez-leur les droits politiques. * Eh bien alors.,
vous n'aurez plus besoin de les instruire. Ramenés à
l'état d'ilotes ils n'auront que faire d'apprendre leurs
IMPRESSIONS £T SOUVENIRS. 110
droits et leurs devoirs* La société sera délivrée de
leurs bévues politiques. £Ue fonctioiuiera sans eux.
Ils n'en ieroat partie qu*à la condition de travailler
pour elle et de lui obéir. — Est-ce là une solution?
De ce que votre enfant ne sait pas encore lire* résulte^
t-il que vous ayez le droit de le chasser de votre mai-
son et de lui retirer son nom de famille?
Vous ne le devez ni ne le pouvez; vous lui devez un
gîte, un emploi, un nom. Vous l'avez mis au monde,
ce n'est pas pour Ty abandonner au hasard. Vous de-
vez aus^ à la société de n'y pas introduire un bandit.
Ces devoirs dont l'enfant peut réclamer l'exécution,
YQus les avez contractés envers le peuple,, le jour où
vous l'avez affranchi du servage. Il végétait dans le
néant, vous lui avez donné l'essor et la vie, et à pré-
sent, il ne dépend plus de vous de le replonger dans
les ténèbres. Vous avez cru devoir l'émanciper com-
plètement avant de lui donner l'éducation et^ si vous
y songez bi^, c^te imprudence a été nécessaire,
fatale. Il est trop tard pour vous en repentir. On ne
Teprend pas ce que l'on a donné. La plus haute des
justices, la justice divine s'y oppose.
Je dis que l'émancipation absolue du vote a été un
fait inévitable, et ce fait confirme l'impossibilité d'ac-
tion de rÉtot en matière de distinction des capacités.
L'État ne p^ jaioais baser la constatation des inéga-
120 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
lités que sur des chiffres, il ne peut être juge du mé-
rite de l'individu politique. Si la volonté générale
le force à se constituer dans la forme aristocra-
tique^ il ne pourra augmenter la prépondérance des
individus que dans le sens aristocratique. II sera con-
traint de demander au chiffre de l'impôt la valeur de
l'homme. Quoi de plus monstrueux, de plus injuste,
de plus grossier, de plus contraire au sentiment qui
vous porte à réclamer contre la prépondérance du
nombre ? Vous avez fait la révolution de Février pour
vous débarrasser de la prépondérance de l'argent qui
était bien autrement inique, injurieuse et stupide.
Quand cette révolution fut faite, il fallut bien se de-
mander où serait désormais la prépondérance. On
avait tant demandé V adjonction des capacités! Il s'a-
gissait de la définir et d'entrer dans la pratique. On
reconnut alors qu'elle était impossible à définir politi-
quement, que l'État n'avait ni le droit ni le pouvoir
de faire des choix, de favoriser des classes, des corps,
des professions. Il n'y avait qu'une solution possible,
équitable et large : le droit de tous, et il fut consacré
avec tous ses inconvénients, tous ses périls, toutes ses
menaces.
La situation n'a pas changé et elle ne peut pas chan-
ger, parce qu'il n'y a pas de moyen légitime de se
soustraire aux conséquences d'une vérité absolue.
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 121
Tout ce qui tient à la politique passe ou change. Ce
fut une faute politique que cette proclamation du vote
universel, et c'est là précisément ce qui donne à cette
loi un caractère indélébile. Le gouvernement républi-
cain vit ou ne vit pas qu'il se suicidait. Il agit sous
l'irréductible pression d'une vérité supérieure à lui-
même. Il signa son arrêt de mort et c'est la grande
chose qu'il a faite. Endossons-la, tous, cette noble
faute! Si nous sommes de vrais républicains, des iàmes
sincères, croyant au progrès, à l'égalité nécessaire des
droits, à l'avenir de l'humanité, n'admettons pas qu'on
puisse retirer cette base sans faire crouler l'édifice
entier. Séparons-nous de l'idée politique qui pousse
beaucoup d'hommes sans principes à maudire le suf-
frage universel quand il les menace, sauf à le flatter
quand il les satisfait. Croyons quand même au droit
étemel, à la vérité immuable. Disons-nous bien que la
forme républicaine est la seule qui convienne à une
nation qui se respecte, et trouvons les moyens d'être
cette nation-là. Nous nous y sommes engagés par des
siècles de lutte, par l'effort intellectuel de nos savants
et de nos philosophes, par la persécution de nos mar-
tyrs, par nos guerres tantôt grandioses, tantôt désas-
treuses contré les coalitions monarchiques. Nos gloires
et nos malheurs, voilà notre noblesse, et noblesse
oblige. Aurons-nous tant combattu et tant souffert
m IMPRESHIONS ET 8aUVEMiaS.
pour retomber sous l'empire ou sous la monarchie ?
Remettroofi-iUMis encore une fois dos destinées, et œ
(pii est plus grave, notre honneur aux mains d'un seul?
FeronsH[iou& dto à l'Europe qui nous regarde sans
nous comprendre, que nous sommes incapables de
nous gouverner sag«nent, que toutes nos aspirations
et nos protestations n'étaient que forfantene, qijœ tou»
tes les grandes idées émises par nous n'étaient qiiie
l'essor d'une imagination déréglée, que notre idéal s»
tenait pas compte du véA et que notre caractère a
faibli honteusement quand la difficulté s'est prés^itéetî
Après tant de sacrif ces, et quand l'heure est venue
d'en recueillir le fruit, allons-nous donner notre dé-
mission d'honmies et de Français?
Vous me .criez, non, non ! Ce n'est pas là ce <;pie
nous voulons. Nous avons justement peur de perdre
ces choses saintes, l'honneur et la liberté, par l'aveu-
glement de la foule qui use du droit de voter poor
rappeler les hommes et les choses du passé.
Eh bien, détrompez-vous : l'opinion républicaine
fait de rapides progrès en France. Ayons la sagesse
d'attendre, le courage de croire^ la patience de subir
au besoin quelques déviationa, sans trâbucher à chaque
pas sur la Ugne que nous nous sommes tracée. Nous
sommes dans la situation la phis périlleuse et la plus
tourmentée qui fût peut-être jamais; et cepeadant
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. i23
cette situation est très-favorable à une renaissance
sociale si nous voulons la comprendre. Nous sommes
gouvernés par une assemblée souveraine, ee qui est
l'état normal d'une république. Au san de cette assem-
blée librement élue, — c'est son unique mérite, —
toutes les nuances deropinion s'agitent sans qu'aucun
parti puisse déployer son drapeau. La quantité des
inrétendauts ou de ceux qui pourraient se poser comme
tels est une cause beireuse d'antagonisme entre eux.
Aucun d*eux ne rei»résente une majorité dominante, et
si tous ont des partisans dans certaines provinces,
aucun d'eux n'aura les vingt-deux départements de
M. Tbiers. Un grand prestige environne le cbef du
pouvoir exécutif, non pas à cause de son intelligence
ou de ses talents, les masses n'apprécient pas ces
choses, elles ne les savent pas : ce qui a frappé les
esprits, c'est cette force de caractère qui lui a fait ad-
mettre la forme républicaine comme nécessaire et res^
pectable, contrairement à ses sentiments personnels.
C'est la première fois qu'on a vu au pouvoir un homme
faisant abnégation de ses opinions et de ses sympa-
thies, non pour plaire à un partie mais pour se dé-
vouer au salut d'une nation.
Voilé donc une chose toute nouvelle en France, et
ce résultat anormal d'un péril extrême est un grand
enseignement pour le patriotisme. C'est un bon exemple
124 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
à suivre et il a déjà ramené beaucoup d'esprits à Tin-
telligence de la. situation, qui n'est autre en ce mo-
ment que le sentiment du devoir.
Au lendemain des malheurs de la guerre et des ri-
gueurs de la paix, nous avons vu l'essai inepte et
odieux d'une tyrannie inqualifiable qui n'a pu dépas-
ser les murs de Paris. La France ouvrière n'a pas
répondu à cet appel insensé. Elle a bien compris que
le triomphe de cette secte, c'était le Prussien maître
de la France, et là encore, le péril nous a protégés
contre le péril.
Nous sommes encore sous le coup de cette menace,
sous l'affront de l'occupation étrangère. Eh bien, ce
mal nous contraint à être sages, à ne pas vouloir de
révolutions, à ne plus les permettre, à considérer
comme de mauvais Français les mauvais citoyens qui
les provoquent. De notre désastre, de notre humilia-
tion, de notre douleur peut sortir une de ces grandes
leçons dont l'histoire abonde, mais que les peuples ne
comprennent que longtemps après les avoir subies.
Comprenons celle-ci tout de suite. Acquérons un sens
nouveau. Traitons l'expérience comme un fruit qui se
perd quand on le cueille trop tard. Mangeons-le vite,
ce fruit amer, et qu'il nous profite, non pas dans cent
ans, mais aujourd'hui même, hnposons silence à nos
passions, à nos ambitions, à nos répugnances : n'a-
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 125
bandonnons aucun principe et cédons aux faits passa-
gers sans colère comme sans découragement.
Que les erreurs de l'ignorant lui soient pardonnéesî
On n'a pas le droit de punir l'ignorance, mais il faut
Téclairer^ car si l'on ne se hâte, elle nous perdra avec
elle et ce sera notre faute encore plus que la sienne.
VIII
1871, 28 oclobre. Noliant.
J'allume le fagot dans la petite cheminée à revête-
ment de cuivre brillant comme un miroir. La flamme
reflétée en haut et sur les côtés remplit la chambre
d'une clarté vive. Le rideau est resté ouvert. Il est
une heure du matin. La lune presque à son plein,
brille dans le ciel pur où les étoiles sont comme effa-
cées par son éclat. Elle jette sur la chambre bleue un
reflet bleu, tandis que le feu blanc du sapin enflammé
rayonne dans l'âtre. Tout semble danser dans la
petite chambre, les portraits d'enfants, les figurines
des tentures, les arabesques du tapis. Qu'il est gai,
pétillant, sémillant, le premier feu d'automne! Mais
qu'elle est austère et solennelle, la première nuit de
gelée ! Voici un bouquet de fleurs admirables cueillies
ce matin, au hasard, à poignées, dans la plate-bande;
des roses invraisemblables de grandeur et de santé,
les dernières roses, les plus belles de l'année. Ce se-
IMPRESSIONS ET SOUVËIfiaS. 137
font bm. les dernières; les tapis de réséda m'ont
donné leur.dernier parfum; les pervenches^ lessouds^
les zinias, les mufliers ont, dans ce vase, leurs der-
Biers repsésentants. Une vapeur alarmante s'étend sur
les vitrés, voici un'petU coin diamanté; hélas! ce
. a'est plus rinoftensive gelée blanche, c'est la vraie,
c'est riixq[>laGal)le, c'est celle qjoi, dans une nuit, passe
comme le feu, nokcit les feuilles, tord les tiges^ brute
Ja couleur, jonche la terre de rameaux flasques et àa
débris lamentables. C'est la preimère morsure de
l'hiver, baiser funèbre qui tue la beauté confiante des
végétations attardées. Pendant qu'armé pour lutter
contre le premier froid, je me chauffe, plongé dans
ce bien-être physique que le feu procure à mon
e^èce, toute la riante famille des fleurs expire et la
terre prend le deuil.
Qui le croirait? A voir la lune si belle, le ciel si
bleu, les grands pins immobiles, les ombres de leurs
découpures si nettes sur le sable brillant, on se dirait
mvité à la fête du silence, aux joies muettes et pro-
fondes du recueillement dans l'arche de la sécurité.
Point I c'est uue trahison amère. La mori; se promène
flans bruit sous les bosquets semés de diamants. Elle
fauche, .eUe passe invisible et revient; eUe a oublié
ici quelques anémones roses, là-bas, de fraîches mar-
guerites qui se hâtaient d'être belles^, ne fût-ce
128 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
qu'un jour. Elles ne l'auront pas, ce jour de triom-
phe, la faux cruelle n'oublie rien. C'est fait. Tout est
mort!
L'année dernière, à pareil jour, je ne pensais pas
aux fleurs. Ce n'était pas sur des roses que je m'api-
toyais. Ce qui gelait, ce qui mourait sur la terre, c'était
des hommes par milliers. La guerre est finie. On ne
dort pas précisément sur les deux oreilles; mais la
misère exceptionnelle est suspendue, le mal atroce est
éloigné. On se permet de se chauffer, de regarder la
lune, de penser aux enfants qui dorment et qui n'achè*
veront pas leur nuit dans les champs, surpris par l'in-
vasion. Le moment que Ton tient est à soi. La maison
où Ton vit est encore debout. De quoi aurait-on le
droit de se plaindre lorsque tant d'autres toits gisent à
terre, lorsque tant d'existences ont été brisées et ne
peuvent plus refleurir?
Puisque ce premier froid et ce premier feu m'auto-
risent à une nuit de paresse, j'en profite pour refaire
connaissance avec une personne longtemps oubliée de
moi dans ces derniers temps et qui n'est autre que
moi. Cette personne qui vit loin du mouvement et du
bruit a des occupations qui l'absorbent souvent, et ses
récréations appartiennent à une chère famille où elle
n'a aueun besoin de se sentir vivre, pour exister plei-
nement. C'est par hasard qu'elle se recueille et s'in-
IMPRESSIONS £T SOUVENIRS. 129
terroge après avoir souvent évité l'occasion de le faire,
en se disant : A quoi bon?
A quoi bon, en effet? Mais qui sait? Peut-être doit-
on, de temps à autre, regarder en soi. On oublierait
peut-être ce qui doit y demeurer intact. Il ne faut
pas trop se fier à la santé apparente de Tâme.
Voyons si cette chambre et si ce feu m'aideront à
retrouver dans le passé la personne que je cherche
dans le présent. Celte chambre, c'est celle que la per-
sonne occupait dans sa jeunesse, alors qu'elle était
avide de lecture et complètement confiée à elle-même.
Elle montait à dix heures et lisait souvent jusqu'à
trois heures, et quand elle avait lu, elle se chauffait
un peu dans les nuits d'hiver, ce qui n'était pas tou-
jours facile, car la cheminée fumait au moindre chan-
gement de temps : et, tout en se chauffant, elle résu-
mait ses lectures et en faisait la critique en elle-même
avec le tâtonnement de l'inexpérience. Les contradic-
tions qui régnent entre les grands esprits la tourmen-
taient et elle cherchait à mettre d'accord ces lumières
de diverses couleurs qui voltigeaient autour d'elle,
comme voltigeaient, comme voltigent encore dans
cette chambre la flamme de l'âtre et4es reflets de la
lune.
Élevée au couvent et enivrée de dévotion poétique,
elle lisait tranquillement les philosophes, croyant
130 IMPU1SSSI0RS ET SOUVITlflBS:
d'abord qu'elle lesréfaterait facilement dans sa eon-
science ; mais elle se prenait à aimer les philosophes et
à voir Diea pltis grand qu'il ne lai était encore apparu.
Les petites ginrlandes catholiques de la Restauration
gelaient durant ces nuits d'hiver, et nne plante mys-
térieuse croissait sur un autel idéal dans un monde
extra-humain qu'elle remplissait de flenrs sans nombre
et de rejets sans fin. C'était une forêt vierge avec ses
lianes multiples qui arrivaient à ne plus faire qu'on
infini d'entrelacements dans un infini de vitalité. Cefet
s'appelait le ciel, et l'àme de la personne qui rêvait
ainsi, s*ett allait dans cet infini, portée par cette végé-
tation qui était faite, fleurs et fruits, de toutes les
âmes de l'univers, entraînées, fécondées, renouvelées,
immortalisées par l'esprit de Dieu qui en était la sève.
C'était très-vague, mais très-grand, et, chaque fois
que revenait la vision, elle se présentait agrandie,
comme si la sève eût augmenté dans l'ensemble et
dans le détail.
Mais il manqua longtemps quelque chose à cet
éblouissement de la pensée, c'était le sentiment per^
sonnai. Le catholicisme apprend à aimer Dieu comme
une personne. I<a philosophie délaye Tamottr en y
faisant intervenir la raison. L'àme rêveuse voulait
aimer, et la toute-puissance, objet de son admira-
tion, ne suffisisdt pas à contenter son 'coeur. 11 faUât
IMPRES-SÏÛ^NS ET" SOUVENIRS. I3f
rinfîni de Tamour dans cette création exubérante
où la force des renaissances est inépuîsable, et le
monde qui nous sert de milieu ne manifeste que la
latte des existences empiétant les unes sur les autresv
Dans ma forêt vierge, le vivant s'engraissait fatale-
ment du mort, et l'auteuF de la mort et de la vie res*
tait indifférent à ces alternatives de sommeil et d'ac-
tivité. Dès lors, aucune existence n'est précieuse et le
sage traverse impassible le sauve-qui-peut universel.
Dès lors aussi, la vie universelle perd toute joie, tout
sentiment de sa force. OCi l'amour n'est plus, rien
n^est plus.
Alors l'âme pensive dont je cherche à ressaisir la
trace et qui, déjà en ce temps, cherchait à se ressaisir
dans le passé religieux, voulut se relever par la
prière. Elle dépouilla la forme arrêtée du calhalicisme»
elle se fit protestante sans le savoir ; et puis, elle alla
plus loin et improvisa son mode d'entretien avec la
divinité. Elle se fit une religion à sa taille, à la mesure
de son entendement. Ce n'était probablement pas une
grande conception. C'était sincère et indépendant,
voilà tout le mérite.
Ce qui surnagea sur cette houle, ce qui plus tard et
à tous les âges de la vie a surnagé et nagé vraiment
sans lassitude, c'est le besoin de croire à l'amour
(Bvra qui fleurit splendide dans le grand univers, en
132 IMPRESSIONS £T SOUVENIRS.
dépit des apparence^ qui proclament l'absence de
toute bonté supérieure^ de toute piUé, de toute justice
par conséquent ; car, la nature humaine étant donnée,
l'abandon méprisant de cette faiblesse est inique, anti-
paternel. J'aime mieux croire que Dieu n'existe pas
que de le croire indifférent.
Quand cette personne tourmentée se laissait per-
suader par ses lectures qu'il en peut être ainsi, elle
devenait athée, quelquefois, pendant vingt -quatre
heures.
Si elle eût trouvé la réponse à son problème, elle
n'aurait pas été de son temps et de son âge. Elle ne
trouva rien que de fugitifs accords qui traversaient
son idéal et y laissaient comme une traînée de suave
harmonie. En ces rares moments où, dans le calme de
sa conscience et l'apaisement de ses doutes, elle crut
sentir le vol de la divinité maternelle passer sur sa
tête, elle goûta le seul bonheur qui puisse être cueilli
dans la solitude, le sentiment, je dirais presque la
sensation de la présence divine.
La vie extérieure emporta longtemps cette préoccu-
pation ou en allégea les oppressions dominantes, et ce
que cette vie déroula de spectacles et de réflexions se
perd dans un ensemble où la personnalité philoso-
phique semble s'effacer et se perdre aussi durant de
longues périodes. Il s'agit aujourd'hui de se retrouver
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 133
et de renouer le lien qui rattache la vieillesse de l'in-
dividu à sa jeunesse. Rien de plus facile. Ce lien est
resté longtemps flottant, il s'est enlacé à beaucoup
des idées qui passaient, mais il n'a jamais été rompu ;
il est là, je le tiens, et le dialogue avec l'inconnu re-
commence, mais sans que je puisse dire où il en était
resté, ni quelle fut la dernière parole échangée. C'est
comme un livre sans commencement ni fin, sans ordre
de chapitres et où chaque page me rappelle qu'elle a
déjà été lue.
Il gèle, Tatmosphère est mortelle à la végétation et,
sève ou sang, contraire à la circulation dans les vei-
nes. La terre est triste, l'homme souffre. La certitude
qu'en d'autres climats cette nuit est le jour et cette
gelée une douce chaleur solaire n'empêche pas la
plante de mourir et l'homme sans abri d'avoir froid.
Les compensations générales dont nous ne profitons pas
immédiatement ne comptent pas pour le sentiment, et
la raison satisfaite ne console pas ceux qui ne se con-
tentent pas uniquement de la raison. De même pour
la foi : le mal qui doit amener un mieux ne justifie
pas l'univers de se laisser gouverner par la force bru-
tale, et si Dieu a pu empêcher le mal et la souffrance,
il ne l'a pas voulu. Le Dieu de Job n'est qu'un rhéteur
éloquent et Job est un lâche de se soumettre à lui.
Il faut donc ne rien croire de Dieu, ou changer
134 IMPRESSIONS £T SOUTENIR^.
' toutes les notâens qui nous en ont été données jusqu'à
ce jour, n faut renmicer à l'interpréter avec nos ap-
préciations, avouer que notre bonté n'est pas sa
bonté, que notre justice n'est pas sa justice et qu il
nous a remis le soin de veilla sur nous-mêmes, sans
jamais alléger, en dehors des lois naturelles, les dif-
ficultés et les périls de notre existence. Elle est ei>
son lieu, elle faît eQe-méme sa place et sa destinée.
Nulle compassion, nulle assistance visibles. (Test à
nous d'arracher à la nature ses secrets, c'est à la
scienee et à l'industrie humaines de trouver ce qu'il
leur faut dans l'inépuisable réservoir^ où s'élaborent
les conditions de la vie universelle.
Le premier qui imagina de dompter le feu et de le
soumettre aux besoins de rbcNnme en construisant
une cheminée où la famée s'engouffre, fut plus humain
pour l'homme que Jupiter tonnant qui brrse les cèdres
avec son foudre et vit tout nu dans la région du soleil
sans se demander si les habitants de la terre sauront
se confectioraifr des vêlements. L'homme remercie
pourtant Jupiter qui a créé le feu, il ne songe point à
le remercier de loi aToir départi Tintelligence de s*«i
servir. D bénit Flore qui a donné le lin et le chanvre,
la terre qui nourrit les animaux porteurs de laine et
de fourrure. Toutes les choses qu'il utilise, il en re-
nerde les créateur» bénévoles qui n'ont fait autre
IMPRESSiIOISS ET SOUVENIRS. 135
chose que de le laisser apparaître sur la te^re à son
heure, c'est-à-dire au moment vouJa par la grande
loi, pour qu'il y trouvait les conditions de son éclosioii.
Ces dieux de l'antiquité, ca Jehovah liH-même qui les
résume tous et qui donne une plus grande, idée de h
puissance de la nature concentrée dansjses mains, ce
sont les forces et les vertus de la matière. Il fanEt une
religion matérielle pour se les rendre favorables, pour
l^ empêcher de se mettre en colère et de déchaîner
tes fléaux qu'elles tiennent en réserve pour le châti-
mfint des impies.
Celte notion enfantine et barbare entre dans le cer-
veau humain; elle s'y incruste en passant du père au
fils, eUe y est encore et toujours la même, avec le
ciel et l'enfer pour couvrir les manifestations illogiques
des intentions apparentes de la. divinité à notre égard.
Ainsi, toujours un Dieu fait à notre image, béte on
méchant, vain ou puéril, irritable ou tendre à notre
manière; fantasque si son caprice agit sur notre
monde, sophistique et casuiste s'il nous attend après
la mort pour nous indemniser du tort qu'il nous a fait
durant la vie.
Le dialogue avec ce Dieu-là m'est impossible, je
Tavoue* U est effacé de mca mémoire, je ne saurais le
retrouver dans aucun coin de ma chambre. Il n'est
pas dans le jardin non plus. Il n'est ni dans les
136 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
champs ni sur les eaux, ni dans Tazur plein d'étoiles,
ni dans les églises où les hommes se prosternent;
c'est un verbe éteint, une lettre morte, une pensée
. finie. Rien de cette croyance, rien de ce Dieu ne sub-
siste plus en moi.
Et pourtant tout est divin! Ce beau ciel, ce feu qui
m'éclaire, cette industrie humaine qui me permet de
vivre humainement, c'est-à-dire de rêver paisiblement
sans être gelé comme une plante, celte pensée qui
s*élabore en moi, ce cœur qui aime, ce repos de la
volonté qui m'invite à aimer toujours davantage : tout
cela, esprit et matière, est animé de quelque chose
qui est plus que l'un et plus que l'autre, le principe
inconnude.ee qui est tangible, la vertu cachée qui
fait que tout a été et sera toujours.
Si tout est divin, môme la matière, si tout est sur-
humain, même l'homme, Dieu est dans tout, je le vois
et je le touche, je le sens puisque je l'aime, puisque
je Tai toujours connu et senti, puisqu'il est en moi à
un degré proportionné au peu que je suis. Je ne suis
pas Dieu pour cela, mais je viens de lui et je dois re-
tourner à lui. Et encore est-ce là une manière de
parler, car il ne m'a ni quitté ni repris, et ma vie d'à
présent ne me sépare de lui que dans la limite où je
dois être tenu par l'état d'enfance de la race humaine.
Des siècles et encore des siècles passeront sur notre
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 4^
esprit, et des lumières nous viendront comme déjà
plusieurs nous sont venues. C'est déjà une lumière
acquise que ce détachement de la notion religieuse
idolâtrique. Ce n'est pas une perte du sens religieux
comme l'affirment les idolâtres persistants. C'est tout
le contraire, c'est une restitution de la foi à la vraie
divinité. C'est un pas vers elle, c'est une abjuration
des dogmes qui lui faisaient outrage.
Us voulaient, jadis, qu elle eût une demeure spéciale
dans une région céleste; les sculpteurs l'asseyaient
sur un trône, les peintres l'entouraient de nuages ou
de rayons. Sa figure était le type d'idéale beauté que
pouvaient concevoir les maîtres de l'art, heureuse
naïveté qui forçait la conception de l'humanité à s'é-
lever au-dessus d'elle-même. La pensée moderne n'a
plus besoin de 'ces temples et de ces statues, elle
renonce à enfermer dans une forme Tincommensu-
rable et l'impondérable. Les images ne sont plus que
des symboles. £11» voit Dieu dans toutes les choses où
il se manifeste à nos faibles yeux, et l'imagination
qui a droit au conseil du sentiment et de la raison
veut le voir surtout dans les choses belles, dans les
grandes productions de la nature et de l'esprit. Mais
ce que nous voyons et touchons ainsi n'est que le
rayonnement de notre âme; aucun de nos sens n'est
approprié à la vision de Dieu et nous ne lui rendrons
8.
13» IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
jamais un culte extérieur qui réponde à notre idéaL
L'extase n'est qu'un état maladif où les apparitions
sont à la.mesure du cerveau qui les produit.
Pourquoi celui qui remplit tout aurait-il mie d&*
meure particulière? Pourquoi l'esprit qui anime tout
aurait-il un foyer déterminé d'émanation? Il n'a pas
besoin de descendre des sphères de Fempyrée pour
être auprès de moi. Il est à toute heure avec moi;
mon erreur serait de vouloir qu'il y fût tout entier et
occupé de moi seul. Je dois me contenter du seas
intellectuel qui m'est donné pour le pressentir et pos-
séder de lui ce qui est appréciable à ce sens inconn
plet. Je dois aussi me contenter des mots que mon
vocabulaire insuffisant peut me fournir pour le dési*-
gner, car il n'a pas plus de nom vrai dans la langue
des hommes qu'il n'a de formes déternûnées pour
les yeux humains. Enfant; j'ai voulu me le représenter;
homme je ne dois plus tenter ce mirage : mon progsès
naturel a été de comprendre que l'iHfîni est une notion
placée non ea^deçà, mais au delà de ma raison.
Nous voulions jadis qu'il se révélât par des prodiges
ou qu'il rentrât dans la région des fantômes. L'irsé-
vélable nous épouvantait. L'irrévélable plane aujow--
d'hui sur nous sans nous écraser et l'ardente effusion
qui nous élance Vdrs lui à nos heures lucides n'est
divine que parce qu'elle ne trouve pas d'objet qui
IMPRESStaNS ET SOUYEJNIRS. 139
Tarrête et la aatisfalL C'est, la partie la plus subtile et
la plus exquise de notre être qui tressaille à Fidée de
Dieu. L'usage trop répété de cette facullé: nous rea-
dcsit £qus, les pntiques }oumaliëres dans des fornuiles
caonsacrées nous abrutissent et nous rendent incapables
de saisir la moindre parcelle de l'idéal divin»
Et, à cette heure où j'en raisonne avec moi-même
en me raj^elant les foriDies étroites et vulgaires^ sous
lescpieiles on Ta révélé à mon enfance, je ne lie sens
pas. le pourtsûB .flans crime dire que je n'y crois pas,
car nul n'est tenu de croire à ce qui ne saisit pas im-
périeusement sa conscience. J'ai eu, j'ai encore de ces
vibrations avec l'infini, mais ce n'est point et ne doit
point être l'état normal de la personne humaine. Elle
doit obéir surtout à la vibration de la nature tangible
fit ne pafi^ s'isoler de l'humanité, sous peine de rompre
ses liens avec elle, de lui devenir étrangère, inutile
par conséquent.
Un temps viendra où nous ne parlerons plus de
Dieu inutilement, où nous en parlerons même le moins
possible; nous ne renseignerons plus dogmatique-
ment, nous ne disputerons plus sur sa nature, nous
n'imposerons à personne l'obligation de le prier, nous
bûseroDs le culte dans le sanctuaire de la cooscience
de chacun, et cela arrivera quand nous serons vrai-
ment religieux. Dans ce temps<-là, nous le serons
140 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
tous, et la prétention d'affirmer une religion formulée
sera considérée comme un blasphème. L'amour que
nous lui porterons aura sa pudeur, la prière sera mys-
térieuse, la crainte d'être indigne de le révéler scellera
les livres du théologien et du prédicateur. Cette grande
idée qui ne peut être abordée avec une conscience
troublée ne traînera plus sur les chemins en cortèges
ridicules, en cérémonies empruntées au paganisme.
Le souvenir de ces profanations n'aura qu'un intérêt
archéologique, comme les obscénités symboliques qui
décorent les cathédrales du moyen âge. La région où
rame purifiée rencontre l'idée de Dieu ne sera plus un
tabernacle dont la clef est dans la poche du prêtre et
que la main d'un bandit peut forcer. Il ne sera plus
besoin de tolérance pour des croyances arriérées ;
elles tomberont avec les menaces et les foudres de
l'Église écroulée ou déserte. Quand on parlera des
anciens dieux, on n'y verra plus que des allégories.
Leur histoire sera celle des peuples qui les auront In-
ventés, l'ère de la foi commencera quand toutes nos
chimères seront ensevelies.
Et dès aujourd'hui, le penseur isolé, inoffensif en
présence des cultes vieillis, tolérant envers tous par
respect de la liberté humaine, mais libre dans la sphère
de sa méditation et ne relevant dans l'essor de sa
pensée que de l'esprit qui parle en lui, se sent affran-
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 144
chi, paisible, attendri par la conquête patiente de sa
foi personnelle. C'est son trésor intérieur, c'est sa
confiance modeste, son humble et inviolable sérénité.
C'est sa joie secrète, la récompense qu'il s'accorde à
lui-même quand il ne s'est laissé ni égarer, ni amoin-
drir par les passions sottes ou mauvaises. C'est son
refuge aux heures de grande détresse, quand il peut
se dire : Je n'ai pas mérité cela et l'atome de sens divin
qui m'est départi ne peut m'être enlevé. Je suis tou-
jours digne de le garder au plus profond de moi, de •
lui offrir, pour flamme de sacrifice, tout ce qu'il y a
en moi de lumière et d'amour, car tout le châtiment
de nos égarements est de perdre la notion de la Di-
vinité et c'est rhomme qui se l'inflige à lui-
même, comme tous les maux dont il souffre parce
que sa volonté ne sait pas les conjurer, faute
de science, faute de dévouement, faute de sincé-
rité.
Le feu brûle encore, la lune s'éteint derrière les
grands arbres, la chouette jette son cri dolent comme
un sanglot d'adieu. Le jour est loin encore, et je me
reporte au temps où cette veillée amenait souvent,
pour la personne à demi développée que j'étais alors,
des solutions navrantes ou joyeuses selon le degré de
connaissance quelle avait acquis, ou selon la ligne
plus ou moins droite qu'elle avait suivie.
la IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
Ce que je cherchais alors, c'était le lien entre la foi
et la raison. C'est ce que je cherche encore. Mais,
dans ce temps-là, je cherchais Timpossible parce que
ma foi s'appuyait sur une religion dont la fommle
était vaine, et aujourd'hui je sens le possible, diraî-je
l'évidence de ma synthèse, parce que je suis dégagé
de toute formule imposée. Je sais que nul être bumaîn
n'a le droit de se dire Dieu, pape, prophète, roi des
ftmes à tel titre que ce soit. La notion de Dieu ne peut
nous venir que de Dieu et il ne suffit pas de vouloir
sentir sa présence pour qu'elle se fasse sentir. U faut
une âme bien préparée ou absolument pure. U faut
s'élever au-dessus de soi-même, au-dessus du spec-
tacle des choses qui passent, au-dessus des idées
acceptées sans examen par les foules, au-dessus des
intérêts immédiats qui se rattachent à la politique et
dont les religions d'État ne sont qu'une forme transir*
toire. Il faut enfin sentir profondément et ardemment
la nécessité de croire à un soleil idéal dont les astres
du ciel ne sont pas l'image et qui rayonne de parUmt
sur toutes choses abstraites et réelles. Il faut sentir
en soi ce surplus d'enthousiasme et d'adoration que
les êtres tangibles n'exigent pas, qu'ils n'acceptent pas
ou dont ils abusent, et qui serait un superflu dans
l'àme privée de . Dieu. L'esprit qui a mis ce rayon
d'infini en nous existe par cela seul que nous aspirons
IMPRESSIONS ET SOUYEJ!iIIlS. 143
àrinfini : aacun^tre.n'a de faculté sans but, d!aspi-
ration sans emploi.
Et à présent que ma veillée s'achève et que mûn
moi délaissé se retrouve et me parle, je sens Dieu,
j'aime, je crois. Ce moiy dont Thabitude et les devoirs
de chaque jour m'engagent à me détacher, retrouve
sa valeur réelle. Égaré dans la solitude, il n'eût enfanté
que des chimères; tête à tête avec le principe supé-
rieur qui l'anime, il n'est point seul, et son monologue
est un hymne intérieur dont l'écho affaibli d'une loin-
taine et mystérieuse réponse prouve qu'il bb s'est
poiat perdu dans le vide.
Toi que profane et méconnaît la prière égoïste de
l'idolâtre, toi qui entends le cri du cœur auquel les
hommes sont sourds, toi qui ne réponds pas comme
eux à qui t'invoque le non impie de la raison pure,
toi la source inépuisable qui seule répond à la soif
inextinguible du beau et du bien, à qui se rapportent
toutes les meilleures pensées et les meilleures actions
de la vie, la peine endurée, le devoir accompli, tout
ce qui purifie l'existence, tout ce qui réchauffe l'amour,
je ne te prierai pas. Je n'ai rien à te demander dans
la vie que la loi de la vie ne m'ait offert, et si je ne
l'ai point saisi, c'est ma faute ou celle de l'humanité
dont je suis un membre responsable et dépendant.
Mon élan vers toi ne saurait être le marmottage du
144 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
\
mendiant qui demande de quoi vivre sans travailler.
Ce qui m*est tracé, c'est à moi de le voir^ ce qui m'est
commandé, c'est à moi de l'accomplir. Le miracle n'in-
terviendra pas pour me dispenser de l'effort. Point de
supplication, point de patenôtres h l'esprit qui nous a
donné l'étincelle de sa propre flamme pour tout utili-
ser. Le dialogue avec toi ne s'exprime pas en paroles
que l'on puisse prononcer ou écrire; la parole a été
trouvée pour échanger la pensée d'homme à homme.
Avec toi il n'y a point de langage, tout se passe dans
la région de Tàme où il n'y a plus ni raisonnements,
ni déductions, ni pensée^ formulées. C'est la région
où tout est flamme et transport, sagesse et fermeté.
C'est sur ces hauteurs sacrées que s'accomplit Thymé-
née, impossible sur la terre, du calme délicieux et de
ineffable ivresse.
IX
EN 1861. — LETTRE A ROLLINAT.
Oui, je pars la semaine prochaine. Ton ami des
anciens jours, celui qui voyageait, veut voyager en-
core. Déjà si vieux quand il t'écrivait des lettres si
tristes, le voilà plus que centenaire. Le chiffre des
années n'y fait rien: il y a des gens qui vivent beau-
coup à la fois et dont les ans comptent double. Prends-
le tel qu'il est, toi qui as beaucoup de patience. Il ne
marche plus si vite qu'autrefois, mais il marche plus
longtemps. Ses os refroidis bravent mieux le soleil et,
après avoir fait mine, l'automne dernier, de partir
pour le plus long des voyages, celui dont on ne re-
vient pas, il s'est remis en route, très-conlent de fou-
ler encore le sol de cette planète, pauvre petit monde
plein de larmes et de sourires, de déceptions obsti-
nées et d'espérances plus obstinées encore. Et c'est
pour cela, mon ami, que ton voyageur, las de ses longs
repos qui ne le reposaient pas, a découvert que la
146 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
meilleure manière de se reposer c'était le mouvement,
puisqu'il est fils de la terre et que la terre ne s'arrête
jamais et ne paraît point se lasser.
Aimer la terre, c'est aimer la vie, diras-tu : Dou-
cement ! quand on croit à ïa vie éternelle et uni-
verselle, comme nous y avons toujours cru, nous
deux, même dans noc plus sombres jours de spleen,
on ne croit pas quitter la vie en quittant ce petit
monde et on se flatte d'en découvrir un meilleur en
prenant le chemin le plus court. On peut donc s'en-
nuyer de la vie de ce monde et ne pas crgire au
néant. Il me semble même que les esprits enragés de
rester en ce lieu-ci n'ont pas conscience de leur âme,
impérissable et infatigable voyageuse qui a tant de
belles choses à voir ailleurs, et qui, en somme, a plus
de devoirs que de récompenses dans cette pauvre
province de la grande Uranie.
Mais, moi, cher ami, j'aime tout ce qui est du
'domaine universel. Je l'aime à présent, non-seulement
parce que certaines lumières se sont dégagées du
brouillard dans mon esprit troublé, mais encore —
mais surtout peut-être — parce que j'ai eu la chance
d'être beaucoup aimé.
En voilà,, une chance! comme disent les bonnes
gens : Dieu Ta mise en ce monde, comme le remède
à tous nos désastres et nous serions ingrats à ce point
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 147
dfe vouloir partir avant notre heure? Non! Ce ne
serait pas bien. La joie de mourir n*est permise qu'à
ceux qui n'ont plus personne à remercier et à
chéîîr.
Lorsque, il y a quelques années, je perdis ma
petrte-fiUe Jeanne, je ne fis pas grand bruH, mais je
fias pris d'une envie de mourir qui m'effraya comme
une mauvaise pensée. Ceci était une maladie de la
douleur. Je croyais que cette enfent m'appelait d'un
autre monde où «a faiblesse et son isolement avaient
besoin de moi, tandis que les autres objets de mon
affection n'avaient plus que faire de l'attachement d'un
cœur brisé, d'un esprit découragé. Une nuit, je rêvai
qu'elle me disait : « Reste tranquille, je suis bien, »
— et je me réveillai résigné. Je n'avais plus à com^'
battre en moi que le regret égoïste et je» pus le com-
battre. L'enfant ra'avait-elle parlé, ou ma conscience?
N'importe. J'étais malade, je voulus guérir et je re-
tournai en Italie.
Un an plus tard, dans la forêt de Fontainebleau,
j'eus une sorte de rêve éveillé. C'était aux premiers-
jours de mars, un jour humide assez doux. 11 n'y
avait pas encore une seule feuille aux arbres, et
jamais je ne vis si magnifiques les vieux diênes du
Bas-Bréau avec leurs longues branches où les mousses
satinaient l'écorce lavée par les pluies. Les rochers
148 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
aussi étaient propres et rafraîchis par l'hiver ; les
sables luisaient d'un jaune doux et montraient les
traces bien nettes de petits pieds de chevreuils et
de renards. Je me trouvai seul quelques instants dans
un des recoins les plus sauvages. Assis entre deux
blocs énormes, je voyais tourner, fuir et disparaître
devant moi le terrain garni de courtes herbes où l'é-
boulement du sable avait tracé un faux sentier, vierge
de toute empreinte. Vers une petite dépression de
cette étroite fissure, ma fantaisie rêva la trace d'un
pied d*enfant, un seul, comme si le doux fantôme
eût essayé de se poser près de moi sans pouvoir se
décider à mettre les deux pieds sur cette terre de
douleurs. Je ne pus retenir les anciennes larmes, flot
mal tari que le repos renouvelle. Mais l'enfant me
fit entendre un de ses plus frais éclats de rire, mu-
sique d'oiseau qui tant de fois avait mis la joie dans
mon âme. Cette fois, c'était peut-être le rire d'un
rouge-gorge ; qu'importe ? La vie chantait devant mes
pleurs inutiles. Mon enfant était vivante et heureuse.
C'était à moi de m'habituer à me passer d'elle, à ne
pas être jaloux de Dieu qui me l'avait prise pour la
mettre en de meilleures conditions.
Dieu bon! tu nous rends optimistes, et pourtant
queUe plus mortelle douleur que de se voir survivre
à ce qui semblait devoir fleurir sur notre tombe ! —
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS, 149
Mais toutes les impitoyables notions de ce monde
changent d'aspect et môme perdent entièrement leur
sens devant les éclairs d'une notion idéale. Quand je
vis de l'appréciation vulgaire des événements, plus
faible que qui que ce soit, je me décourage et me laisse
dévorer le cœur. Mais que Téclair brille et me voilà
vainqueur des monstres. La mort n*est plus, elle est
la vie renouvelée et purifiée, elle est la fête pour
laquelle sont partis ceux que mes larmes jalouses
offensent et chagrinent peut-être.
Ce n'est pourtant pas un voyageur consolé qui
t'écrit. Il n*a pas su prendre, avec l'âge, le goût des
choses qui rassasient l'ambition et rendent Timagination
engourdie et sage. Certaines gens qui voient en noir
disent qu'il a changé de folie, et que las de marcher
au hasard sur la terre, il est parti pour la lune :
n'importe! où que soit son esprit, son cœur t'aime.
Ce voyageur à la cervelle inassouvie ne s'est pas
consolé de ce qui le désolait. Il a fait mieux, il l'a
oublié. Il pensait trop à lui-même; il ne faisait que
s'éplucher, se gourmander et se plaindre. Il n'y pense
plus que quand on exige qu'il y pense et le reste du
temps, il voyage, soit dans les étoiles quand ses
jambes sont condamnées au repos par un travail sé-
dentaire, soit sur les sentiers de montagne qu'il a
toujours aimés, et où il s'estimerait bien heureux, le
150 IMPRESSIONS £T SOUVENIRS.
jour ob aoaheiire'soDaeiti pour touttte boa, de moih
rir en fikm'm^ avec Je soleil sur la tête ^t quelques
touffes d'bertie pour oreiller.
Mourir dans un lit est fort maussade. Tu sais qu'il
y a trois mois, je m'endormis de bonne humeur et
bien portant, et que six jours ou huit jours après^ je
ne sais .plus,, je m'éveillai sortant d'un château en
Tuiaes ot j'avais Irës-ifroid. On eût pu chanter autour
de mm la .romance de Per^olèse que, de temps en
temps, j'ai cru entendre dans mes oreilles :
II sonno l'assassina;
Mais oe 6iMBmeilassasain,:je&e l'avais pas senti,
je n'en avais pas souffert et le réveil fut doux. Ma
Tchambrene se fitpastBeco&aaifire tout de siÂte. Quant
:à mes cbers ^rdes-^malade, oonmie^ dans les vc^ages
de mes 'rêves, j'avais toujours aspiré à les rejoindre.,
leur figure ne m'étoonâ paset je les priai de me ra-
mener chez moi» Un ài&tant après , je reconaus un
vteUK portrait qui me r^ardait d'un air martial et
bîmiveillant.et Je:remerciai les bonnes âmes qui m'a-
vaient tiré d!uD mauvais gtte, où je croyais avoir pos
la ûèvre.
C'est tout. iEstpce donc ainsi que l'on meurt? Quoi,
si peu de chose? Un rêve qui s'efface ? Ne pas voiries
larmes de ceux qui vous diéfisseilt, ne pas compreasdse
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 151
qa*on les quitte, s'en aller insouciant dans le monde in-
connu sans pouvoir dire à Dieu c me voilà >, et aux
êtres aimés c au revoir »? C'est très-commode, mais
ce Test trop, Bt s'il y a soufifrance ou joie dans le
moment suprême , on voudrait au moins le savoir.
L'homme éprouve le beseJn de dire adieu aux siens et
de regarder .s*il laisse en ordre le gtte qu'il leur aban-
donne. Il seaible .qu'il ait un devoir à accomplir en
les quittant qui est de leur dire : soyez en paix, je ne
vous oublierai pas. Je suis forcé de on'en aller, mais
je senfi que, de Idîn comme de près, je vous .aimemi
toujours.
Donc, ayant quitté la vie sans regret et saipis effort,
car c'est être mort déjà qjoe de.ne plus savoir si l'on
vit, je retrouvai l'existence sans étonnement et.sans
transport de joie, à.peu près comme l'enfant qui vient
au monde sans savoir d*où .11 arrive et .sans se demaïa-
der.où il va. Mais quand je vis autour de moi que tes
êtres les plus .chers et Jes. meilleurs avaient tant veiUé
et tant pleuré, j'^us honte d'hoir été si indifférait
à leurs peines et si insouciant ..devant leur daideuc. Ce
n'était pourtant pas maiaute.. Je .n'avais été ni coura-
geux, ni philosophe, m curieux, ni .ambitieux. J'iavaîs
trop dormi et mon cœur avait docmi comme de Geste
de mon être. Je n'en. sentais pa^. moins ce qu!il y elt
eud-'îDgrat et de cruel à nei:^ pouvioir mexéviQiUar*
«i IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
Des larmes, tant de larmes pour moi ! Est-ce que je
les méritaiis? Non, vrai, je ne me savais pas si aimé.
Ou plutôt, je m*y étais habitué comme à une chose
toute naturelle. Et tant de joie dans ces tendres cœurs
quand ils m'eurent repris à la mort ! et tant de soins ;
et tant de craintes, et tant de gâteries, pendant les
jours de la convalescence ! Je sentis bien alors, et tous
les jours depuis ceux-là, j'ai bien senti que quand
on est aimé on ne s'appartient pas; que c'est alors
un crime de ne pas se soucier de soi-même et qu*il
faut aimer et la vie éternelle et cette courte vie
où un jour d'affection partagée vaut les joies de
Féternité.
Tu ne me trouveras donc pas triste, cette fois.
J'avais un peu peur de la vieillesse infirme, bien que
je n'eusse encore aucune infirmité. Je m'armais de
courage pour le moment peut-être assez prochain où
les jambes, ces précieuses et dociles servantes de la
volonté, deviendraient rebelles et me forceraient à te-
f^arder d'en bas le sommet des montagnes. Aujourd'hui
que renouvelées par le repos elles consentent à grim-
per encore, je ne pense plus au lendemain et je re-
trouve l'insouciance de la jeunesse.
U a peut-être raison, celui qui trouve que tout est
bien, et il n'y a poini pour lui de palinodie à le croire
après avoir cru que tout était mal. Il n'avait peut-être
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 153
pas tort non plus lorsqu'il pensait ainsi. Toutes les
choses dont Thomme raisonne avec sincérité sont
vraies d'un certain point de vue, puisque ce monde^
n'est qu'un perpétuel contraste, et que selon Theure où
on le contemple, on le voit couvert de ténèbres ou res-
plendissant de lumière. Raisonner est une belle chose
sans doute, c'est l'exercice d'une faculté qui pousse
l'esprit à discerner de mieux en mieux. Mais le raison-
nement ne peut rien ou presque rien sur la douleur.
Elle seule est positive et hors de discussion. On peut
répondre à un argument par un autre, mais que ré-
pondre à des larmes et à des cris de déchirement?
Ce n'est donc pas la sagesse qui guérit la souf-
france, elle ne donne que le courage de la supporter,
et comme les forces de Tâme se tiennent, plus on a
de courage, plus on souffre. Ce qui guérit la douleur
c'est l'affection, c'est la bonté; à une émotion qui
s'exprime il faut une émotion qui écoute ; aux bles-
sures du sentiment le baume du sentiment. Ah ! que
le cœur est donc un autre sauveur que l'esprit ! Notre
siècle de lassitude et d'abus ne sait plus cela ou ne
veut plus y croire. 11 faudra bien qu'on y revienne et
que la fausse réalité, qui n'est en somme que la con-
statation des faits du moment, fuie avec eux et cède
la place aux vrais instincts, aux éternels besoins de la
nature.
9.
134 IMPRESSIONS ET S0UVEJ9IRS.
Sincérité, tu es rfissence de Dieu mèrm, et si les
hommes pouvaient te chasser entièrement d'çMMr
mêmes, tu existerais encore dans le moindre ouvrage
de la création, dans le chant pur d'un oiseau, dans
l'incontestable beauté d'une .{dante, dans le souf&e
bienfaisant d'une brise. Voilà pourquoi j'aime tant le
grand air et les Heine sauvages. Ce n'est point la haioe
de mes semblables qui m'y pousse; ils ne m'ont
point fait de mal; quelques-uns ont voulu m'en faire,
mais quelques autres m'ont fait tant de bien! Quant^à
la masse qui ne me connaît pas et que je ne peux jtl-
er que par l'ensemble des faits qui manifestent sa
vie, je sais bien forcé, malgré un énorme besoin d'in-
dulgence envers elle, de constater qu'elle va de travers
et prend de très-mauvais chemins. Elle est dans une
crise de matérialisme effroyable qui n'a même pas le
mérite de la franchise et de la passion, puisqu'die se
cache sous une convention d'hypocrisie révoltante.
Mais tout passe, l'homme procède par réactiisus
continuelles. 11 se lasse de ses vices sans qu'il soit
grand besoin de Ten gourmander. Attendcois de meil-
leurs jours I Humanité, pauvre et chère malade, tu
soufMras beaucoup de tes fatrtes, mais tu guériras, ie
vais attendre dans quelque désett que la peste sdit
passée, car on t'irrite en te disant tes vérités et tu
t'acharnes alors à ton mal comme à un bien qu'ion te
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 155
voudrait ravir. Coule donc, fleuve troublé par les
orages, puisque^ pour te purifier, il te faut ce débor-
dement et ces chutes. Nous autres rêveurs,. allons voir
là-haut si les neiges sontioudues et si les:pâqueretties
vont bientôt fleurir. Le monde est en fureur pour de
l'argent. Chacun en veut, on s'arrache le cœur de
la poitrine pour en avoir. Les rois de la finance s jé-
treignent avec désespoir, s'accusant les uns les autras,
prêts à s'égorger sur leurs coffres-forts. Israël ae dé-
chire comme un manteau. Le monde chrétien ne va
pas mieux. De prétendus défenseurs delà foi .du Christ
veulent que Jes peuples s'exterminent pour une ques-
tion d'intérêt matériel au profit d'un arbitraire qui «est
la propre négation de rÉvangile. Les poètes et les
artistes eux-mêmes sont presque aussi préoccupés du
positif que les financiers et les dévots. Ils ne le cher-
chent pas seulement pour leur propre compte dans la
vie, ils le proclament dans l'art et s'attachent à le
peindre, incapables qu'ils sont de comprendre ou de
faire comprendre l'idéal *.
Ni haine, ni dédain, mais adieu, pour un temps,
chère société en déroute. Tu ne manqueras pas de flat-
teurs pour te dire que tures parfaite, qu'il n'y a rien
1. Il y a dix aos qae les faits me suggéraient ces réflexions.
Je ne Yois pas que le matérialisme ait améUoré Tétat des
ehoses.
fS6 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
«n toi à reprendre ou à corriger et que les esprits
«ntichés d'idées poétiques et pures sont des pédants
<[m aspirent au titre de réformateurs, ou des fous de
l'espèce la plus dangereuse pour peu qu'ils.aient Tin-
f amie d'être naïfs. Allons donc voir si la nature a pris,
«lie aussi, le goût du factice et la passion du convenu,
'Si les houx se sont parés d'épis de blé et si les lierres
:s'essayent à porter des roses. Je ne crois pas. Allons
f>ourtant !
4861, 20 février. Tamaris, près Toulon.
— . . . . Cette maladie m'a laissé une anémie que je
combats de mon mieux. Ne t'en inquiète pas, je m'en
lirerai. Je sors tous les jours en voiture et je m'amuse
tous les soirs à écrire le Roman de ma fièvre , car
tu sauras que cette maladie n'a pas interrompu mes
•songeries littéraires. Je l'en ai dit quelques mots à
Nohant. Je veux te raconter le fait pour ajouter à la
:somme de nos observations et de nos recherches, sur
4es phénomènes du sommeil, du délire et de l'hallu-
cination. Ce qui s'est passé dans mon cerveau est assez
curieux pour être noté.
La veille du jour où je tombai tout à coup très-
^gravement malade, je m'étais très-bien porté, j'avais
griffonné le commencement d'un roman, qui s'appelle
la Famille de Germxindre^ roman que j'achève en ce
juoment-ci. J'avais posé tous mes personnages, je les
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 157
connaissais bien^ je savais leurs situations dans le
monde, leurs caractères, leurs tendances^ leurs idées,
leurs rapports. Je voyais leurs figures. 11 ne me res-
tait plus qu'à savoir ce qu'ils avaient à faire, et je ne
m'en inquiétais pas, ayant le temps d'y songer le len-
demain.
Foudroyé le lendemain et les jours suivants, je n'y
pensai pas, mais j'en rêvai, probablement aux heures
où j'avais Thabitude d'écrire, et le roman entra dans
les aventures les plus imprévues.
11 se trouva que j'étais en voyage avec tous mes
personnages, sans savoir, comme de juste, d*où nous
venions et quels pays nous traversions. Cela ne pa-
raissait inquiéter ni eux ni moi ; nous allions devant
nous, résolus de revenir à tout prix chez nous, c'est-
à-dire chez moi. Je ne puis que résumer les inter-
minables péripéties du voyage. Tantôt nous étions
dans des voitures confortables qui allaient vite et
bien et qui nous permettaient de causer ; de quoi.
Dieu le sait I Peut-être me racontaient-ils ce que j'a-
vais à raconter d'eux. 11 me semble, à présent par-
fois, que j'en ai gardé souvenance. Tantôt, je ne sais
comment, nous étions en charrette dans des chemins
affreux; la charrette perdait une roue, puis deux.
Nous avancions quand même, ne versant jamais et ne
songeant jamais à nous arrêter, nous arrangeant pour
15S IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
cheminer sur le brancard en rasant la terre. L'animal
qui nous traînait changeait à chaque instant de fonne,
il devenait âne, vache, boule-dogue, chèvre ; quelque-
fois ce n'était qu'un gros hanneton qui n*allait pas {dus
mal que les autres. Et puis les chemins se remplis-
saient d'eau, les ornières devenaient des ruisseaux, des
fleuves, des étangs, un lac, la pleine mer. Nous allions
de l'ayant quand même, la charrette devenait navire,
bateau, épave, planche, bâton flottant. Il y avait pour-
tant des haltes, des auberges insupportables, des ren-
contres fantasques, des villas étranges; mais tout cela
était confus, je n'avais qu'une idée, repartir avec mon
monde, et nos aventures reconunen^ent, très-péril-
leuses et très-fatigantes, sans qu'aucun de nous fût
effrayé ou fatigué. J'ignore si ce rêve dont le souvenir
m'est resté comme celui d'une action très^prolongée
a duré tout le temps de .ma maladia, mais je sais qu il
m'a occupé la première nuit, et que, le dernier jour, au
moment où.j'ai repris connaissance, j'y étais tellement
plongé que j'ai eu un effort à faite pour distinguer les
personnes qui m-entouraieot de celles qui remplis-
saient ma visioQ et qui étaient les mêmes qu'au départ.
Seulement il venait de se passer un inddent nouveau
dans leur existence. Nous étions arrivés, du fond de la
CûchincMné peut-être, à uiie localité très-voisine de
Nohftnt,.Ie^liÂteau detla Mot1e-£eu2lly, et il avait pris
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 159^
fantaisie à la famille Germandre, y compris le notaire
et le majordome, de monter à la tour dont je voyais très-
distinctement le revêtement circulaire en planches^
entre le toit et Tencorbellement. Ces planches étaient
disjointes, brisées, et je criai à mes compagnons de ne
pas s'y fi^. Mais ils n'en tinrent pas compte, et, tout
à coup, riant aux éclats, ils se précipitèrent Tun après
l'autre, du haut de Tencorbellement sur le pavé de la
cour. Ils ne se cassèrent pas et le jeu leur plut, car
ils se hâtèrent de recommencer. La chose me sembla
drôle, et puis elle m'impatienta, car ils ne pouvaient
pas se relever sans mon aide ; je les ramassais, je les
mettais sur pied comme des marionnettes, et, sitôt
debout, ils m'échappaient. Je leur reprochais en vain
leur folie. Vous finirez par vous briser, leur disais-je,
comment voulez-vous que je continue mon roman?
— J'étais en train de me fâcher tout de bon et de me-
nacer de les abandonner, quand le rêve s évanouit
peu -à peu; je me trouvai seul dans le château devenu
ruÎBe ; j'eus très-froid, on me parla, et je reconnus avec
plaisir mon fils, mes amis, ma chambre, mon lit et
mon moi véritable.
Tout ceci rentre dans les phénomènes bien connus
du rêve, et je ne vois pas que l'approche de la mort
ait, sauf la durée, rendu le mien très-différent de ce*
lui que j'eusse pu faire en état de santé. Ce qui me
160 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
frappe dans le fait d'obsession que j'ai subi, c'est Tim-
portance que prennent dans notre cerveau les fictions
que nous y avons accueillies volontairement. Il a dû
arriver à tous ceux qui évoquent des figures desti-
nées à vivre uniquement dans le domaine de l'art, de
se les représenter d'une certaine manière aussi lo-
gique que possible pour devenir réalisable. Il leur est
arrivé probablement aussi de les voir en rêve, livrées
aux fantaisies de l'impossible. La première fois que
mon fils tout jeune eut, dans son atelier, un manne-
quin qu'il avait beaucoup désiré, il en fut très-impor-
tuné en songe ; ce personnage inerte avait pris vie et
se livrait à toutes sortes d'excentricités, plantant des
clous dans le parquet, cassant les plâtres et déchirant
les costumes.
Qu'est-ce donc que ces personnages de roman dis-
ciplinés dans notre cerveau quand nous écrivons, indis-
ciplinés quand nous rêvons? Que le monde extérieur
remplisse les visions du sommeil et nous gouverne
alors à sa guise, rien de surprenant, puisque, dans la
réalité, il nous gouverne ou tout au moins nous
résiste sans cesse. Mais la figure idéale sérieuse ou
comique dont nous comptons faire, soit un personnage
de livre, de théâtre ou de tableau, soit une statue, cette
figure de notre choix et de notre invention ne nous
appartient-elle pas? N'est-elle pas forcée de nous obéir?
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 161
— Eh bien non, elle ne nous obéit pas ; elle ne nous
appartient pas! Docile et muette tant que notre rai-
son la travaille et la façonne, elle se lève dans le songe
comme une puissance folle , quelquefois hostile , à
coup sûr indépendante. La liberté morale qui était en
nous, il se trouve que nous la lui avons donnée et
qu'elle s'en sert contre nous. Quelle légende fantas-
tique et vraiment terrible s'accomplit en nous, sans
que nous nous en étonnions I Comme cela arrive avec
plus ou moins de netteté ou d'intensité à tout le monde,
comme ceux dont le cerveau ne fonctionne pas volon-
tairement dans le domaine de la fiction n*en ont pas
moins des rêves où ils voient apparaître des incon-
nus burlesques, importuns, ridicules ou nuisibles qui
sont des produits vagues et involontaires de leur esprit,
on peut bien dire que nos propres idées nous assu-
jettissent presque autant qu'elles sont assujetties par
nous, et pourtant nous nous croyons leurs maîtres
quand le réveil a dissipé les fantômes de ces esclaves
révoltés !
A ROLUNAT, JOURNAL.
1861, Tamaris.
Depuis que je me porte mieux et que mes forces re-
viennent, je vds un pays admirable et jç recouvre
l'heureuse faculté de le voir plus beau encore après
l'avoir regardé. Voilà mon fils parti pour l!Afrique,
Manceau est tout entier à son travail de graveur, je
vis depuis ces derniers jours à peu près seul , faisant
ma tâche d*écriture à la maison, et de la botanique
dans mes promenades de six ou huit heures. Comme
on vit par les yeux dans cette région de petites mon-
tagnes qui s'avancent sur la mer ! L'œil se remplit de
splendeurs, de clartés éblouissantes tempérées par des
ombres suaves ; tout cela pénètre dans l'âme et la
guérit de cette sorte d'aveuglement douloureux qui
est le résultat de l'aifaiblissement physique. Aussitôt
qu'elle peut réagir, la faiblesse du corps diminue rapi-
dement.
IMPRES&iONS ET SOUVENIRS. 163
Mais pourquoi donc ce besoin que j'éprouve d'em-
bellir le soir dans mon souvenir cq que j*ai admiré
tantôt? C'est peut-être le besoin de réagir contre
Texactitude à laquelle me condamne le travail du nar-
rateur. Je prends des notes intérieures d'une fidélité
scrupuleuse et je sais que, sur ce point, ma mémoire
ne me trompera pas. Cela est très-vite fait , grâce à
L'habitude que j'ai de voir, et tout de suite après je
jouis de ce que je vois, pour mon propre compte. Je
le savoure en gourmand, je suis assouvi, je suis heu-
reux. Je reviens, je me rentre^ comme on dit ici, je
dîne comme un oiseau, je bois comme une sauterelle,
car J'estomac ne va pas encore, et me voilà ivre ! Tout
ce que j'ai vu grand m'apparaît immense, l'austère
devient formidable, le gracieux se fait paradisiaque ;
etipourtant la nature est plus belle que la plus belle
de mes appréciations.; les fantaisies dont je la pare ne
valent pas sa puissante logique et sa sublime simpli-
cité. Je le sais, je la vénère, je me méprise et je re-
commence. C'est bien une ivresse, un état d'hallucina-
tion. Ma volonté ne sait pas pourquoi, et ma raison n'y
peut rien.
U y a donc en nous cet instinct de remaniement de
la réalité que les phrénologues appellent la merveillo'
site ? C'est le grain de folie qu'il nous faut tous subir
quand nous sommes la proie d'une passion, et je suis
164 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
en ce moment la proie enivrée de la passion de voir.
Dans le sommeil c'est encore plus prononcé ; je vois
de véritables aberrations dans la nature et j'y prends
part avec une démence analogue. Par exemple, la nuit
dernière, j'^î rêvé des aventures où j'acceptais comme
naturelles les fantaisies du milieu que je traversais
gaiement. D'abord, j'étais dans l'Inde avec toi, Mau-
rice marchait devant nous, faisant la chasse aux papil-
lons avec Jean notre domestique. Nous traversions un
admirable bois de cyprès dont les branches pendaient
sur nous. Était-ce bien des cyprès ? Tu les traitais
d'araucarias, mais ce n'était ni l'un ni l'autre. Tout
d'un coup, je remarquai que certaines branches
avaient^ à leur extrémité, des ramifications singulières
et que ces ramifications terminées par un fruit de la
grosseur d'une noix rappelaient confusément la forme
humaine. A mesure que je regardais, cette forme sem-
blait se mieux dessiner suivant le degré de maturité
du fruit. Tu vols tout ce que tu veux voir ! me disais-
tu ; tu vas bientôt croire aux homuncules végétaux.
— Ma foi, répondis-je en cueillant une de ces extré-
mités de branches, j'y crois tellement qne j'en suis
sûr. Voilà un homuncule parfait! J'entends encore
ton exclamation de surprise, car tu venais de déta-
cher d'une autre branche un homuncule parfaitement
vivant. I.e mien n'était pas mûr. Il adhérait fortement
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 165
au végétalj^ il était encore végétal lui-même. 11 avait la
forme humaine parfaite, mais il était vert, il était
plante et j'avais, en le cueillant, tranché le fil de sa
vie future. Je n'eus pas le loisir de m'en affliger ; des
quantités innombrables d'homuncules s'agitaient au-
tour de nous dans les branches et s'enfuyaient en
grimpant dans le haut des arbres. Tu tenais le tien
avec une grande crainte de l'étouffer ou de le laisser
sauver. Pour moi j'étais préoccupé de trouver un
autre sujet qui fût dans le même état, c'est-à-dire si
nouveau à la vie, si fraîchement délivré de son adhé-
rence avec le tissu végétal qu'on pût le saisir dans un
état d'engourdissement. Je parvins à m'emparer ainsi
d'une petite femelle, et nous voilà courant, appelant
Maurice, fous de joie d'avoir à lui montrer une si
belle trouvaille. Bah! nous dit-il, j'en ai plein mes
poches ! Ce n'est pas rare dans ce pays-ci ; mais ce
n'est bon à rien, on ne peut pas élever ça. Puisque les
vôtres sont encore vivants, remettez-les sur leurs
arbres.
Je ne sais si nous fûmes disposés à Técouter. Un
nuage passe sur la forêt et je me retrouve traversant
une grande steppe avec Eugène Delacroix. Nous de-
vions gagner une ville dont on voyait au loin les clo-
chers ardoisés dans un ciel blanchâtre. Il n'y avait pas
de route. La saison était indécise , hiver d'un côté.
166 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
printemps de Tautre. Le terrain devient glissant, gercé,
plein de trous remplis de nage à mokié fondue. Deb-
croix s'arrête et me dit : Je ne vois pas d'ornières,
personne n'a jamais dû passer par là: N'allons pas
plus loin. Ceci est un endroit où la croûte terrestre n'a
jamais pn ae former, cherchons un sol où l'on puisse
marcher.
Une telle raison géologique nfayant paru sans ré-
plique, je Je suis et bientôt il me dit :• Voici la prairie
roulante y tout va bien. Je ne demandai pas d'explica-
tion, mais je m'arrêtai émerveillé devant cette prairie.
C'était une immense tapis de verdure tout ondulé
comme la campagne de Rome du côté de la via Auré-
lia, mais non pas formé d'herbe brûlée en été, pourrie
en hiver. C'était une terre fine et comme passée au
tamis, et sur cette terre un trèfle microscopique qui
devenait de plus en plus serré comme une mousse.
D'abord il me parut d'un vert sombre uniforme, mais
bientôt j*y vis courir des nuances infinies et des reflets
d'aiguë marine. Tout le terrain très-élevé dominait
des horizons immenses ; de légers nuages blancs iri-
sés par le soleil couraient dans le ciel. — Allons
donc, me dit Delacroix, ne regardez pas tant, avancez
on bien ces nuages arriveront avant nous. — • Ne dé-
sespérant sans doute pas plus que lui d'aller aussi vite
que les nuage:^, je me mets en route, mais sans pou-
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 167
voir aTancer; quelque chose me repoussait en arrière:
Comment doncr marchez-vous î me dit-il; vous ne
vous y prenez pas bien ; il ne faut pas contrarier le
mouvement de la prairie ; c'est à elle de vous faire
avancer, ë vous d'avoir le pied marin et de garder
votre équilibre. Je ne sais si je me comportai comme
il fallait, mais je reconnus que la prairie -me portait,
se soulevant en vagues solides et me poussant en
avant à de grande» distances, comme un objet flottant
sur la houle chemine sans prendre part au mouvement
qui le mène. Voilà, dis-je à mon compagon, une très-
agréaWe manière de voyager. Je fais un chemin inouï
et je n'éprouve aucune fatigue. Vous devriez pourtant
me dire la cause de ce phénomène. Arrêtons-nous un
peu, cette admirable prairie sera trop vite franchie.
— S'arrêter ici n'est pas possible, la prairie roule ; il
faut suivre l'ondulation ; rien n'est plus simple que ce
phénomène. Il est produit par la nature du trèfle et la
vigueur avec laquelle le terrain le force à pousser.
Quand il aura atteint tout son développement, la plaine
se reposera et restera immobile jusqu'au printemps
prochain. — Ici le rêve retombe dans le vague et je
me retrouve dans mon jardin de Nohant avec Maurice
et Manceau, contemplant une grosse nuée blanche,
étincelante dans un ciel très-bleu. Des maçons tra-
vaillent à un escalier extérieur accolé à la maison et
168 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
qui n'a aucune raison d'être. C'est Manceau qui or-
donne ce travail et qui s'efforce de nous en démontrer
l'utilité, en raison de la nuée blanche et nacrée qui
monte dans le ciel. Vous savez bien, nous dit-il, que
de graves événements vont se passer dans les hautes
régions. Il était indispensable de bâtir ici un observa-
toire et j*ai dû commencer par faire faire Tescalier.
Tenez, le spectacle se prépare, montez.
Je monte seul et j'atteins une hauteur qui domine la
cime des grands tilleuls. Le nuage épais, toujours na-
cré, a envahi tout le ciel. J'entends alors le dialogue
suivant au bas de l'escalier. — Manceau. Ah ! malheur !
tout est perdu, il est pris ! — Maurice. C'est vrai, il
est priSf que veux-tu ! Viens donc voir là haut ! — Et
Maurice monte. Qu*est-ce qui est donc pris? lui dis-je.
— Eh parbleu, le tonnerre 1 Nous comptions sur lui
pour faire éclater le nuage d'argent qui descend sur
nous ; mais l'argent du nuage n'est autre chose qu un
monde hyperboréen qui est en train de tomber et le
tonnerre a été pris par les glaces. Rien n'éclatera,
c'est un spectacle manqué. — Pas si manqué! Ce que
nous voyons est magnifique et je n'ai jamais rien vu
de pareil I En effet, la nuée blanche, devenue so-
lide et compacte, descend avec une lente majesté. Je
reconnais bientôt que c'est un incommensurable gla-
cier qui app^che, la tète en bas, et qui forme voûte
IÇIPRESSIOKS ET SOUVENIRS. 169
sur nos têtes, sauf une trouée oblique où les rayons
du soleil se glissent encore et jettent sur ce monde
prêt à se poser doucement, mais irrévocablement sur
le nôtre, les plus splendides reflets. Les vallées pro-
fondes, vues par nous comme des entonnoirs qui vont
nous couvrir, brillent comme le saphir. Les aiguilles
de glace irisées comme le diamant sont prêtes à nous
clouer sous leurs pointes gigantesques. Cela devient
effrayant et sublime. En même temps, la surface de
notre monde se congèle à cette approche redoutable
et se hérisse à son tour d'aiguilles de glace, sortant
brillantes du sol couvert de neige bleuâtre. De Tes-
calier, où Manceau est venu nous rejoindre, il ne reste
déjà plus que quelques marches libres entre ces glaces
merveilleuses qui descendent et ces glaces non moins
belles qui montent. Là! nous dit Manceau éperdu,
vous voyez bien que le tonnerre est détruit et que ceci
est la fin de notre monde. — Ton explication est dé-
testable, lui répond Maurice ; le tonnerre n'a rien à
voir là dedans. Notre monde a bien assez de volcans
pour se défendre. — Ta mère et toi, vous ne voulez
rien croire. Tout est perdu I — Eh bien, reprend
Maurice, dépêchons-nous de voir avant que ce soit
finil
En effet, tout finissait ; la voûte de glaces, toujours
plus étroite, semblait déjà poser son pourtour sur Tho-
10
170 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
rizoQ qui sç feitamU Nous étions dans une clarté
glauque qui rassemblait k celle d'un aquarium; la
YOÛte s'abaissait sur nous et cela se passait sans bruit,
sans secousse, sans que rhumanité, déjà disparue,
eût eu Tair de s* en apercevoir;. nous semblions, Mau-
rice et moi, n'dtre pas dupes du rêve. Pourtant, je
m'éveiilai brusquement,, comme si, au moment final,
j'eusse fait un effort de volonté pour ne pas voir la
catastrophe. Ce n*est pas que la visiou de ce tran*
quille cataclysme m'eût causé une réelle terreur. C'^
tait comme l'accomplissement solennel d'une grande
chose et je me reprochais de m'étre refusé à en voir
le dénoûment. J'essayai de me rendormir pour retour-
ner à cet escalier disparu, mais je n'y retrouvai que
les maçons qui travaillaient à relever la maison démo-
lie et à réparer, disaient-ils gaiement, les résultats de
la hn du monde.
Pourquoi ces chimères du sommeil? Disposition
physique, me dira-t-on. Je le veux bien, mais cela
n'explique pas pourquoi elles ont telle ou telle forme,
Cela tient à un mécanisme organique dont nous ne
connaissons pas du tout les rouages et qui reste pour
tous une énigme. De même que nos yeux conservent
quelque temps l'impression du spectre solaire qui les
a éblouis, l'esprit se remplit des objets qui ont rempli
les yeux, et la fantaisie les dessine en les transformant
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. Vtl
sur je ne sais quelle chambre noire, sanctuaire des
songes.
Notre cerveau n'est donc pas un appareil à opéra-
tions photographiques où les images sont transmises
exactement. Gela ressemble bien plutôt à un théâtre
où les faits de la vie se présentent sous la forme de
fictions. Mais c'est bien plus riche et plus original que
toutes les fictions du théâtre. C'est Timprévu dans
toute sa puissance, c'est l'impossible accepté d'avance»
c^est la fête sans frein de l'imagination. Le sérieux et
te burlesque y dansent ensemble, l'effroi et la joie s'y
succèdent, im douleur y est souvent poignante, nos
larmes coulent et mouillent roréillel*; mais elle s'ef-
face le plus souvent pour faire place à d'irréalisables
compensations. L'ami qui vient de nous quitter re-
vietit tout à coup après un immense voyage qui n'a
duré qu'un instant ; il sort même au be^in de fo tombe
où nous venons de le conduire, pour converser avec
nous. Nous-mêmes, nous mourons très-facilement en
rêve et nous nous sentons à la fois morts et vivants,
«ms surprise et sans angoisse. Ainsi, grâce à ces fic-
tions qui bercent nos heures de repos, nous passons
une notable partie de notre exifirtence en dehors du
domaine de la réalité.
D'autant plus qu'il n'est pas néeessaît^ de dormir
pour rêver. La contemplation nous conduit presque
172 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
toujours à un état de bien-être supérieur où la raison
sommeille et où la divagation plus contenue et moins
prolongée que celle du rêve n'en échappe pas moins à
Tempire du raisonnement. Il y a donc en nous quelque
chose qu*on appelle une âme et qui est peut-être toute
autre chose que ce qui porte ce nom très-vague ou
très-mal défini jusqu'à présent. Je crois, moi, depuis
longtemps, que nous avons trois âmes, une pour diri-
ger l'emploi de nos organes, une autre pour régler
nos rapports avec notre espèce, une troisième pour
communiquer avec l'esprit divin qui anime Tunivers.
Sainte-Beuve souriait quand je lui disais cela. Trois
âmes ? répondait-il ; si nous pouvions être sûrs d*en
avoir une ! Je n'osais pas lui répliquer que nous en
avions peut-être davantage. Nous ne sommes pas des
phénomènes si simples qu*on a voulu le croire afin de
pouvoir nous classer en bons et en mauvais, en élus et
en damnés. Nous sommes, au contraire, des instru-
ments très-compliqués et les lobes de notre cerveau
ont des fonctions multiples qui échappent absolument
à l'analyse scientifique. Le scalpel du métaphysicien
n est pas plus sûr que celui de l'anatomiste : ni l'un
ni Tautre ne peut toucher au siège de la vie sans ex-
pulser la vie.
Encore Tamaris. 20 mai 1861. — J'ai fait mieux
aujourd'hui pour le rétablissement démon mince indi-
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 173
vidu que de prendre des notes. J'ai marché beaucoup
et j'ai dormi sur l'herbe. Malgré le vent d'est qui est
assez fort, je suis parli avec mon cocher de louage, le
très-fîdèle Matron qui, dans nos promenades^ est de-
venu mon garde-malade attentif. Il me gronde quand
je marche trop ou quand j'oublie de goûter. Mais nous
avons un compagnon qu'il me préfère de beaucoup,
un de ses chevaux, son cheval favori, qui s'appelle
monsieur Botte, Dieu sait pourquoi. C'est une petite
bète pleine d'ardeur et d'adresse qui me promène dans
les chemins impossibles. Aujourd'hui Matron l'avait
prise, se faisant fort de me conduire en carriole jus-
qu'au sommet de la montagne d'Evenos ; mais quand
nous fûmes au bas du chemin, il se mit à soupirer, et je
vis qu'une grande anxiété le tourmentait. Qu'y a-t-il ?
lui demandai-je ; M. Botte est-il malade ? — Il a
soif, le pauvre ! — Arrêtons-nous et faites-le boire.
— C'est ça ! je vas courir. Je sais par là des bûche-
rons qui doivent avoir apporté leur cruche et qui me
rempliront bien mon seau ; car, pour faire boire à
mon cheval l'eau du torrent qui n'est que du jus noir
et gâté provenant des pressoirs à olives, j'aimerais
mieux en boire moi-même.
Le chemin ne me paraissait pas trop rapide, je con-
seillai à Matron de mener boire son cheval où il vou-
drait, pendant que je monterais à pied. Non^ non, dit-il,
10.
174 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
c'est trop pénible. J*ai dit qae je vous monterais en
voitiÉre, je voas monterai. Gardez M. Botte un inàtaiit
et je reviens. — Pourquoi le garder? Il est si Tsàs(90h
nable ! Taimerais mieux faire un tour dans te petit
bois. — Mais si on vient pour le voler? Nous voîlà'en
pleines gorges d'Ollioules et hors de la route. On ne
peut jamais être bien tranquille dans un endroit pîsi-
reil, — Si on vient pour le voler, Matron, croyez-vOus
que je sois bien capable de le défendre? — Oh ! de
ce côté-là, il n'y a rien à craindre. Il n'y a plus de bri-
gands dans les gorges depuis le temps de Gaspard de
Besse qui a été pris et muré dans la grotte que vous
savez ; du moins ça se dit comme ça dans le pdys.
Mais il y a des flâneurs qui, en voyant un cheval seul,
monteraient bien dessus pour filer avec lui. Seulement
ils sont trop craintifs pour essayer ça sous les yeux
d'une personne. Rester donc et ne craignez rien. Es-
pérez un petit moment.
J'espérai^ c'est-à-dire qu'e j'attendis un grcs quart
d'heure. L'endroit était assez joli, un peu de verdure
au pied de la sente montagne boisée de la chatne aride,
des fleurettes ititéressaùites, un ga2on fin et du saMe
propre. Je ne m'ennuyai pas, mais je fus pris d*ttn
invincible besoin de sommeil et , m' étant assuré que
M. Botte broutait la haie 'âviec patience, je m'endomns
profondément. Je crois qufe le cfheval en fetealt auftittt.
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. Td
quand Mdtron revint avec le seau vide. Il n'avait pu
trouver une goutte d'eau et il prétendait que Botte lui
faisait des reproches avec ses yeux. J'ai envie de vous
en faire aussi, lui dis^je, car j'ai grand'soif. — Oh I
bien, reprit-il , vous boirez là^haut , à moitifi de la
montagne ; mais c'est loin, je vous avertis, et le pauvre
n'ira pas vite. Il souffre pour tout de bon.
11 y avait une chose bien simple à faire, c'était de
laisser la carriole cachée dans les buissons et de Hioa-
ter tous trois avec nos jambes, Matron, Botte et moi.
C'est le parti sur lequel j'insistai et qui l'emporta. Le
trajet ne m'a pas paru bien rude et j'ai encore eu une
charmante station à la fontaine. C'est une source abon-
dante d'eau vraiment glaciale sortant des flanos d'une
montagne brûlante. Cette montagne subit, en cet en-
drdt, une forte dépression. La source, s'échappantdes
grandes vasques de pierre qui la reçoivent, contourne
l'escarpement, arrose un charmant parc et s'eitfuit
à travers les prairies en pente qui conduisent Feau en
Mns inverse des gorges d'Ollioules. J'ai peu vu de
vîttas aussi étrangement situées que celle de ce parc,
c&r Evenos est un pain de sucre et on s'attend fort
peu à y trouver l'eau à discrétion, partant l'ombre et
kl fraîcheur. Cette habitation, loin d'être battue des
vents qui font rage autour d'elle ou brûlée par le hâle
du soleil ardent k travers le mistirad, est une oasis pvo-
176 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
tégée par de beaux arbres et toute fleurie par l'eau
courante. Il y régnait un silence profond, et, par les
trouées du feuillage, j'embrassais le décor dramatique
et désolé des gorges, avec leurs grandes coupures à
pic, leurs cimes déchiquetées, percées à jour et sup-
portées par des contre-forts puissants que Ton est
obligé de bien regarder pour ne pas les prendre de
loin pour des forteresses géantes bâties de main
d'homme, ou taillées dans le roc.
Ma surprise a augmenté quand j'ai quitté ce parc pour
monter au sommet. C'est un cône volcanique planté
au milieu d*une chaîne calcaire. J'avais remarqué d'en
bas que ce sommet avait l'aspect d'un cratère ; en
marchant sur les laves, je ne pus douter. La montée
en lacets est partout praticable, puisque des charrettes
chargées vont et viennent de la gorge au sommet. Le
village ou plutôt la ville, car c'est un ancien bourg
fortifié, est surmonté d'un vieux château en ruines,
d'où la vue est grandiose. Le rempart est tout
plein d'immortelles blanches : de là, les voitures qui
passent sur la route d'Ollioules se distinguent tout au
plus à l'œil nu, et cela est en droite ligne sous vos
pieds.
La descente est facile et prompte. Matron a rattelé
son cheval dans le petit bois, tout en se lamentant de
ne m'avoir pas mené là-haut en voiture : mais H. Botte
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 177
a bien bu à la fontaine et bien mangé à Tauberge. J*ai
dû persuader à son maître, pour le consoler, que c'é-
tait l'essentiel.
En revenant et en me résumant ce soir, je m'affirme
à moi-môme que ce littoral de Toulon est le plus beau
de toute la Provence. Il y a une variété de composi-
tion inépuisable, et sans le mistral qui est des plus
rudes, il faudrait choisir les environs de Toulon pour
la villégiature d'hiver.
Pourtant il faut connaître les beaux endroits et ne
pas trop s'occuper des détails intermédiaires. Du haut
de la forteresse d'Evenos , je voyais, non-seulement
les gorges romantiques d'OUioules, mais encore toute
la campagne qui les sépare de la Méditerranée, et l'en-
semble éclatant avait un air de terre promise. Cette
splendeur s'efface quand on traverse des terres
maigres, des orangers malades, des zones arides, pou-
dreuses ou marécageuses, des faubourgs infects, des
lièges rabougris, des rivages pelés ou visqueux. Tout
est fort maussade de près, et, n'était la trouvaille bo-
tanique, on y prendrait le spleen ; mais dans le grand
panorama, ces accidents s'embellissent de la pourpre
du soir ou du rétablissement des proportions. Il se fait
une harmonie qui me fait penser à celle que met la
sagesse dans nos appréciations générales. La vie est
faite comme la terre où nous marchons. Ce qui est à
It8 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
notre portée de tous les instants est totrjours ii^pli
cte déteptions : ce que ta raison redresse à distance
reprend sa valeur et l'ensemble retrouve sa poissaiice.
tn toutes choses, il n'y a pas à dire, il fatft s'arranger
pour voîr de haut.
XI
LES IDÉES D*UN MAITRE D'ÉCOLE.
1872, Nohant, janvier.
Le maître d'école, c'est moi, J'ai peut-être le droit
d'.usurper ce titre, puisque j'ai presque toujours eu un
élève à ébaucher, tantôt un enfant à moi ou des miens,
tantôt un dojnestique de l'un ou de l'autre sexe, tantôt
un paysan jeune ou vieux, qui est venu me demander
de Iqi apprendre à lire, poussé, lui, le paysan, par une
volonté exceptionnelle.
J'ai donc fait, tout comme un autre, ma petite expé-
rience et je ne crois pas inutile d'en donner le résumé
à qui voudra en faire l'essai.
Dès que l'enfant sait parler, apprenez-lui à lire et,
quelque délicat qu'il soit, ne craignez pas de le fati-
guer, si vous vous y prenez bien.
Il aura plus ou moins de facilité selon la notion
qu'il aura des formes. Préparez-le à les distinguer, en
180 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
appelant son attention fréquente sur les objets qu*il
touQhe et qu'il regarde. Les enfants ont chacun uoe
manière d'apprécier les objets. Il y en a qui deman-
dent la lune ; d'autres ne la demandent pas et com-
prennent dé bonne heure qu'aucun bras n'est assez
long pour atteindre seulement le plafond. Si cette no-
tion des distances est tardive, occupez-vous de la dé-
veloppe% Par la notion des dimensions, faites com-
parer un grand arbre à une petite herbe, faites observer
le peuplier élancé, le châtaignier touffu, l'oranger en
boule comme la pomme, la rose ronde et épaisse, la
pervenche ronde et plate, la marguerite ronde aussi,
mais dentelée. Si vous avez votre montre dans votre
poche, vous présenterez aux regards le rond parfait,
avec une pièce de monnaie, le rond plus mince ; avec
un mouchoir, le carré; avec un domino, le carré long;
avec le pignon d'un toit, le triangle ; avec un bâton,
la ligne droite; avec un cerceau, la ligne circulaire.
L'enfant n'a pas besoin d'apprendre comme une leçon
les termes techniques qui désignent les formes, il suf-
fit qu'il voie les différences.
Pour généraliser autant que possible l'observation
des tendances, je dirai que les enfants se divisent en
deux classes, ceux qui regardent et ceux qui ne regar-
dent pas. Les premiers sont vite adroits de leurs corps
et de leurs mains, les seconds sont sans notion du
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 181
danger et se font souvent du mal. Les premiers rai-
sonnent de bonne heure et apprennent vite. Les se-
conds tardent davantage, quelquefois beaucoup. Al-
légez-leur cette difficulté naturelle en les contraignant,
sans qu'ils s'en doutent, à regarder et à voir. Mettez
dans la main de Tenfant distrait ou indifférent, des
jouets dont la forme l'intéresse; amenez-le aussi à
lever la tête, à promener ses regards au loin, en haut,
en bas, à ne pas rester étranger au monde extérieur,
à ne pas vivre toujours dans le rêve et les fictions du
jeu, à savoir qu'il y a des choses autres que celles qu'il
peut manier et qu'il y a des rapports de forme entre
les unes et les autres.
Les paysans, chose étrange, ne voient pas. On croi-
rait que leurs sens^ en contact perpétoeL avec les
choses de la nature, sont très-dévekqppés. C'est le
contraire qui a lieu, et particulièrement dans les pays
peu accidentés. Us n'observent rien ou observent à
faux. Us ont une vision souvent poétique de l'ensem-
ble, mais tout détail qui n'est pas pour eux l'objet d'un
intérêt personnel leur échappe. Â force d'ignorer les
causes, ils les dédaignent et deviennent incapables de
les percevoir, même quand elles parlent par des faits
trës-saisissables. C'est ainsi qu'on a pu les conserver
superstitieux et leur apprendre à se payer d'explica-
tions fantastique». La lettre des religions les a main-
a
182 IMPRESSIONS ET SOUTEmRS.
tenus enfants, leur organisation pfayaque s'en est res-
sentie.
11 leur est donc très-difficBe d'apprendre à Kre. Son-
geons à eux aussi bien qu'à nos propres enfants. Tft-*
. chons de leur alléger la difficulté. L'enfant, préparé
ainsi que je l'ai dit, éprouvera le besoin de tracer lui-
même desTormes avec une baguette sur le sable, avec
un charl)on sur les murs ou avec un crayon sur du pa-
pier. Donnez-lui les moyens de se sîftisfaîre ; s'il n'y
songe pas, créez-lui ce besoin par Pincitatîon de
ÏTexemple. Laissez-lui faire des Kgnes dans tous les
sens, il aura bientôt trouvé TO, c'est la lettre favo-
rite^ des petits enfants. Certains sont plus enclins
à produire des formes qu'à les observer et appren-
draient plus vite à lire en écrivant. Pour la plupart,
fis ont besoin de les bien voir avant de les repro-
duire. Il n'en est pas moins( utile de leur laisser tracer
beaucoup de signes de fantaisie. Ils feront toujours
des raies ou des ronds, et c'est le point de départ de
tbus les signes qui servent à lireet à écrire.
La combinaison assez variée de ces formes crée
pour toule intelligence moyenne une assez grande dif-
ioulté. Je m'étonne toujours de voir un enfant et
même un adulte appreindre î'atphabet. Trente-deux
éombinaisons diffëremes, c'est énorme pour l'attention
et ia tnéïnoire qui débutent.Le son des signes entre vite
IMPRESSIONS ET , SaUVEJîWLS. 183
dans la mémoire.de l'oreiUe, leur fQEme. se j)laçe moins
aisément dans la mémoire des yeux. Beaucoup d'élèvejs
récitent leur alphabet et-ne le lisent réellement pas, si
vous en dérangez Tordre. Au milieu d'une foule in-
nombrable da méthodes plus ou moins bonnes/ je pré-
fère celle de M. de .Laffore qui pourrait, tant elle est
simple et logique, tenir tout entière sur une cfite de
visite. Cette méthode vraiment excellente esttrès-
oubliée, mais elle a modifié essentiellement toutes les
autres ; elle les a .toutes améliorées. Je n'eu connais
pas qui la vaille et je la conseille à tout le monde.
Elle a été publiée en 1853 chez Ledoyen sous le
titre de Statilégie ou méthode Jafforienne. Le sous-
titre : Pour apprendre à lire en quelqties heures^ pa-
raît ambitieux, il n*.est que vrai. En moins de douze
heures, une personne bien douée et très-attentive
peut apprendre à lire. J'ai fait plusieurs fois Texpé-
rience de quinze heures sur les adultes intelligents,
mais non exceptionnels. N'ayant point affaire à des
forces de premier ordre et ne voulant pas risquer de
briser celles qui se présentaient à mon expérimenta-
tion, j'ai réparti les heures ainsi qu'il suit : un quart
d'heure de leçon le matin, et un le soir. Soit quinze
heures de leçons en un mois, sans aucune étude de
l'élève dans l'intervalle des leçons. Pour un très-jeune
enfant, quinze minutes séparées en deuxieçons sufû-
184 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
sent pour chaque jour. Il apprendra facilement à lire
en deux mois, s'il n'y a pas résistance de sa part et sî
son appréciation des formes n'est pas exceptionnelle-
ment en retard.
Avant de résumer la méthode de M. de Laffore, je
crois e^entiel de dire à la mère de famille ma méthode
rationnelle d'enseignement quelconque.
il faut rendre l'enseignement facile, non pas pour
épargner à l'élève l'effort du travail, effort salutaire et
que rien ne remplace, mais pour l'habituer à suivre
une marche simple et logique. C'est le défaut de cette
logique qui a rendu si longtemps l'éducation première
longue et diffuse. Il fallait autrefois des années pour
apprendre ce que l'on peut savoir aujourd'hui en
quelques mois. Les méthodes sont en progrès, elles
sont encore susceptibles de progrès nouveaux. Je pro-
pose la meilleure que je -connaisse. J'appelle de nou-
veaux efforts pour qu'elle soit perfectionnée ; mais je
déclare qu'aucune méthode n'est bonne à rien, si l'on
ignore le moyen de s'emparer de la volonté de l'élève.
Je suppose que tous les adultes feront l'effort dont
ils sont capables; mais l'enfant qui aie désir d'ap-
prendre est une exception ; il n'en serait pas ainsi sî
l'enfance était bien préparée à l'instruction par tout
son système d'éducation morale et physique.
Ma méthode, celle que j'ai pratiquée avec mes pe-
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 185
lits-enfants, est certainement meilleure qae celle dont
je me suis servie avec mes enfants. Avec ceux-ci, j'ai
employé les moyens ordinaires, les petites luttes in-
cessantes qui font souffrir Télève et qui font saigner
Je cœur des parents; avec plus de raisonnement et
d'expérience, j'ai acquis ce que je n'avais pas, une
patience systématique à toute épreuve.
Voilà donc le premier point. Supprimez l'impatience
h quelque minime degré que ce soit; que l'enfant ne
voie jamais sur votre physionomie ou n'entende jamais
dans l'accent de votre voix la plus légère altération.
S'il est ce qu'on appelle terrible^ il ne sera vaincu que
par une inaltérable sérénité. S'il est doux et timide,
cette sérénité lui donnera la confiance qui lui manque.
Avec ce calme et cette aménité dans la forme, vous
pourrez faire prévaloir votre autorité sans qu'elle
blesse, sans qu'elle irrite l'instinct de révolte ou de
résistance inerte qui est dans l'esprit inculte. Sup-
primez l'irritation de vos nerfs comme une maladie
contagieuse que l'enfant subit par contre-coup à l'ins-
tant même. Non-seulement ne frappez jamais, mais
n'élevez jamais la voix; n'ayez ni parole ni mouve-
ments brusques, faites ce que vous feriez pour appri-
voiser un oiseau. L'enfant est un petit sauvage qu'il
s'agit de civiliser sans qu'il s'en aperçoive. Ne lui en
expliquez la nécessité que lorsqu'il en aura déjà saisi
186 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
quelque avantage, car si vous le raisonnez dans un
moment de réaction contre vous, il aura pour re-
pousser vos arguments des arguments à lui et vous
n'aurez pas le dernier. Évitez avec adresse toute es-
pèce de lutte. L'enfant intelligent vous en suscitera
peut-être plus que Tenfant médiocre. Il sera tout aussi
habile à faire ûaitre un conflit que vous le serez à le
faire avorter. Sachez rémettre au lendemain les solu-
tions qu*il ne vous accorde pas d'emblée. Enfin, si
vous êtes une nature inquiète, agitée, et que vous ne
puissiez pas vous vaincre, éloignez Tènfant de vous;
vous rélèverez mal et de deux choses Tune : vous exas-
pérerez sa volonté ou vous la tuerez, ce qui est aussi
dangereux Tun que l'autre.
Il faut donc, avant d'entreprendre l'éducation d'un
enfant, faire ou refaire sa propre éducation, car c'est
un apostolat, et il faut s'en rendre digne. Il y faut
aussi un peu de vertu magnétique, car l'enfant sent
plus qu*il ne comprend. S'il sent que vous êtes la plus
calme, la plus indulgente, la plus persévérante des
personnes auxquelles il a affaire, c'est à vous qu'il
viendra de préférence, et c'est vous qui, à la longue,
obtiendrez te plus de lui.
Je dis à la longue : Tenfance a ses orages et se&
langueurs. Il ne dépend pas toujours d*elle de vous
accorder Tatteùtion que vous réclamez. Il faut donc
IMPRESSIONS ET SOUVENIIWS. 187
M donner le premier enseignement à très-petites
doses. Il est cruel et périlleux d'exploiter par vanité
les facilités précoces^ Un moment vient où l'élève se
lasse physiquement ou moratemenl. Si vous exigez ce
qu'à un moment donné sa mémoire ou sa volonté vous
refusent, le dégpût se ferar en lui et vous serez puni
d'une heure dexigence déplacée par une série de re-
froidissements, et de ré^stances.
Malgré tou& les. soins que j'indique^ il y aura epcore
très-souvent des luttes muettes, des résistances non
avouées, des faotaisies^ singulières,, l'enfant est souve?»
rainement fantaisiste.- Un jpur il accepte tout, ua autre
jour il veut tout* discuter. Il a besoin d'une petite co-
m/édie et il feint d'avoir perdu la mémoire; il a même
besoin parfois d'un petit drame et s'il pouvait vous
faire perdre patience, il en serait ou. content ou fâché,
peut-être l'un et l'autre, mais ce serait une émotion,
et, en somme, nous ne* sommes pas plus raisonnables,
nous autres qui préférons quelquefois, une agitation
pénible et dangereuse à une réâig^ation morne. ,
Étudiez l'enfant, et quand vous voyez éclore ce be-
soin de lutte, détournez son activité sur un autre
sujet. Fermez au besoin la leçon sans lui laisser pres-
sentir que vous cédez à des raisons qui viennent de
lui; ayez l'air d'en avoir qui vous soient personnelles;
.une affaire, une lettre pressée à écrire^ ua malaise.
188 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS,
Il est très-content d*étre délivré, mais îl viendra sans
parti pris à la leçon du lendemain.
Ne mettez pas enjeu l'amour-propre de l'intelligence
dans le jeune âge. Vous feriez éclore à l'excès un sen-
timent qu'il a en lui à l'état latent, mais qui» développé
trop vite, s'égare et cherche un mauvais emploi. Il
peut forl bien mettre son amour-propre à vous résister
le lendemain du jour où vous lui aurez dit qu'il doit le
mettre à vous obéir. N'oubliez pas qu'il est un être
libre et qu*il ne connatt pas encore les bornes de sa
liberté. Il est donc fort imprudent de lui décerner trop
souvent le blâme ou l'éloge selon les jours où il lui
platt de bien ou mal faire. Ces alternatives sont parfois
involontaires, mais parfois les essais de révolte ont
pour but de vous émouvoir. Dans ce dernier cas veillez
bien sur vous-même. Si la leçon a été bonne, n'ap-
prouvez que Teffort et la raison de l'enfant ; ayez une
satisfaction modérée de sa facilité, quelle qu'elle soit.
Si la leçon a été mauvaise, ne dites rien, et si elle a
été volontairement détestable, n'ayez pas l'air de vous
être douté de la mauvaise intention. L'enfant est naïf
dans ses pires malices. Quelquefois, étonné de votre
silence, il vous dit : J'ai bien mal pris ma leçon. Ne
vous gênez pas pour lui répondre qu'il ne l'a pas fait
exprès. Il se retire étonné, sournois ou confus, selon
sa nature, mais convaincu d'un fait, c'est que sa ten-
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 189
tative a échoué; aussi est-il rare que, le lendemain
d'une mauvaise leçon, il n'y en ait pas plusieurs très-
bonnes. L'élève a reconnu de lui-même qu'il ne pou-
vait pas vous faire renoncer à l'instruire.
Allons pourtant jusqu'aux cas exceptionnels où l'en-
fant passionné pour la résistance aveugle vous force
à sévir ou à céder. Il y a de ces natures-là, non mé-
chantes, mais despotiques et que votre propre despo-
tisme pousserait à Texcès; n'hésitez pas, cédez, mais
sans en convenir. Attribuez sa résistance à un état
maladif (vous ne vous tromperez peut-être pas) et
ajournez franchement la reprise de l'étude. Pendant
l'intervalle, observez bien l'enfant, et reprenez tout
doucement en sous-œuvre son éducation morale. Gué-
rissez rame avant de vouloir cultiver l'esprit.
Supprimez toute espèce de privations et de puni-
tions. C'est détruire la notion du devoir. Je sais que
cette notion est la plus difficile à faire entrer dans la
tête d'un enfant. Il faut l'y glisser par l'habitude avant
de l'y implanter par le raisonnement. Jusqu'à l'âge de
8 ou 10 ans, l'élève doit accepter cette simple réponse
à ses interminables pourquoi ? — Nous sommes obligés
tous deux, toi, d'apprendre, moi de renseigner. —
Mais qui nous impose cela? — Tout le monde, tout le
ciel et toute la terre. — Je ne vois pas cela. — Tu es
trop jeune pour le voir. Tu le verras plus tard.
II.
m IirpRESSION^ ET S^OUrENIRS.
Né vous faltsçy pas scrupule de lui répondre par
oracles mystérieux. Du moment que vous êtes sûr
d'avoir une grande vérité sous cet oracle, il ne vous
reprochera pas plus tard de la lui avoir donnée sous
UTï voile. On veut toujours expliquer tout avant l'heure.
Les enfants se rendent beaucoup mieux à des réponses
réservées qu'à des argumentations:
Hélas, me direr-vous, ce n'est pas ainsi qu'on élève
les enfants. Hélas, vous répondrai-je, nous n'avons
pas su : apprenons I
J'ai dit qu'il nefellait pas exciter par la louange l'in-
telligence de l'enfant. Ne ménagez pas l'approbation
et l'encouragement à son effort. Tout le mérite humain
est dans l'éternel désir d'apprendre. Le contentement
vaniteux de ce qae l'on sait est la borne où le vfai sa-
voir s'arrête. Nous devons apprendre toute la vie, il
ne faut pas le dissimuler à Tenfant. Donnez-luî cette
notion de lui-même qu'il ne sera rien s'il ne sait rien;
que, sachant quelque chose, il sera un peu plus, et
que, sachant beaucoup, il sera encore loin de savoir
assez. Ne lui ôtez pas Torgueil de sa conscience, c'est
le seul bon, préservez-le de l'orgueil de sa capacité.
S*il montre une intelligence tardive, ne lui en faites
pas une honte. Il s'y habituerait et subirait sans
rougir une* sorte de dégradation; ou bien réveillé de
sa torpeur par l'amour-propre blessé, il cherdierait
PRESSIONS RT SOUVENIRS. 191
avec ardeur les succès d'amoufi-propre. La conscience
ne serait plus pour rien dans son effort.
HaMtuez 'enfant^ même très-jeune, (de trois« à
guatrè ans), à. £aire' une petite tâche^ régulièrement
tous les jours. Si vous ne voyez pas de progrès pen-
daxEt de c^rtain^ périodes, n'eni soyez ni surpris, ni
inquiet ; ne cherchez pas dea stimulants exceptionnels^
attendez ; tout viendra à son heure. Certaines natures
ont leur temps d'incubation nécessaire et ne sauront
que mieux ce qu'elles auront apprisf lentement. D'autres
ont des séries de langueurs physiques dont les symp-
tômes extérieurs sont peu. saisissables, mais pendant
lesquelles le travail de développement du corps influe
.particulièrement sur Tespril. S'il y a souffrance, inter-
rompez le: travail^ sinon conlinuez-le en n'insistant pas
pour qu'il soit fructueux et apparent. U faut avoir de
sérieuses raisons pour laisser le cerveau en friche et
poiur rompre l'habitude de l'effort, si petit qu'il soit et
si nul qu'il paraisse.
On est toujours trop pressé, je ne saurais me lasser
de le répéter, pour cette première éducation siimpor-
tante, qui est la clef de tout l'avenir intellectuel et
moral. Apportez-y le plus, grand soin. Toutes les fu-
tures études de l'enfant auront le mode d'intuition, de
logique et de persévérance que vous aurez su. im-
primer à la première ouverture de son esprit. Je pré-
19i IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
conise une méthode de lecture très-rapide, et ce
n*ëst pas précisément parce qu'elle est rapide que je
m*y attache, c'est parce qu'elle est nette et intelli-
gente. C'est parce qu'elle permet plusieurs déveloK)e-
ments à la fois sans exiger plus d'effort que pour un
seul. Mais nulle méthode n'est une panacée infaillible.
Il est des cerveaux qu'elle ne hâte pas sensiblement,
et je voudrais que l'on fût bien convaincu d'une chose,
c'est que le temps ne fait rien à l'affaire. Je vois souvent
dans les familles des préoccupations qui ne sont pas
bien sages. On y juge trop les enfants, on les analyse,
on les soumet à la critique comme on ferait pour des
hommes. On les parque, on les classe, ils servent
quelquefois à prouver pour ou contre des systèmes
établis. Cette analyse faite devant eux est funeste.
L'enfant s'empare et se pare du râle qu'on lui at-
tribue. Ce rôle fût-il mauvais, il l'arrange à sa guise
et s'en amuse. Il est très-fataliste et dit volontiers,
pour faire accepter sa personnalité : Je suis comme
cela. Si vous avez la prudence de ne pas le définir en
sa présence, méfiez- vous encore de vos définitions;
vous n'avez pas le pouvoir, encore moins le droit de
fixer la limite où s'arrêtera- dans Têtre humain le tra-
vail de la nature. J'ai en aversion les classements mé-
thodiques des instincts et des caractères. Us ne peu-
vent jamais être définitifs, même pour les adultes; à
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 193
plus forte raison pour ces êtres malléables qui sont
encore à Tétat d'essai dans vos mains. L'homme est
un produit bien autrement compliqué qu'on ne se
l'imagine. Entre ces deux forces opposées qui se le
disputent, la nature et la civilisation, il a une foule de
formes à prendre avant d'être façonné : ses transfor-
mations sont si rapides que votre œil ne peut pas tou-
jours les suivre. L'arrêt de votre pédagogie, porté juste
le matin, peut tomber à faux le soir même. Vous êtes
en présence d'un alambic dont vous surveillez les opé-
rations mystérieuses. Ne définissez pas avant d'avoir
constaté.
Tout ceci est pour dire qu'il faut une patience ab-
solue, une douceur inaltérable, et que si la tendresse
du cœur ne vous les inspirent pas, votre raison doit
vous les suggérer. Si vous la consultez, elle vous
rendra équitable, et l'indulgence est une forme de
l'équité complètement nécessaire à l'enfance. Nous
passerons maintenant à la statilégie. Âccordez-moi
mes prémisses ou n'allez pas plus loin; sans patience,
rien d'utile.
XII
La méthode dont je tous entretiens est déjàfcnrt
ancienne. C'est au commencemeirt de ce siècle que
M. de Bourrousse de Lafiore, .avocat d'Agen, fit ses
premières découvertes, — découvertes de génie, je
n'hésite pas à le dire, — sur la philûsof^e de la
langue écrite et parlée. « En 1827, il vint à Paris et
> soumit sa belle découverte — c'est M. Mignet qui
» parle — à la double épreuve de la pratique et de la
» démonstration, devant une commission de IsiSoeiété
D pour V amélioration de Vimtvuctim élémentaire.
j> M. Fraocc^ir, professeur à la FaGuIté* des sciences,
M membre de cette commission, proposa d'appeler la
> nouvelle méthode du nom de son auteur. M. de Laf-
» fore prit un brevet d'invention et céda sa méthode à
» plusieurs personnes qu'il autorisa à exploiter dans
» plusieurs départements. Il accompagna lui-même
2> dans le Midi ses cessionnaires qui en firent l'expé-
» rience publique à Lyon, à Valence^ à Marseille, à
3 Toulon, à Turin, à Mmes, à MontpeflW, à Agen ;
> partout son application fut infaillible et ses merveil-
» leux effets excitèrent l'enthousiasme. Sur cent élèves
> de tout âge, de toute condilâon, choisis parmi les
p personnes devant lesquelles se faisait Texpérience,
9 aucune ne résista à la puissance de la nouvelle
» méthode. Tous apprirent à lire entre neuf et qua^
» rante heures de leçon ^ ce qui donne pour la masse
» tme moyenne' de vingt-cinq heures.
» M. de Laffore, sentant qu'une découverte aussi
» idéologique devait encore plus frapper les esprits par
» son explication que par ses résultats, en donna
» communication à la Faculté de médecine de Mont-
3 pellier, afin d'obtenir l'assentiment et Tappui de ce
» corps savant. »
Voici des fragments de la réponse des professeurs :
€ Votre brillante invention doit faire époque dans
» Phistoire des découvertes utiles à l'humanité.— Vous
» avez attaitivement examiné l'organe de la parole,
-B VOUS l'avez reconnu le mémo chez tous les hommes,
» et, mettant à contribution la physiologie et l'anato-
3 me, vous avez jeté les fondements d'un «ystème iné-
3 branlable. Votre découverte vivra et le jour où elle
» sera partout enseignée sera certainement un beau
» jour dans Thistoire des progrès de l'esprit humain. »
196 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
Ce chaud témoignage était signé de Lallemand,
Delpech, Dubreuil, Delmas, etc.
Une commission spéciale dont fit partie le docteur
Magendie fut instituée par le ministre de l'instruction
publique pour examiner la méthode. L'approbation fut
éclatante et, en 1826, M. de Vatimesnil annonçait à
M. de Laffore que le conseil royal, partageant l'opinion
de la commission, avait notifié par une circulaire aux
recteurs de toutes les Académies du royaume, d'avoir
à donner connaissance de la méthode Laffore aux
établissements de leur ressort. Voilà donc, dès 1829,
une méthode proclamée excellente, infaillible, admira-
ble par les hommes les plus compétents de France,
expérimentée, éprouvée, et réduisant, pour les intel-
ligences les plus rétives^ la science de la lecture à
quarante heures de leçon, soit, à une demi-heure par
jour, à quatre-vingts jours, en même temps qu'elle
ne demande que neuf heures d'attention à une vive
intelligence. — Et en 1872, il faut trois ans aux
enfants de nos campagnes pour ne pas apprendre à
lire sans beaucoup d'hésitation, d'erreurs et de non-
sens.
A qui la faute ? Sans aucun doute au ministre de
l'instruction publique qui ne jugea pas lui-même la phi-
losophie de cette méthode, sa rationalité que l'étude de
la question lui eût démontrée absolue^ et qui se laissa
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 197
circonvenir et influencer par des questions étrangères
à son véritable devoir.
Pauvre France, cette triste légende de la méthode
Lafforienne est toute ton histoire ! Ingénieuse au pre-
mier degré, tu trouves les moyens de résoudre toutes
les difficultés et tu n'en profites jamais. La routine
écrase de son pied d'éléphant les secrets que le génie
a tracés en se jouant sur le sable. En vain Mignet
écrivait, il y a quarante-quatre ans : Cette méthode
qui est une des plus belles déductions de Vesprit
humain est à la propagation de la lecture ce que
PinventUm de Vimprimerie fut à celle des livres : la
méthode Lafforienne est ignorée de la génération
présente. On l'a pillée, il est vrai, on en a enchâssé
des fragments dans la plupart des méthodes nouvelles,
mais on n'a pas su introduire dans ces améliorations
la logique et la simplicité du mattre. Je ne les connais
pas toutes, il y en a tant ! mais j'affirme que s'il y en
a une bonne, c'est une copie à peu près exacte de celle
de M. de Laffore.
Comment avouerai-je à présent que je me suis
permis moi-même d'introduire de légères modifications
dans l'usage que j'en fais? Je les ai trouvées néces-
saires^ voici pourquoi : M. de Laffore était méridional
et sans doute il prononçait le français avec la pureté
de. la langue d'oc. Il n'admettait pas les voyelles
funtdes: Il devait direiOitf ^nund^ Uana pour il en
a, ennefini pour infini. De là une laeime pour les
élèves de la langae d'bil. M. de Laffore était trop logi-
que et tF(^ consciendeiiai pour bissecis. vide dans sa
méthode. Il* fit une règlet eKceHénte sot le cbangemeaat
dé son de* la pfaip^ft des lettresi en raîsoa deuleur
position par vappcHt avec d'aulres fettses. Maia mn
n'est parfait en ce monde. La véatableproBonÊiatiDn
française n'est pas, qa<H qu'en pensait les Méridio-
naox, SUT' les^ rive» dé la Dordegne, elle est sur les
rives de la Seine. Ve mvel ne se prononce pas é avant
movifi simples* Nous ne disons pas embu ^aavimbUj
Même ipoorbien. U devait n n» se prononce pas e.
Nbus disons Verdun^ choemiy et non pas^ Verdsime,
ekaqveune.
Ce fut làs je crois^ un des grands jobstaclea à Fappiii^
cation uiliverselle de la méthode LafEbre. Elle availun
chapitre essentiel, iointdliiigible pour tes popnlotiviB
de langue d'oil. Une modification était très-fiâdlfi à
faire, mais outre que l'inventeur n'y eàtpeat->âtr&pa8
consenti, des causes plus graves entra^ècent les
progrès de son oeuvre et la fi!?ent avorter.
II avait eu à choisir entre deux moyens pots cépaa*-
dre sa méthodie, la publication par voie d'impreaaîaa;
le secret' mis sous la sauveganfo du brevet d^inv^entioa.
Au premier àbord^ le preaier moyen paraît le meiJr
iMPRBssriyNs et souvenirs. ig^
leur, le plus digne 'd\in génie inspiré par Tàmourdu
progrès. Mais M. de Laffore craigtfit que son idée ne
fftt étouffée par l'esprit de routine, peut-être par un
autre esprit obstinément protecteur de Tignorance
et tout-puissant alors. Il dut craindre aussi le pillage
qui dénature les principes des choses et ne profite qu'à
la spéculation. Il crut devoir transmettre son droit,
moyennant c un prix élevé, à des cessionnaires. Oa
i avait ainsi, dit-il, le moyen d'intéresser à la pro-
» pagation. et au succès de la méthode des hommes
» se recommandant à l'attention publique par leur
» position sociale et leur capacité. On pouvait s'adjoin-
» dre d*bonorî*les propagateurs, former en tous lieux.
9 des professeurs et laisser ainsi des traditicms sûres. »
Ce mode de* propagation avait eu de très-beaux
résultats, le conseil général du département de l'Aisne,
entre autres, avait voté une somme de dix mille francs
à diistribuer aux instituteurs primaires du département
qui emploieraient la méthode Lafibrienne. « Mais les
» règlements universitaires ne permettaient pas d'ou-
» vrir des écoles de lecture sans l'autorisa tion prëa-
i» lable du rectour. Le» instituteurs primaires déjà
» étaUis voyaient dans les éeoles de statilégie une
••concurrence menaçante. Le gouvernement d^albrs
9 ne tendait yeut-itre pas à répandre Vinstruetim
1» primttire dam les masses^ et d'ïiilleurs, te commis^
200 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
» sion chargée par le ministre derinstruction publique
» d'examiner la statilégie retardant la productiou de
» son rapport, l'autorisation d'ouvrir des écoles de iec-
» tare rivales de celles qui existaient déjà, fut généra-
» lement refusée aux propagateurs de la méthode Laf-
» forienne. Ainsi une question de forme arrêta le
» mouvement imprimé à la statilégie; l'approbation
9 formelle promise par l'autorité universitaire se fit si
9 longtemps attendre qu'à l'époque où elle fut officieUe-
» ment annoncée, la vaste organisation qui avait cou-
» vert la France de propagateurs était complètement
» détruite. Les cessionnaires, ne pouvant tirer parti du
» privilège qu'ils avaient acheté, avaient abandonné l'en-
» treprise; ils étaient rentrés dans leurs domiciles. »
M. de Laffore ajoute à ce récit une réflexion
navrante : « Il est facile de concevoir que Timpossi-
» bilité d'utiliser un grand progrès, les pertes pécu-
» niaires considérables éprouvées, les embarras et les
9 souffrances morales inséparables d'une pareille
» situation aient enfanté le découragement! »
C'est vers 1830 que j'entendis parler de la méthode
de M. Laffore. Un de ses cessionnaires l'enseignait au
jeune Arthur Bertrand à Cbàteauroux. Au bout d'un
mois consacré à cet enfant, le professeur fut prié de
venir chez nous, et au bout d'un mois mon lils âgé
de sept ans sut lire. Ma fille apprit de ipôme à cinq
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 201
ans, il lui fallut six semaines. Le jeune professeur resta
près de nous et fit gratuitement plusieurs élèves. Les
résultats furent toujours sûrs et rapides. 11 simplifiait
la méthode en ce sens qu'il y introduisait un tableau
spécial pour les sons composés de la langue d'oil, et
c'est d'après son exemple que je me suis permis cette
distinction.
En 1852, M. de Laffore crut que les circonstances
seraient plus favorables à la propagation de sa décou*
verte et il se décida à la publier. 11 était trop tard,
elle était pillée et dénaturée. Le bruit qu elle avait
fait était oublié. La publication passa je crois inaper-
çue. Plusieurs personnes, sachant que j'en avais
conservé les principales règles et que je m'en servais
avec succès, m'avaient souvent demandé, de les leur
communiquer; je n'étais pas assez sûr de n'y avoir
pas mis beaucoup du mien pour me permettre de les
satisfaire. Quand l'ouvrage parut, je me le procurai, et
presqu'aussitôt je le prêtai; on ne me le rendit pas.
J'avais oublié de prendre l'adresse du libraire, aucune
des personnes que je consultai ne put me la donner,
aucune ne connaissait la méthode. M. Taine, qui sait
tout, l'ignorait et désirait la connaître. Je dus recourir
à Tobligeance de mon éditeur, M. Michel Lévy, qui ne
la connaissait pas non plus, mais qui réussit plus tard
à me la procurer de nouveau. Je vis alors que je ne
iQ2 IMPRESSIONS fiT SOUVfiHiRS.
m'étais pas trop éloigné des^nndpes et que tes petits
succès obteoi» par mcm enseigaement étaient bioD
dus à M. de Laffore.
Puisque cette méthode :est aujourd'hui dans te
domaine public et que le public ne la connaît paa, j*ai
le droit et Je devoir d'en donner Panalyse commencée
depuis longtemps et toujours retardée par certaines
hésitations que je dirai en Texposant telle que je la
pratique. J'ai dû y réfléchir autant que je suis capable
de réfléchir à une chose essentiellement pratique.
M. Laffore divise les signes de récriture en sons
ou voyelles et en articulalions ou consonnes. Ces
sons se composent d'une voyelle ou de plusieurs
voyelles produisant le même son, — o, au, eau. Pour
mieux graver cette idée dans Tesprit des enfants, il
avait fait graver au-dessus des ses tableaux d'enseigne-
ment IMmage d'une cloche. L'dée était ingénieuse ;
mais j'ai cru devoir maintenir l'appellation de voyelles
par la raison que voici : comme il est essentiel dans
la méthode, que l'élève fasse une distinction entre la
voyelle simple et les* voyelles groupées qui expriment
à l'oreille même le son, la méthode est forcée d'appeler
son double ou son comp<^éj l'assemblage de ces
voyelles. Or cette appellation n^est pas juste, elle détruit
le principe de l'idée émise; le son eau n'est pas plus
composé à l'oreUle que le son 0. Il faudrait donc dire
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. SOS
son composé de pltisieurs voyelles^ ce qui rend la dési-
gnation trop longue. Moi, je fais dire à mes élèves,
voyelle simple, voyelle double, voyelle triple. — Je
garde le mot de sons pour ge que Ton appiëlle les
voyelles nasales.
Comme on Ta vu, M. de Laffore ne les admettait
pas; elles jouent un si grand rôle dans le langage et
créent une telle difficulté aux élèves, qu'il faut bien
leur donner leur importance, les grouper en tableau
comme les autres voyelles et les désigner par un nom
qui leur convienne. Remarquez bien que celui de
voyelles nasales ne leur convient en aucune façon,
puisqu'elles sont isomposées d'une voyelle jointe à
une cons<Hme, toiyours m ou.w, — em, en^ an^ im, in,
un, on, etc. Je ne puis>donc les appeler ni voyelles ni
consonnes ; je prends le parti de les appeler : sons
composés, et je crois avoir raison pour l'appréciation
de l'œil et de Toreille. C'est pour cela que je ne puis
laisser le nom de sons ,aux voyelles, encore moins
celui de sons composés qui ferait confusion avec ceux
dont je parle ici.
Tout le monde peut se procurer à présent la méthode
Lafforienne et la «ul^re rigoureusement si on juge
mon résumé insuffisant. Je ^e donnerai tel quel, puis-
qu'il m'a isiMf à -mcÀj .pour .ûbtenir .d'excellents
résutt8l6 :
204
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
1er TABLEAU.
Voyelles eimplet, doublée et triplée.
é è ai ei aient.
i y-
o au eau.
e eu œu.
u.
ou.
oi oient.
2e TABLEAU.
Consonnes simples, doubles et triples.
- b
pu - - V
quk - g
— — d
C — z
P
f
c
t
s
X -
j
r — rh
m n
1
ili
ch
h
Faites prononcer pe, be <.
fe — phe ve.
ke ke gne» ainsi de suite.
Dites-lui que Vh ne se prononce
pas seule, et ne donnez pas de
nom à cette lettre.
Quand l'élève connaît toutes les
consonnes, exercez-le à les pro-
noncer sans émission de voix,
et en faisant sentir le moins pos-
sible le son d'e muet à la fin de
pe, be, etc.
ill — prononcez mifuilié,
pr, br, pi. bl, fr, phr, tt, fl,
cr, cbr, gr, cl, gl, tr, thr, dr.
1. Le procédé pour faire prononcer be au lieu de bé est géné^
ralement adopté aujourd'hui. Hais on place les consonnes dans
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 205^
3« TABLEAU.
Sons composés.
an em en am.
aim in ain ein im.
ien.
on om.
un um.
oin.
Quand l'élève connaît ces 74 signes il est bien près
de savoir Ure. La quantité paraît énorme, le groupe-
ment est si bien fait qu'il les apprend avec une éton-
nante facilité. Six à sept heures suffisent et au delà^
en moyenne.
Faites lui assembler les consonnes aux voyelles,
sans épeler. Plus vous l'aurez habitué à ne pas faire
sentir le son de Ye muet à la fin des consonnes, plus
il lira vite, car il lira forcément déjà à première vue
tous les mots appropriés à la somme acquise par sa
connaissance de Falphabet. Il vous reste à lui ensei-
gner un très-petit nombre de règles.
D'abord la division des syllabes dont la règle est
admirable de simplicité et qu'il apprend en cinq mi-*
un ordre arbitraire, souvent an hasard. M. de Laffore avait
tout raisonné, p^ b. ^t.d»^s.z. s'enchatnent logiquement
à l'oreille et c'est là une découverte très-philosophique. Les sens
ont une relation qu'il ne faut pas rompre* Mais bien p^u de per-
sonnes daignent s'aviser de cela.
12
nutes, grâce à la connaissance qu'il a des voyelles
simples^ doubles et triples^ des consonnes simples,
doubles et triples^ et des sons composés.
Pour l'y préparer, faites-lui lire ^e la tnafiière sui-
• vante des mots quelconques dans un livre. Par exemple
photographie ; ph consonne double, o voyelle simple,
/ consonne simple, o voyelle simple, gr consonne
double, a voyelle simple, ph consonne double, etc.
Prenez ausôî des mots où se trouvent des sons com-
posés, appointements bienfaisance, etc. Assurez-vous
que dans la syllabe poin, il ne dit ni po, ni poi ; que
son œil est habitué à ne pas séparer les lettres grou-
pées dans l'ordre où il les a apprises sur ses tableaux,
et soyez sûr que à'il ne se trompe pas, il sait déjà
lire; les grandes difficultés sont vaincues. '
Règle pour diviser les mots en syllabes.
Laisses ov^cJa^vûQreUe simple, double ou triple, ou
avec le son composé que vous allez dire, la gobsoqqç
simple, :doiâ)ieroU teiple qwi «st> ammtye7i.ichataigfie.
Avant Je pcemier a voyelle simple, vous avez cA,
consonne double. La syllabe s'arrête donc à cha. Dans
la suivante vous avez, ai voyelle double, vous lui lais-
sez4 cDIl8Q&n^ simple, placée avant ai. A lalm^u
mot, e est précédé* de gn, consonne ,double qui se
•impressions: et souvenirs. ±m
ji^ttt à e pottf là deHiièffe syllabe. Avec ee procédé
invariable rélève ne lira jamais clxat*aig<-'ne.
le mot stagi^atiOQ M exception et tonte règle a ses
e^eeeptioDs ; De vons en inquiétez pas, tant que l'élève
ïi0 sàisra pas lire tout ce qui est confoôn^ à la règle.
Ge chapitre des exceptions est toujours enseigné trop
tOt (Ëins les méthodes. Quand il vient à s^n heure, il
raifratchit très-utilement le retour de la règle, et c'est
alors qu'on peut dire dans un âéns absolu qu'il la>
eonàrme et la consdcrs : mais séparez bien la pre^
Mère notion de la secondé.
Exerces aussi Télè^ à bien cottpér le» syllabes oii
se trouvent des «ons compo^s. Nétmmoim, lointain,
presdencey etc.
Règle du changement des lettres par rapporta lem
Excep^ dans les sons composés S e devient inva-
riablement ^ ou è quand il est placé, dan^ une syllabe,
avant une consonne ^mple ou double. Danger, espoir,
lazarethy Joseph, effroi; adnsi dans grenouiUe, se-
monce, il ne change pas, la syllabe étant finie sur e.
Le< même e ne fait pourtaoft pas toujours: è avant s
k la tfn des mots dte plusieurs syllabes. Il fait toujours
1. Rappelez qu'ils sont toujours terminés par i» on t>.
â08 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
è dans les mots d'une seule syHabe ou d'une seiile
pièce * : les^ des, mes^ ses^ etc*
Ici j*ouvre une parenthèse. Je crois très-utile, sinon
nécessaire, de faire marcher avec Tétude de la lecture
renseignement des notions élémentaires de la gram-
maire et j'ai toujours obtenu cette étude avec une
extrême facilité. Elle se fait après la leçon en manière
de conversation raisonnée, enjouée même, car l'enfant
i qui on propose des exemples d'une règle aime
beaucoup à les trouver lui-même. Rien ne le stimule
et ne l'égayé comme une faute qu'on lui donne à re-
dresser. Il apprend les genres avec une proposition
comme celle-ci — Vhomme est bonne^ la femme est
bon^ la cliaise est petity le fauteuil est grande. En cinq
minutes il apprend le genre et le nombre. C'est la
première notion à lui donner.
Enseignez-lui, dès le lendemain, ce que c'est que
le nom, nom propre et nom commun.
« Toutes les petites filles s'appellent des filles, nom
commun. Toutes ne s'appellent pas Aurore ou Ga-
brielle, noms propres. » Tous les chiens sont chiens,
tous se s'appellent pas Fadet. Encore cinq minutes
1. M. Laffore conseille d'employer le mot pièce à la place de
^syllabe avec les enfants. L'idée est bonne, pourtant j'ai remar-
qué qae les enfants retiennent pins volontiers les mots tech*
niques que les traductions qu'on leur en donne.
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 209
de paroles échangées, Tenfant connaît les substantifs.
Il sait aussi comment se forme et comment s'écrit
leur genre et leur nombre. Quand vous lui direz que
^ à la lin des mots marque le féminin et s le pluriel,
il ne lira plus jamais petites filles.
Vous lui expliquerez de même que ^^ à la fin des
verbes ne se prononce pas, parce que c'est un signe
qui marque que plusieurs personnes agissent; mais au-
paravant, vous lui apprendrez que le verbe est le mot
dont il se sert pour dire qu'il fait une chose quelcon-
que ; nommez-lui deux ou trois verbes, il vous en nom-
mera cent. C'est le mot que les enfants aiment le mieux
parce qu'il éveille en eux des idées d'action et de vou-
loir. Le pronom s'enseigne avec le verbe. Conju-
guez avec l'élève les principaux temps de quelques
verbes.
Passez à l'adjectif qui est la manière d'être d'une
personne ou d'une chose ; donnez-lui trois exemples,
demandez-lui en tant que vous voudrez. Il n'hésitera
pas ; dès lors faites-lui observer que quand il parle, il
fait toujours accorder l'adjectif en genre et en novnbre
avec le nom.
Passez à l'adverbe qui est V adjectif du verbe.
L'adjectif dit comment est la personne ou la chose.
L'adverbe dit comment le verbe est fait par la personne
ou la chose. Tu es sage, voilà ton adjectif, ta qualité ;
12.
210 mMESSïaNS* ET SOUVENIRS.
' tu lis sagerûenU voilà la (Qualité, Tadjectif de ton action ;
on rappelle advef be.
Si, par exœption, rerifant ne comprend p^, v^ous
lui direz que, pour reconnattre le pluriel dans les
verbes, il faut mettre avant le mot, ils ou elles et
voir si le mot a un sens : Ils iDoient, elles courent. —
Ils vraiment^ elles joliment n*en aurait aucun, —
(Test le procédé que donne M. de Laffore, forcé de
résumer en règles courtes tout son système ; mais
j'aime infiniment mieux devoir l'application d'une
règle au raisonnement qu'à la routine et je ne sépare
pas l'étude de la lecture de ceRe de la grammaire
élémentaire. L'enseignement oral qui précède ou suit
la leçon n'est pas une fatigue, tandis que le soin dô
(D^inguer et de retenir la forme, lô nom et l'emploi
des signes exige un effort qu'il ne faut pas prolonger
au delà d'un quart d'heure, dans les commencements
surtout.
Exemple d*une leçon de 'grammaire prise sur le
fait.
— Qu'est-ce que tu fais donc là, par terre?
— Je me roule sur ton tapis : est-ce qiie tu ne veux
pas?
— Si fait, à la condition que tu me diras ce que c'est
que de se rouler comme (Sela.
— Êh bien, je me roule, je fais uiï Vetbe. C'est le
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 2ti
préS0flt. FGef je me suis roulée de même, cfest te
passé.
— Et demain ?
— Si je dis^ que je me roulerai encore, ce sera le
futur.
— Mais tu te roules trop, tu es folle?
— Je suis folle, c'est mon adjectif.
— »• Aussi tu te roules follement.
— C'est l'adjectif de mon verbe, c'est un adverbe
que je lui mets.
L'article est si facile à comprendre que nous l'avons
appris en passant, comme par-dessus le marché,
ainsi que la conjonction et la préposition. Cela suffit
pour le moment. En même temps que Télève me lit sa
première phrase, il est en état de m'en faire Tanalyse
grammaticale. * Nous apprendrons en nous jouant à
mieux conjuguer les verbes, les difficultés viendront
plus tard.
Toute cette grammaire préalable est si simple et
prend si peu de temps qu'on aurait bien tort d'en
priver l'élève ; mais ayez soin de lui donner l'idée juste
de ce qu'il apprend, trouvez des définitions à sa
portée, et ne lui faites pas apprendre par cœur celles
qu'il ne comprend pas. On a entassé grammaire sur
grammaire. C'est fort beau, mais je serais bien embar-
rassé de les apprendre. Rien ne vaut pour commencer
âl2 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
la vieille petite grammaire élémentaire de Lhomond
qui, elle-même, ne vaut pas les premières notions
données verbalement par la mère à son enfant.
J'aurais voulu résumer dans ce chapitre toute la
méthode Lafforienne. Mes préoccupations de maitre
d'école m'ont retardé. Je compléterai et tâcherai de
résumer encore plus l'ensemble dans le chapitre sui-
vant. Je termine celui-ci par une redite obstinée :
Soyez d'une patience à toute épreuve. Pas de puni-
tions, pas de reproches ; pas d'attendrissements, pas
de prières non plus ; ni anathèmeni homélie. L'émotion
et l'attention n'entrent pas ensemble dans la tète d'un
enfant. Habituez-le de bonne heure à prendre tous les
jours une leçon, quand même elle n'amènerait d'autre
résultat pendant longtemps que l'habitude de vous
obéir. Soyez ponctuel et jamais pressé.
XIII
Nohant, janvier 72.
Récapitulons et complétons ce que nous avons dit
sur la manière d'apprendre à lire d'après la méthode
de M. de Laffore (statilégie) , dans Tordre où je la
mets en pratique. La différence est peu sensible et je
ne Tai signalée que par acquit de conscience.
!«>' TABLEAU
V^yelki simples, doubles, triples,
2« TABLEAU
Consonnes simples, doubles, triples.
p b Prononcez pe be, etc.
Consonnes doubles:
pr br Prononcez pre bre, etc.
Exercez Télève à prononcer les consonnes tout bas et à les
joindre, tont àe suite aux voyelles dites tout haut. '
214 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
3« TABLEAU
Sons composés.
an em en am^ete.
Faites remaïqner que tous ces sons se composent de ToyeHe»
jointes à m ou n.
Faites prononcer ten comme dans rten. Les excep-
tiong viendront plus. tard, toutes les exceptions.
Faites lire ; l'enfant peut déjà assembler toutes le&
'artiailaiioQ& k tous les «ons. Assurezi- vous qu'il âigtin-
, gue parfsûtement la voyeUe smfle^ dotMe ou triple^
la consomie simplCy douUt ou triple^ le s&n composé.
Exercez^le à na j^^xiats^ séparer les- lettires qiû sont
groupées sur les tableaux.
Règle des syllabes.
Toute syllabe es^t feimé^d'ittie voyeUe simple, dou-
ble ou triple, ou d'un son composé, et d'une consonne
simple^ double on tfiple'pleR;ée avant ^
Règle de Ve muet.
e placé avant une coiîsôntie se prononce é ou è.
Avant $, à la fin des mots, il indique le pluriel et
{. Mettez dans ]a; main de l'élève nu couteau à papier et
qu'il coupe' seul lès syllal>e9 dans un livre quekon^é.
IMPRESSIONS ET r&OUVEHlBiS. 215
redevient muet aipaî quellif ; m^is^ dans Iqs mots d'u^e
s^ule syllabe, mes^ tes, les, se^^ il jEait 4
Faites remar^iuer que e est J<i lettre qui c^nge 1/e
plus souvent de son et qu'il faut bien observer son
emploi en s*exerçant Enseignez, en vous reportant^
1^"" tableau, qu^il est vmei avant nt dans le pluriel d^
verbes, et muet partout quand il est seul k la 8n d^
mots. Ensei^ez le ^dumgement de ç et dey av,ant
4 è, L
s entre deux voyelles ^
t avant ion,devieat s dans beaucoup de mots. An-
noncez-le sans insister sur les exceptions. Toujours
les exceptions réservées pour le moment où l'élève lira
couramment et comprendra les mots qu'il lira.
Il sera temjps alors ^de lui ex{diquer ce que c'est
qu'une exception^ que ville ne se prononce pas comme
/{//:(?, etc. Vous avez affaire^ je suppose, à des élèves
français, la difficulté est nulle pour eux.
Faites lire dans divers livres élémentaires, afin que
rélève s'habitue à des caractères de diverses grosseurs;
les majuscules s'apprennent ainsi d'elles-mêmes, eton
fait en même temps observer qu'il y en a une au com<-
meacement de toutes les phrases.^t de tou^ les noms
propres.
Ne faites lire que des phrases que l'élève puisse com-
preadr^.\Beaucpup de petits Jiyres so^t rédigéspré»- ,
216 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
tentieusement , avec une fausse naïveté, comme si
l'enfant avait besoin qu'on lui enseignât la chose qu'il
possède au plus haut degré. D'antres sont pleins d^en-
seignements religieux qu'il ne faut pas mêler à l'étude
élémentaire. Enseignez à l'enfant la religion que vous
avez, mais ne lui faites pas épeler machinalement des
préceptes et des prières qui peuvent le rendre très-
irréligieux s'il est dans un jour d'ennui, de résistance
ou de révolte. L'enseignement religieux est une chose
trop sérieuse pour n'être pas donnée à part. La révé-
lation d'une idée abstraite demande plus de solennité
que n'en comporte l'étude des choses de pratique vul-
gaire. Si vous êtes vraiment croyant, n'abusez pas de
l'intervention de Dieu dans la conduite de Fenfant. Ne
permettez pas à l'enfant de mêler cette intervention à
ses fantaisies de tous les instants; Choisissez le mo-
ment de lui en parler et ne lui en parlez pas avant
qu'il soit capable de vous écouter.
Le plaisir des enfants, en commençant à lire, c'est de
voir écrits les mots dont ils se servent tous les jours.
Avec la méthode que j'emploie, ils y arrivent si vile
qu'ils ont des joies et des surprises singulières à ren-
contrer dans un livre le nom d'une personne qu'ils
connaissent ou d'un objet qui leur est familier. Il n'y
a donc point à se maniérer ni à se draper pour faire
des livres à leur portée. Ils demandent si peu d'esprit,
, IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 217
ils s'intéressent si facilement aux moindres cl^oses
écrites ! Je me sers volontiers de la citolégie, par
M. Dupont *. Sa méthode est longue, bien qu'elle
tienne peu de place; elle ne procède pas par grandes
divisions, elle superpose trop d'étages et surcharge la
mémoire en voulant la ménager. Elle peut pourtant
donner de bons résultats ainsi que plusieurs autres que
j'ai sous les yeux et qui toutes demanderaient de bonnes
mentions. Mais, dans toutes, je vois des exercices inu-
tiles, et même nuisibles à la prompte et claire division
en syllabes, à l'intelligence des mots par conséquent.
Toutes ont adopté certaines prescriptions de M. de Laf-
fore, mais sans en bien comprendre la raison, et en
détruisant d'une main ce qu'elles édiGaient de l'autre.
Je me sers donc de la citolégie pour les premières
lectures, seulement parce que la division des phrases
est bien faite, qu'un très-jeune enfant peut les com-
prendre toutes et que l'emploi de toutes les combinai-
naisons est bien groupé. M. de Laffore n*a pas fait de
lectures graduées. Sa méthode les exclut. Dès que
l'élève en connaît les lois, il peut tout lire sans éche-
lonnage de notions nouvelles ; mais il faut bleu que
l'enfant à qui j'apprends le français en même temps que
la lecture, comprenne ce qu'il lit, et il n'y a point de
*■ Dacroq, 55, rue de Seiae. 1867.
13
âl8 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
livre proprement dit à l'usage des enfanls de 5 à 7 ans.
Les courtes phrases bien claires de la citolégie lui
suffisent. Leur classement a Tavantage que si Télève,
comme il arrive presque toujours, a une lacune mo-
mentanée dans la mémoire à propos de certains signes
qui lui échappent, bien qu'il les ait parfaitement lus la
veille, vous pouvez lui faire lire plusieurs phrases du
chapitre où ces signes se retrouvent à chaque ligne
dans toutes les combinaisons de mots qui lui sont fa-
miliers. Donc un bon point, un très-bon pointa la cito-
légie de M. Dupont. Je n'ai pas besoin d'autre chose,
pour enseigner la lecture, que de ce petit livre et des
trois tableaux dont j'ai parlé : 1° voyelles simples, dou-
bles et triples ; 2® consonnes simples, doubles et tri-
ples ; 3® sons composés — tableaux qu'il est bon d'a-
voir toujours à côté du livre pour que l'élève puisse
s'y reporter si sa mémoire fait défaut. J'enseigne ora-
lement la règle de la division des syllabes. Je la fais
appliquer. J'insiste sur l'emploi de Ve dans ses di-
verses modifications. Le reste n'est rien et vient de
soi.
J'ai pour système de ne pas faire chercher la lettre,
la syllabe ou le mot qui fait hésiter l'enfant. J'aime
mieux le lui dire chaque fois sans lui faire remarquer
qu'il éprouve une difficulté. J'écarte l'effort pour ob-
tenir l'attention qui n'est plus possible dans ces jeunes
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 219
cerveaux sitôt que la fatigue commence. L^enfant ne
vous dit pas qu*il est fatigué, il ne le sait pas. Il faut
faire en sorte qu'il ne le soit pas. Quand vous l'aurez
soufflé plusieurs fois, il se mettra à vous dire très-vile
le signe qui l'embarrassait, pour vous empêcher de le
dire avant lui. Avec ce soin extrême du fragile cerveau
que vous voulez développer, vous pouvez commencer
de très-bonne heure. Sinon, commencez tard, ce qui
a bien des inconvénients, mais moindres que ceux d'une
éducation précoce et violente.
Après la citolégie, je voudrais, pour Page de cinq à
sept ans un livre possible ; je n'affirme pas qu'il n'en
existe point dans le nombre, mais je n'en connais pas
qui puisse être lu par l'enfant seul et lui donner le
goût de la lecture, car presque tout ce qu'on lui met
dans les mains est au-dessus ou au-dessous de son état
de développement.
Comment voulez-vous qu'il comprenne que — ceci
est dans un abécédaire et divisé en syllabes pour les
élèves qui commencent :
. a La spirituelle Euphrosine a éprouvé du scrupule à
» user du stratagème utile à sa réussite. » — « Â la
> table alphabétique des archives se trouve l'acte d'ar-
» bitrage des associés. Pedro est obligé de s'expatrier,
» le pape Ta excommunié. »
i20 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
« Ce stratagème est d'une telle immoralité qu'il est
» puni comme Vescalade, etc. »
Voici pour former le goût: a Ce tragédien américain
» a le maintien simple, impossible à dépeindre, mais
» qui lui va très-bien. »
Et voici pour l'édification des enfants pieux :
a Quand le hussard Zacharie se fit anachorète^
» l'exhortation fut des plus touchantes : pendant que
» le néophyte était aux pieds du Christ, l'orchestre
» exécuta un chœur admirable que répétaient /e« échos
» d'alentour. »
Ne mettez donc pas indifféremment les abécédaires
et les syllabaires dans les mains des enfants , car
avec la nécessité des exercices que toutes les méthodes
établissent et consacrent (sauf celle de Laffore) on les
condamne à l'ennui le plus profond s'ils ne compren-
nent pas, ou à la plus incurable sottise s'ils ont le
malheur de comprendre. Avec la méthode que j'em-
ploie, je ne demanderais qu*un recueil de phrases d'une
élémentaire simplicité : la rose sent bon , la caille
chante, le ciel est bleu, la lune est ronde, le soleil est
rouge, les étoiles isont belles, ma poule est blanche,
ma robe aussi, que sais-je? tout ce que l'enfant voit et
sent, rien de ce qui l'abrutit.
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.. 221
Voidce que je trouve dans des abécédaires ouverts
au, hasard :
« Si 1er trône frôle l'abîme, sa chute sera sûre.
» Le prône de ce prêtre décèle du zèle. Ce style me
» glace. ^
» Le fratricide va clore le drame.
» Tire du coco à gogo.
» La parole rogue choque.
jf La bugrane a crû dru. »
Citons encore, c'est la première leçon :
€ Le papa tape.
]» Madame se ipire.
» Le bébé bave. »
Joli tableau de famille !
Aimez-vous mieux tomber sur ces antithèses ?
La crainte de Dieu,
La fiente de poule,
Un jupon sale,
Le vénérable ermite,
Le flegmon soigné,
L'injuste Roboam,
Un grog préparé,
Nadab puni de Dieu,
Le sapeur décoré,
Le trône impérial,
Home ta bièroi
252 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
Quand l'univers entier est là pour remplir d6 cou-
leurs et de parfums les yeux et l'âme de l'enfant, quel
besoin éprouve-t-on de le nourrir d'images grotesques
ou de rapprochements fantasques ? Toute lecture jette
cette jeune tête dans un rêve que vous pouvez rendre
agréable, tout au moins inoffensif, et vous commen-
cez par lui parler de craindre Dieu, ce qui est le con-
traire d'aimer ; et puis, vous le jetez dans une fan-
tasmagorie de trônes, de juifs, de sapeurs, d'ermites,
de jupons, le tout orné de fle7ite de poule ! Quel âne
ou quel fou comptez-vous donc faire de lui?
Sancta simplicitas ! Tous ces livres élémentaires
ôont pourtant rédigés par de très-braves personnes
dévouées à l'enfance, et dont plusieurs ont fait de sin-
cères efforts pour lui alléger le travail ; mais tout cela
va comme le reste, et je n'ai point à entrer dans une
critique de détail qui me jetterait dans un infini de
blâme et de chagrin. Je me contenterai de combattre
deux tendances générales très-opposées, mais qui con-
duisent au même but. Le réalisme religieux et le réa-
lisme matérialiste, voilà les tendances : — fanatisme
et brigandage, voilà les moyens; tyrannie, voilà le
terme final. Qu'elle vienne d'en haut ou d'en bas, le
résultat sera toujours la décadence.
Je ne veux pas, moi, non, je ne veux pas qu'on ap-
prenne de gaieté de cœur à l'enfant l'horreur de la vie,
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 223
la méchanceté des êtres, la laideur des choses, la
puanteur des charniers, le sang répandu, les haines
mortelles, le rêve de Tenfer, la colère de Dieu, comme
des choses toutes simples sur lesquelles il faut se hâter
de le blaser pour que sa raison s'y habitue ou que sa
croyance s'y soumette. Nous ne pouvons empêcher
autour de lui le spectacle du mal et l'épouvante des
désastres. Le riche peut, jusqu'à un certain point, en
éloigner sa jeune famille, le pauvre ne le peut pas. Donc
apprenez-lui à détester le mal qu'il voit. Ne le nourris- ,
sez pas de la notion d'une indifférence funeste, d'un
prétendu stoïcisme philosophique ou religieux qui
consiste à dire : les choses sont ainsi ; la sagesse ou la
oi doivent les accepter. Je voudrais qu'il fût possible
de laisser l'enfant grandir sans savoir que le mal existe.
Il n'y faut pas songer, le mal est partout, il n'y a plus
d'existences paisibles ; raison de plus pour lui faire
aimer le bon et le beau, et pour cultiver en lui la sainte
fleur de l'espérance.
Je suis persuadé que Troppmann ou Lacenaire en-
fants, ont vu ou su les détails de quelque crime atroce
qui leur a été expliqué de sang-froid. Leur esprit en
. aura été troublé à jamais. A partir de ce jour-là, ils
ont été fous, d'une folie particulière, glacée, profonde,
insaisissable au physiologiste et qui n'est autre que le
sens humain détruit, un état moastrueux du fonction*
224 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
iiement ititellectuel, la désespérance du bien poussée
jusqu'au mépris raisonné de soi-même.
On dit que le goût de la destruction existe chez Ten-
fant, cela est généralement vrai, surtout chez le mâle.
Combattez cet instinct sauvage , empêchez-le de
dégénérer en cruauté. Si vous voulez qu'il soit
vraiment chrétien, ne lui pariez pas des supplices
de Tenfer ; si vous voulez qu'il soit homme, faites
éclore en lui Tamour du semblable. Pour cela il
ne faut pas lui dire que l'homme ne vaut rien, qu'il
n'est point perfectible et qu'il n'est corrigible qu'à force
de rigueur, que tout l'avenir est le néant absolu ou le
châtiment éternel. Il ne faut le bronzer ni par la peur
qui fait naître l'égoïsme, ni par l'indifférence qui le
consacre . Apprenez-lui le plus tard possible ce que c'est
que le meurtre; et si, comme il est arrivé récemment
au milieu du désastre de populations entières, il n'a pu
être soustrait à des spectacles effrayants, à des sépara-
tions déchirantes, profitez du premier moment d'a-
calmie pour l'en distraire et les lui faire oublier. 11 est
un âge où il faut que l'âme oublie ou périsse. La nature
y a pourvu, l'enfant oublie facilement ; aidez-le. Ne
reprenez pas devant lui le récit des catastrophes qu'il
a vues, et s'il a pu ne pas les voir, ne les racontez pas
du tout.
** On médit souvent que je mets trop leur âme dans
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 225
du coton. La nature ne nous Penseigne-t-elle pas, elle
qui a départi aux mères l'instinct de conserver les êtres
les plus fragiles au prix des plus minutieuses précau-
tions ? L'oisillon n'est-il pas élevé dans le plus fin
duvet, jusqu'à ce que ses ailes soient poussées? Les
ailes de Tâme se montreront bien quand Theure sera
venue, et vous aurez bien d'autres précautions à pren-
dre pour diriger les premiers essors.
Par exemple l'enfant sentira, dès qu'il saura lire et
écrire, le besoin de savoir les choses du dehors, la
terre et ce qui s'y passe, Je commencerai par la géo-
logie, l'histoire du sol, l'apparition de la vie, ses re-
maniements successifs, ses effrondements avec ceux
du globe, ses reprises de possession, ses successions
mystérieuses et ses enchaînements multiples. Nous
aurons ainsi l'histoire de la terre et la géographie en
sera le couronnement.
Avec l'étude de la langue et d'un art ou d'un métier
quelconque, ce sera bien de quoi nous occuper durant
deux ou trois ans et gagner l'âge où la moralité établie
permettra d'apprendre l'histoire du genre humain, les
crimes, les folies, les infortunes dont elle est tissue,
enfin de pouvoir porter un jugement à la fois ému et
ferme sur cette terrible question du mal et du bien.
Jusque-là, faites comprendre et aimer le bien par
une perpétuelle insufflation du bon exemple et des
13,
226 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
douces habitudes de ralïectîon mutuelle. Si vous ne
pouvez entourer Tenfant d'union domestique, d'honnê-
teté et de bonté, ce ne sera peut-être pas toujours
votre faute ; mais alors ne vous étonnez pas de voir
son caractère s'aigrir et sa lumière intérieure trem-
bloter dans son esprit terni et troublé. Mûri avant l'âge,
le fruit que vous cultivez gardera des piqûres qui se-
ront plus tard des maladies, tout au moins des cica-
trices.
On me dit encore : ce que vous souhaitez pourTen-
fant, c'est un idéal impossible. Mêlé à la vie des adul-
tes, il faut qu*il en subisse les atteintes et qu'il s'habi-
tue à les subir bonnes ou mauvaises. Ne le sais-je pas
de reste ? Tout ce que je demande, c'est que vous ayez
un idéal d'éducation, que vous vous y conformiez le
plus possible, et que, mettant à profit ce premier âge
si vite écoulé où l'enfant est encore à vous plus qu'au
monde extérieur, vous vous occupiez de développer
son âme sans briser son corps. Bientôt il faudra lui
forger une armure pour traverser la bataille de la vie.
A quoi servirait-elle si le combattant atrophié n'avait
pas la force de la p:rter ?
Mais le maître d'école s'émancipe et parle trop phi-
losophie. Revenons à l'étude des choses élémentaires.
Là seulement il peut avoir une petite compétence,
parce qu'obéissant à un idéal, il a tenu pour très-né-
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS, 22
cessaires l'observation et rexpérience. Il croit donc
contrairement à un préjugé assez répandu, qu'il faut
apprendre à écrire presque en même temps qu à lire.
L'écriture est le complément nécessaire pour les
notions d'orthographe qile Télève doit preûdre en lisant.
La méthode Laffore lui apprend avec raison que beau-*
coup de lettres placées à la Qn des mots ne se pronon*
cent pas. Il ne faut pourtant pas qu'il s'habitue à croire
qu'elles n'existent pas et qu'on peut se passer d'en
tenir compte. Faites-le écrû-e vite, c'est un nouvel
alphabet à apprendre, mais rélève est déjà rompu à
la notion et à l'observation des formes. Ne l'assommez
pas de bâtons et de jambages, au delà d'un jour ou
deux. Il n'est pas question de lui donner d'etnblée une
belle écriture ; sa petite main s'il est enfant, sa main
alourdie s'il est adulte, son système nerveux non assu-
jetti comme le nôtre à la possession de soi-même ne
lui permettront pas de longtemps de vous donner une
calligraphie brillante. Mettez- lui un crayon dans les
mains et laissez-le un peu s'exercer lui-même à tracer
des lignes de caractères fantastiques en imitation d'une
page écrite. Demandez seulement que les prétendus
mots soient alignés et que les signes de fantaisie s'en-
chaînent les uns aux autres. Quand sa main sera un
peu déliée, avisez à ce qu'il soit assis à son aise, ni
trop haut, ni trop bas, tout est là ; ne laissez pas pren-
228 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
dre de mauvaises habitudes dans la pose du corps. II
faut que le papier soit placé très-droit devant lui, que
le coude droit ne se serre pas contre le corps et ne
s'nppuie pas sur la table. Étudiez sa conformation et
ne laissez commencer que quand vous serez sûr de ne
pas la contrarier trop brusquement si elle est défec-
tueuse et de ne pas la fausser si elle est régulière. Ne
faites ni écrire ni lire tous les jours à la même place.
Que tantôt il reçoive la lumière à droite, tantôt à gau-
che, par derrière, ou en face. Vous savez déjà que,
pour son sommeil, il faut agir ainsi, afin que la vue et
le cerveau et tout le corps ne tendent pas à se déve-
lopper d'un côté plutôt que de Tautre, cas très-fré-
quent durant la croissance.
Quand toutes vos précautions sont bien prises, mi-
nutieusementy donnez plusieurs exemples imprimés de
diverses écritures et laissez choisir la forme de lettres
qui paraît la plus facile. Supprimez l'effort et n'exigez
pas que Télève s'astreigne à coucher son écriture de
droite à gauche. Puisque nous écrivons nos lignes de
gauche à droite, il serait plus naturel et plus facile de
pencher les lettres de gauche à droite, et l'expérience
apprend que c'est le procédé le plus rapide et le moins
fatigant, puisqu'au lieu de serrer le bras droit au flanc,
il l'en détache et ne force pas l'épaule à se baisser, ce
qui devient à la longue une fatigue musculaire cruelle.
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 229
Je suis persuadé que dans beaucoup de cas, le foie
comprimé par ce coude qui veut coucher les lettres
reçoit des atteintes dont on ignore la cause. Pour
éviter la torsion du buste, beaucoup de personnes qui
ont récriture très-couchée de droite à gauche placent
leur papier incliné dans le même sens et s'habituent à
voir les caractères qu'elles traceut en biais, dans une
sorte de jour frisant, très-mauvais pour la vue.
Faites écrire droit. Corps- droit devant le papier
placé droit. Écriture droite, verticale et arrondie. C'est
la meilleure, la plus lisible, la plus courante, celle qui
ne fatigue pas. C'est l'ancienne écriture française que
l'anglomanie nous a gâtée avec ses formes élégantes,
souvent anguleuses et sèches, dont il est presque im-
possible de nous corriger quand on nous l'a enseignée
de bDnne heure.
N'imposez pas une écriture de convention absolue à
votre élève. Les signes .calligraphiques admettent
beaucoup de variété dans le détail des formes acces-
soires. Demandez-lui de trouver le moyen d'enchaîner
sçs lettres et d'écrire tous ses mots sans en interrom-
pre le trait. S'il y parvient sans effort et sans qu'au-
cune lettre soit déformée, s'il est parfaitement lisible
et nullement fatigué, il sait écrire mieux que la plupart
des adultes.
. Tenez-le longtemps au crayon qui coule plus facile-
230 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
ment que la plume, et dès qu'il est fixé sur la forma-
tion simple et facile de toutes les lettres, faites-lui lire
une phrase courte, fermez le livre après qu'il Ta re-
gardée attentivement et dites-lui de l'écrire. Il s'habi-
tuera ainsi à l'orthographe qu'on ne sait pas au sortir
du collège et qu*il serait bien bon de savoir un peu
avant. La méthode Lafforienne donne une grande faci-
lité pour la formation des mots. Les syllabes sont
toutes divisées dans l'esprit de l'élève, les voyelles et
consonnes groupées dans sa mémoire ainsi que les sons
composés ; il ne lui reste plus qu'à savoir la combi-
naison à choisir. Là, il faut que Thabitude supplée dans
bien des cas au raisonnement. Une longue suite de
dictées ou de copies faites de mémoire peuvent seules
la lui donner : ce travail ferre l'élève sur l'analyse
grammaticale qu'il sent de plus en plus nécessaire.
J'ai dit. Vous ne m*écouterez point, gens de bonne
intention, esclaves de l'habitude; et vous, encore
moins, qui ne vous souciez pas de bien ou mal diriger
l'enfance; mais si j'ai persuadé une douzaine de bonnes
et sages mères de famille, je n'aurai pas perdu mon
temps et ma peine.
De la patience et de la douceur surtout, mes braves
cœurs I Obtenez sans faire pleurer, vous aurez fait
quelque chose de plus difficile et de plus grand que tous
les romans de votre serviteur et ami, — George Sand.
XIV
A CHARLES EDMOND.
Sainte-Beuve a dit quelque part, qu'après avoir lu
et goûté les vers enfiévrés de la poésie moderne, il
aimait à relire « le plus cristallin des sonnets de Pé«
trarque. » Il y a quelque trente ans qu'il écrivait cela.
Aujourd'hui les poètes ont fait une nouvelle évolution.
Ils ne sont plus ni classiques ni romantiques propre-
ment dits. Us sont peintres. Initiés au secret des ate-
liers, ils ont appris à voir la nature dans son détail,
et quand ils la décrivent, c'est avec une richesse
d'épithètes qui est toute une gamme des nuances les
plus fines et les plus fraîches. Cette école nouvelle est
un progrès comme toute notion approfondie en est un,
mais elle a un défaut, l'obscurité. A force d'effets de
lumière également distribués partout, elle exagère la
mise en relief du détail et Teffet principal est atténué
par le papillotage. Certaines strophes sont tellement
tourmentées et travaillées en vue de la crainte d'être
238 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
vulgaires, qu'il faut les relire trois fois avant de les
bien comprendre, et j'avoue qu'il en est quelques-unes
que j'ai renoncé à interpréter dans leur sens véritable.
La poésie classique était trop musicale. Elle sacriflait
rénergie de la pensée au rhythme et à la sonorité.
C'était son mérite et son défaut, comme \e pittoresque
est aujourd'hui le défaut et le mérite des jeunes poètes.
Ceux d'autrefois s'intitulaient les enfants de la lyre^
ceux d'à présent pourraient être appelés les fils de la
brosse ou de la palette.
Un progrès certain, c'est qu'ils ont renoncé à imiter
Victor Hugo et qu'ils cherchent autre chose. Ils ne
trouveront peut-être pas mieux, mais ils arriveront
à être eux-mêmes, à ne pas se croire maîtres en rai-
son d'un procédé communiqué, mais à le devenir par
l'emploi de celui qui leur est propre.
Victor Hugo est inimitable ; à présent surtout qu'il
est devenu, si l'on peut ainsi dire, le type classique du
romantisme. U Année terrible est peut-être son chef-
d'œuvre. Ce livre n'est pas jugé encore et ne saurait
rêtre dans l'état de surexcitation où nous sommes. II
est d'une actualité effrayante, d'une vitalité surhu-
maine. Le public y cherche des émotions politiques,
car c'est à chaque page un appel à Faction immédiate:
Ce n'est point là pourtant ce que la critique devrait y
chercher. Son jugement devrait être tout littéraire,
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 233
car le point de vue du poëte, c'est son être, c'est sa
vie, et nul n'a le droit de lui dire : Pourquoi existez-
vous?
La vie de ce grand poëte est une antithèse. 11 a des
yeux d'aigle, il voit à droite et à gauche, en haut et
en bas, pas toujours devant lui, parce qu'il plane et
décrit' de grands cercles sans s'inquiéter d'une route
à suivre. Il n'y a point de route marquée pour qui vit
dans l'espace illimité avec des ailes infatigables.
Irons-nous le quereller parce qu'il connaît mal tels ou
tels hommes et n'aperçoit pas bien telles ou telles
choses? Ce serait une querelle oiseuse et de grave .
inconvénient pour nous-mêmes, car, en repoussant ce
qui nous semble erroné dans quelques-unes de ses
appréciations, nous oublierions trop vite ce qu'il y a
d'éternellement vrai, d'éternellement fort dans l'en-
semble de son coup d'œil.
Le poëte, et le poëte placé à cette hauteur surtout,
ne subit pas comme nous, l'obligation de discerner
entre deux écueils le chemin à suivre pour ne pas se
briser. Il aura beau heurter des obstacles imprévus,
il se relève toujours comme Antée au choc de la terre.
Le tort est de vouloir faire de lui un homme politique.
Lui-même voudrait en vain condescendre jusque-là,
supporter la discussion, braver la raillerie, repousser
froidement l'injustice; il ne le peut pas, il est trop ^
234 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
passionné. Il lui faut la foudre pour se venger de
Taffront personnel, rien queja foudre. Il ne peut pas
se conlenir, €e justifier, s'expliquer. Quand il essaie
d'être dogmatique, il n*est plus lui-même. Il ne sait
manier que l'excessif et c'est son privilège, c'est son
^ droit, puisque là est sa force, puisque sa grandeur est
d'outre-passer le but quel qu'il soil, puisqu'avec de la
sagesse comme on l'entend dans la pratique des choses
transitoires, nous n'aurions plus, de Victor Hugo. Ce
serait la France découronnée, ne Test-elle pas assez ?
Il lui reste un poëte sublime, une âme sans frein, un
homme qui voit au delà de l'horizon et qui, sans égard
pour les empêchements visibles aux autres, proclame
la loi des siècles à venir ; et nous lui dirions de se
taire? Ceci peut être le fait d'une assemblée terrifiée
par le tumulte effroyable des événements; ce ne peut
être celui de la conscience rassérénée.
Nos fils liront V Année terrible. Après l'avoir lue
dans l'histoire, ils ne la comprendront peut-être pas !
Dans l'œuvre du poëte, ils verront tout, ils toucheront
du doigt les effets et les causes dépouillées de leurs
correctifs nécessaires, lesquels ne leur seront plus
nécessaires du tout, puisqu'ils auront franchi tout ce
qui nous retient ou nous arrête. Dans ces grands traits
de la tourmente, que la grande poésie peut seule
aborder sans réserve, ils verront les causes palpi*
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 23
tantes des effets funestes. Ils croiront entendre le cri
de désespoir de la France expirante, et c'est peut-être
de ce cri retentissant que datera son réveil à la vie.
Ce qui fait la puissance magique de cette voix de
poëte, ce n'^est pas le talent seul. La forme n'est peut-
ère pas toujours irréprochable, il y a encore des redi-
tes, des endroits tourmentés reliant sans adresse ou
sans scrupule des flots d'inspiration. 11 y a aussi dans
cette forme un peu de l'ancienne monotonie, qui ne
pouvant jamais tourner au vide, tourne quelquefois au
lugubre, comme une basse-taille rivée au De Profundis
des cathédrales. Quelque désolé que soit le sujet, on
voudrait y sentir toujours la vie, même dans la mort,
puisque le souffle du poëte est la vie elle-même, tou-
jours triomphante du néant. Mais ce sont là des détails
sur lesquels on ne peut s'arrêter, tant on est vite repris
et enlevé au plus haut de l'espace. D'autres, moins
forts, seraient peut-être plus habiles, car on fait au-
jourd'hui le vers avec une dextérité merveilleuse; mais
cette vraie puissance de l'émotion qui s'augmente en .
se prolongeant, comme un long rugissement de fou-
dre, entrecoupé et jamais épuisé par des éclatements
répétés; de même, dans d'autres sujets, celte progres-
sion de sérénité non moins étonnante, semblable à
des levers de soleil avec des intensités de lumière à
tout éblouir : c'est la te don extraordinaire, la persoU'*
236 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
naiité sans rivale. Et cette force n'exclut ni la ten-
dresse ni la grâce. Le lion a des coquetteries d'oiseau
et des caresses de mère pour l'enfance, des effusions
de cœur qui appellent les larmes. Les vers à Petite
Jeanne et à V Enfant malade resteront comme des per-
les pures dans cetécrin magique qui renferme, comme
ceux des légendes orientales, des rayons, des nuages
et des tempêtes.
J'ai lu dernièrement d'autres poëtes. N'ayant pas le
droit de faire ici un Salon littéraire (ce n'est d*ailleurs
point ma partie) il en est un pourtant que je veux nom-
mer après Hugo, parce que... C'était un soir, entre
amis de premier choix. Paul de Saint-Victor venait de
réciter d'une voix admirable et avec un accent irrésis-
tible le Vieux Capitaine. On pria Bouilhet de réciter
la Colombe^ qui ouvre son livre de poésies posthumes.
— Après Victor Hugo ! dit-il en souriant : oh ! jamais.
Cette modestie lui donna à mon sens, le droit d'être
plus apprécié par nous qu'il ne Tétait par lui-même.
Il ne s'agit pas d'ailleurs de placer quelqu'un premier,
second ou troisième après le maître, puisque sans con-
teste, il sera toujours en tête de Tillustre cortège. Je
le place, moi, comme le hasard l'a fait arriver dans
mes mains, ce volume d'outre-tombe, édité par les
soins de son fidèle ami Gustave Flaubert. Bouilhet
appartient, je crois, à l'école pittoresque très-savante/
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 237
et un peu recherchée dont je parlais en commençant ;
mais il a le mérite d'une vive clarté qui ne fait aucun
tort à la distinction de la forme et à l'élévation de la
pensée. 11 a la grâce, la passion, la fantaisie. 11 a beau-
coup travaillé l'instrument. Dans ses dernières années,
il en était devenu maître, et on ne sent plus l'effort.
Il a l'air d'improviser,, ce qui est, je crois, le. grand
mdt du talent. Dans une représentation donnée en son
honneur à FOdéon au lendemain de sa mort, tout le
Paris littéraire a entendu un choix d& pièces exquises,
dont les plus grands artistes voulurent être les inter-
prètes. On se souvient de madame Plessy récitant la
Berceuse philosophique :
Monsieur Tenfant qu'on attendait,
Soyez le bienvenu sur terre 1...
C'est un chef-d'œuvre, et il y en a plus d'un dans
ce volume tristement intitulé Dernières chansons. Un
de ceux que je préfère est intitulé Sombre églogue.
LE VOYAGEUR
L'ombre sans lune a couvert la campagne,
Où t'en vas-tu, pâtre silencieux?
voyageur, le soaci m'accompagne,
Et quand tout dort, je marche sous les deux.
238 IMPtlESSIONS ET SOUVENIRS.
LE T0TA6ECR'
Sans voix qui bêle et sans grelot qui sonne,
Ton noir troupeau s'allonge dans la nuit ?
LE PATRE
voyageur, ne le dis à personne,
Il est muet le troupeau qui me sait !
LE VOTAGEDR
Mais ce troupeau... qu'ai-je vu? je frissonne,
Spectres hideux à la tombe échappés!...
LE PATRE
voyageur, ne le dis à personne.
C'est le troupeau de mes désirs trompés.
LE VOYAGEUR
Ciel! comme on voit, là-bas, grandir la foule!
Leur nombre échappe à mes regards perclus !
Ne compte pas ; chaque instant qui s'écoule,
Derrière moi laisse un monstre de plus.
LE VOYAGEOR
Quel Dieu t'enchaîne à ce troupeau farouche?
Viens, 6 berger, dans nos vallons fleuris ;
Un rossignol chante au bord de ma couche^
Mon toit de paille est tout brodé d'iris.
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 239
LE PATRE
voyageur, dans tes vallons fidèles,
Jo no veux pas montrer ce front pâli,
Nous allons paitrc au champ des asphodèles,
Nous allons boire aux fleuves de l'oubli !
J*ai eu une autre bonne fortune. J'ai eu le temps de
lire Eschyle traduit par M. Leconte de Lisle. Celuî-ci
est grand poëte aussi, et d'une si forte originalité qu'il
est devenu chef d'école. On lui doit une vraie recon-
naissance, — il faudrait que ce fût une reconnaissance
nationale, — pour avoir su, au milieu des événements
tragiques de ces derm'ers temps, poursuivre son aus-
tère labeur et nous donner la vraie notion du père de
la tragédie. M. Leconte de Lisle nous a déjà donné
Homère. Lui seul pouvait, je crois, rendre fidèlement
la simplicité grandiose de ces formes antiques sans en
déranger la beauté. Travail patient, ingrat en appa-
rence du laveur d'or au profit des autres! Mais qui se
connaîtrait mieux en or pur que celui qui porte en lui
une mine féconde?
Vous m'avez lu sur Eschyle un travail qui, soit dit
sans vous offenser, est une merveilleuse appréciation.
Je vous associe donc à la gloire du grand ouvrier qui
nous livre cette pépite.
240 IMPRESSIONS £T SOUVENIRS.
Les esprits littéraires ont aujourd'hui une mission
bien nettement tracée. II leur faut tenir bien haut le
seul de nos drapeaux qu'on n'ait pu nous enlever, la
supériorité intellectuelle de la France. Tant que nous
aurons les premiers poètes, les meilleurs peintres, les
plus grands musiciens, nous pourrons protester contre
cette déchéance dont on nous menace. C'est dans les
forces vives du génie et du talent, dans cette éternelle
vitalité de notre race latine que nous pouvons, dès
aujourd'hui, puiser notre revanche. On nous accorde
la spéciaUté du goût, que nos lourds appréciateurs
essayent de regarder comme une chose futile, mais
qui est en réalité la source vive des séleclioîis fécondes
dans Tordre moral. Sans poésie dags la littérature, la
peinture et la musique, dans la sculpture et l'architec-
ture, dans l'industrie même qui touche aux arts de si
près, il n'y a pas d'avenir pour les peuples. Ceux qui
essayeraient de s'en passer verraient vite gauchir et
s'épuiser leur force matérielle. La poésie, c'est l'ar-
deur du sentiment, chose innée, tour à tour épanchée
et contenue, fleuve et ruisseau, dans le lit du talent,
chose acquise. Le goût est l'écluse savante qui distri-
bue les eaux salutaires, la fertilité, la vie. Sans le goût,
nous n'aurions qu'inondations, gâchis ou désastres.
Soyez fiers d'avoir le goût, c'est le grand inventeur,
l'équilibre divin que rien n'enchaîne et ne détruit.
IMPRESSIONS Et SOUVENIRS. 241
Quelle campagne militaire savamment conduite peut se
comparer à la campagne artistique que viennent de
faire dos peintres à la dernière Exposition? Qui s'at-
tendait à voir un progrès général si marqué et une si
notable quantité de travaux excellents et charmants,
sortir d'une tempête qui semblait avoir tout emporté?
Messieurs les Allemands qui êtes si militaires, mes-
sieurs les Russes qui êtes si forts, messieurs les Amé-
ricains qui êtes si riches, où sont vos tableaux et vos
peintres? C'est en payant que les uns ont des musées,
c'eist en pillant que les autres vont s'en faire. Mais qui
de vous sera l'infatigable producteur, riuventeiir iné-
puisable? On croit nous ruiner avec du canon, nous
tarir avec de l'argent, et, comme par enchantement,
nous couvrons le marché d'une moisson nouvelle,
éclose et mûrie sous la mitraille.
J'étais à Paris, ces jours passés, dans le salon simple
et nu d'une grande artiste. Rien ou presque rien dans
le local sonore, un piano et des chaises. A côté, dans
une petite galerie," un orgue à la voix sublime, touché
■par un maître moderne, et quelques tableaux de maî-
tres anciens; le buste en marbre de la grande artiste,
un beau buste en vérité. Sur les marches, deux grands
vases d'épis verts, de coquelicots, de bleuets et de
stellaires blanches. Le goût des fleurs des champs est
arrivé à Paris, c'est un progrès ; notre flore rustique
14
242 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
est si charmante et si riche! On l'apprécie enfin!
Bientôt on la connaîtra toute. C'est le luxe démocratique
par excellence, un symbole de l'égalité future, le jar-
din portatif du riche et du pauvre, fureur d'innocente
pillerie qui fait grand bien aux jeunes blés et dont les
propriétaires ne doivent pas se plaindre.
Au commencement de la soirée, le plus jeune de la
famille, un aimable garçon de quatorze ans, accompa-
gné au piano par son illustre mère, avait joué du vio-
lon avec cette largeur et cette franchise d'exécution,
ce sentiment droit et solide qui signalent la belle et
bonne conscience fleurie à l'école du vrai. Ensuite deux
belles jeunes filles, adorables de naturel et de simpli-
cité, nous avaient charmés avec leurs voix cristallines,
si semblables et mariées avec un art si charmant,
qu'on avait peine à les distinguer Tune de l'autre. Leur
mère, qui est grande pianiste comme par-dessus le
marché, les accompagnait aussi. Enfin elle chanta seule.
Il y avait vingt ans que je ne l'avais entendue. Elle est
arrivée à l'apogée de la grande manière, à cette en-
tente du grand art qui rend l'interprète digne du créa-
teur. Elle nous dit Gluck et fut sublime. Un frisson
passa dans l'auditoire qui n'était composé que d'artistes
passionnés, et je sentis quelque chose comme le pas-
sage d'un dieu de la Grèce à travers nos ruines fu-
mantes. J'avais, en écoutant, oublié tout^ et la sinistre
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 243
impression de la France vaincue, et sa population dé-
cimée, et sa capitale avilie; et les discordes du pré-
sent et les intrigues des ennemis de l'avenir. Quand
je rentrai chez moi, je me rappelai tout, et je me de-
mandai comment ces choses horribles avaient pu me
devenir aussi étrangères pendant quelques heures,
que si elles ne se fussent jamais produites. Le soleil
de Gluck et de Pauline Viardot avait dissipé le rêve
affreux. Quelle est cette puissance du beau qui nous
sort d'un océan d'idées noires, pour nous jeter, comme
le ferait une vague bénie, sur une terre promise? Ah!
qu'elle prenne son essor, cette puissance, la seule
éternelle et légitime! Qu'elle nous arrache au spectacle
des choses navrantes et fasse refleurir en nous l'en-
thousiasme, ce grand élan de l'âme vers toutes les
grandes choses.
Nohanl, 12 juillet 1872.
24r> IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
voyant Tattitude de FAssemblée de Bordeaux, Paris
s'est trompé encore en croyant que la majorité avait
le pouvoir de rétablir la monarchie et que M. Thiers
faisait cause commune avec elle. Paris a donc laissé
faire la Commune, croyant que c'était une énergie au
service de la république. Paris était républicain, et il
était désespéré : ce n'est pas là être d'un parti, c'est
être homme et patriote.
Paris s'est trompé une troisième fois en croyant qu'il
serait sauvé de la monarchie par un parti essentiel-
lement populaire. Ce parti n'a pas existé puisqu'il n'y
a pas eu le moindre accord, le moindre ensemble, la
moindre doctrine dans Télrange gouvernement qu'il
s*était donné. On y voit toutes sortes d'essais, de
fantaisies, de prétentions à la science sociale, mais,
au fond, il n'y a que des passions, des rêveries, ou
des appétits. L'ambition, l'ignorance et la vanité- do-
minent le tout, chacun tire de son côté, les mauvais
ne se souciant que d'eux-mêmes, les bons n'ayant
aucune capacité pour organiser le désordre, les nuls
s'enivrant niaisement de leur importance d'un jour.
Il n'y a pas de parti là où il n'y a pas de principe
commun, et vouloir prendre de vive force ce que l'on
n'a pas, avant d'avoir établi son droit à le posséder,
n'est une doctrine dans aucun pays du monde. La
Commune rentre donc dans le domaine des faits ma-
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 217
lérlels et ne se discute pas ; ce qui ne veut pas dire
que le peuple n'ait pas droit à la discussion de ses
intérêts. Ceci est tout autre chose et j'y reviendrai
forcément.
Mettant donc la Commune en dehors de Texamen
que je voudrais poursuivre, je m'adresserais au radi-
calisme et je lui demanderais s'il est assez en pos-
session de la science sociale et de la science politique
pour accepter encore la gouverne immédiate, exclu-
sive des affaires. Il vient de faire ses preuves et l'essai
a été désastreux. Il n'a pu sauver la France envahie,
il n'a pu contenir les passions populaires. Il a été
débordé, trahi, impuissant. Il a donné sa démission,
sauf à la retirer en temps et lieu. Ce parti, — car
c'en est un sérieux, il a sa formule, il ne manque pas
plus d'hommes capables que les autres partis, — est
fort en ce qu'il est fraction d'un parti considérable
qui veut la république ou plus rouge ou plus blanche,
mais qui la veut certainement et qui l'aura. Placez
autour de ces aspirations formulées l 'immense aspi-
ration à la liberté qui ne sent pas le besoin de se
formuler, mais qui peut se personnifier sous la for-
me d'un libéralisme militant, vous aurez une nation
qui veut s'appartenir à elle-même et ne plus dépendre
d'aucun parti exclusif.
Voilà pourquoi cette tendance, énorme quant au
348 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
nombre, et qui est à l'occasion l'appui du radicalisme,
lui résiste toujours à un moment donné, ou l'aban-
donne sans rien dire , par crainte d'une tyrannie nou-
velle. C'est au radicalisme qui a déjà reçu tant et de
si dures leçons, à ne plus en mériter de nouvelles.
Pour cela, il faudrait qu'il tînt compte du temps et
des résistances morales. Il faudrait qu'il mit de côté
le rêve révolutionnaire qui consiste à recommencer ,
hors de raison , un passé glorieux sauf à en accepter le
côté odieux. Il faudrait que, sans répudier les grandes
énergies et les grands bienfaits de ce parti, il eût le
courage de rompre avec certaines traditions qui révol-
tent la conscience du présent. U faudrait enfin qu'il
acceptât les formes de la vie moderne, et qu'il s'ap-
pliquât â n'être pas l'antithèse du parti clérical dont
il a trop reproduit l'intolérance et les passions.
Il semble que les radicaux aient senti ces néces-
sités, quand voyant la partie* perdue pour leurs per-
sonnalités, ils se sont groupés autour de M.- Thiers,
expression du libéralisme dominant. Leur évolution a
dû être odieuse aux blanquistes comme aux autres
nuances d'un socialisme plus foncé : ils n'en ont
pas moins agi très-sagement, et j'aime à croire que,
pour la plupart d'entre eux, il y a eu plus de patrio-
tisme que de tactique dans cette évolution.
Ce parti et ceux qui y confinent doivent donc re-
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 249
connaître que la situation est loin d'être désespérée.
Le radicalisme aura un triomphe certain aux élections
qui suivront le décès de l'Assemblée actuelle. Le libé-
ralisme veut des antagonistes de la monarchie et de
l'Église : comme toujours, il ne demandera aux candi-
dats du moment que la passion du moment. Si le$
radicaux ne s'enivrent pas trop de leur victoire^ s'ils
se rendent aussi bien compte de ce que ne veulent
pas leurs électeurs que de ce qu'ils veulent réellement,
ils pourront grandement servir leur pays : sinon ils
le livreront aux déchirements dont nous saignons en*
core. *
En face du radicalisme, à l'autre extrémité du front
de bataille, se dresse, meqaçant et dévoré de l'ambition
des choses terrestres, le cléricalisme. Lui aussi a des
ramifications dans tout l'univers, une doctrine formuT
léô, des orateurs passionnés, des prétentions au pou-
voir, et la sympathie de nombreux adhérents. Mais lui
aussi s'appuie sur une sorte de libéralisme religieux
qui ne le suit pas dans le radicalisme catholique de
ses entreprises. Lui aussi a dû sa prépondérance à ui>
besoin du moment, celui de la paix à tout prix. En
demandant la paix à tout prix, tout le monde n'a pas
été lâche. La majorité du moment a senti l'impuissance
du radicalisme et vu le désastre inévitable. On a voulu
opposée au radicalisme qui prétendait aller jusque-là, .
250 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
le cléricalisme qui voulait ou semblait vouloir une tran-
saction. Le d<^goût du présent et la peur du pire ont
voté dans ce sens-là, comme dans un an peut-être,
ils voteront dans un sens contraire. L'influence cléri-
cale est donc fictive, ou tout au moins très-précaire,
et sa soif de domination ne sera point assouvie, eût-
elle dans VAssemblée les triomphes qu'elle ambi-
tionne. Si elle continue à vouloir ramener les choses
du passé, elle croulera avec fracas, tandis qu'avec un
sentiment plus éclairé des besoins de la vie moderne,
elle durerait ce qu'elle doit durer, elle bénéficierait
des iSées de tolérance et de liberté qui sont dans l'es-
prit des aspirations générales.
En somme, beaucoup de libéraux et même certains
radicaux sont catholiques. Le cathoh'cîsme est une
croyance individuelle , ce n'est point un parti. C'est
outrager une religion, c'est l'abjurer et la détruire que
d'en faire un moyen politique. Beaucoup de catho-
liques le sentent et , dès à présent, c'est le grand
nombre. J'en sais en quantité, qui tiennent au culte
et qui ne veulent point être appelés cléricaux, parce
que ce drapeau politique blesse leurs opinions poli-
tiques.
Le paysan dont l'apport au scrutin est si considé-
rable, est dans ce cas. Il veut sa messe et ses fêtes.
11 ne veut pas du rétablissement des Bourbons.
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 251
Ce n'est donc pas la religion qui sera vraiment en
cause aux' prochaines luîtes électorales, et je serais
d'avis que les dissidents ne s'occupassent d'elle en au-
cune façon. Il ne s'agira que de repousser l'effort d'un
parti pour qui le principe d'autorité poussé à l'extrême
est une doctrine de législation. Je crois que ce ne sera
pas difficile, puisqu'en somme les partis centre droit
et centre gauche sont destinés à s'entendre sur un
terrain neutre où le libéralisme les poussera irrésisti-
blement.
Alors l'élément modéré qui, en dépit de nos ter-
ribles agitations, est le seul élément vital et durable
de la France actuelle, se trouvera forcément en pré-
sence de la question sociale, pourra la connaître et
travailler sérieusement et utilement à la résoudre.
Tout ce qui se décrète en ce moment-ci est visible-
ment transitoire, c'est la houle au lendemain de la
tempête, et si les esprits ardents savent se défendre
des précipitations funestes, des manies personnelles
et des ambitions aveugles, la France commencera,
avant qu'ils soit dix ans, et sans coup férir, uhe im-
mense et magnifique révolution : le voudra-t-elle?
Cette révolution ne sera pas ce que l'Internationale
appellerait le triomphe de la démocratie. Non, le
pauvre ne dépouillera pas violemment le riche, l'i-
gnorant ne portera pas la responsabilité du pouvoir,
é52 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
une classe illettrée ne s'imposera pas à une nation
civilisée comme arbitre de ses destinées. Là est le rêve
insensé et stupide. On ne recommence pas un coup .
de main qu*ont secondé des circonstances exception-
nelles ; et quand on le recommencerait, ce serait en-
core un orage destiné à durer plus ou moins de jours.
Une seule éventualité pourrait le faire durer plus ou
moins d'années, ce serait que le parti clérical arrivât
au pouvoir et y prît ses aises. Oh ! alors une réaction
épouvantable se produirait d'un bout de la France à
l'autre, pour reconquérir la liberté, et comme le vote
est essentiellement instinctif pour le grand nombre^
tout semblerait bon, même la terreur pour rétablir
cette antithèse, la sécurité.
Le parti clérical a-t-il une telle soif du martyre qu'il
veuille précipiter la France avec lui dans l'abîme ?
Espérons que non, et cherchons à quel genre de
triomphe peut arriver la démocratie quand son heure
sera venue.
L'idéal humain, comme l'idéal social, c'est de con-
quérir'l'égalité ; mais auparavant, il faut la connaître,
savoir en quoi elle consiste, quels sont les droits qu'elle
consacre et les devoirs qu'elle impose. Fraternité ou
la mort était une belle devise tant qu'on l'entendit
dans son vrai sens : combattre pour devenir hommes
ou mourir! mais quand elle fut interprétée ainsi :
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 253
Soyez nos frères^ ou mourez de nos mains, elle devint
burlesque et monstrueuse. C'estàinsi malheureusement
qu'elle se présente encore à l*espritde certaines écoles
démocratiques, et, pour qu'elle soit effacée comme un
attentat à la conscience humaine, il faut que le peuple
entier arrive à la connaissance du bien et du mal.
11 n'en est pas si loin qu'on le croirait d'après les
dernières crises. Sans aucun doute, un très-petit
nombre de furieux est seul responsable des excès et
des crimes commis, et quant aux nombreux combat-
tants pour l'idée démocratique, il y a eu fausse notion
du droit, mais nullement négation de la loi des con-
sciences. Ces infortunés n'ont pas compris. Le pre-
mier point par où il faudra aborder la question d'équi-
libre social c'est l'instruction gratuite et laïque, c'est-
à-dire libérale. On va probablement nous donner le
contraire. Résignons-nous ^ attendre un peu. Le mot
d'équilibre social est venu sous ma plume, je m'en
servirais volontiers au lieu de question sociale, puis-
que c'est l'équilibre qui résout la question.
L'équilibre n'est-il pas le secret de l'univers, la loi
naturelle ou divine en vertu de laquelle nous exis-
tons? Tous nos attentats à l'équilibre ne, sont-ils pas
comprimés par le retour forcé à l'équilibre, ou châtiés
temporairement par un dérangement temporaire de
l'équilibre ?
13
251 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS-
L' égalité sociale n'est autre chose que la part de
chacun à l'équilibre social et, si oq cherche une loi
dans régalilé naturelle, on ne ia trouve pas ailleurs que
dans le contre-poids des forces opposées les unes aux
antres. Il y a, dans cet ordre de faits, des forces de
faiblesse, de docilité, de séduction ou de suavité qui
sont tout aussi réelles que les forces de vigueur,
d'empiétement, de violence ou de brutalité. Cet éter-
nel combat que la loi de la vie livre et subit sur la face
du monde, Thomme le résume dans sa pensée comme
dans son action ; là où il ne représente que la force
. brutale, il est peu supérieur aux animaux; là où il re-
présente la force Intellectuelle et morale , il a le droit
de se croire le dernier mot de la création actuelle-
ment existante, — mais c'est à la condition de suivre
constamment le mouvement éternel qui entraîne l'a-
nivers vers une destinée toujours phrs haute.
L'équilibre social consistera donc à donner à tous
les moyens de développer leur valeur personnelle
quelle qu'elle soit, pourvu que ce soit une valeur et
non une inertie. L'ignorance n'est pas le seul obstacle,
il y a aussi la misère, c'est-à-dire le manque ou Teiicès
du travail, et une société qui ne trouverait pas le
moyen d'équilibrer la dépense des forces et l'acqui-
sition légitime des saines jouissances serait une société
perdue.
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. î2&5
Je ne crois pas que, pour fonder un établissement
aussi considérable que celui qui se prépare, les classes
riches on aisées n'aient pas à faire quelque large sa«
crifice, cafr il s'agit d*arï établissement légal quel
conque destiné à rendre possible l'émancipatiou intel-
lectuelle des classes arriérées d'instruction et d'argent.
Il s'agira de rendre les grères du travail sans objet.
Nul ne pourra jamais les interdire sans porter atteinte
à la liberté des traiîsactioïïs ; mais quand les tran-
saclions ne sont possibles qu'à la condition de grandes
telles collectives, il y à un vice dans Torganisation
sociale et industrielle. Ce que je désirais vivement
s'est produit. Une large enquête sur les besoins du
travail et les ressources de l'industrie a été ouverte.
Ses résultats immédiats ne pourront pas être bien
satisfaisants, il la faudrait permanente et d'institution
fondamentale : car les besoins et les ressources se
modifient sans c^se, et quand il faut, au bout de
qinme ou vingt ans, revenir à la questim d'actualité,
on est effrayé et comme découragé de l'examen nou-
veau à faire ; on- le retarde le plus possible pour ne
pas surexdter les parties intéressées. Les mal partagés
s'irritent, les sMisfaits s'obstinent. La grande étude de
l'équilibre social devra donc être sans lacune et ne
jamais poser que des solutions relatives. Voilà ce que
les vrais amis du peuple doivent Vouloir et voudront.
256 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
Quand ce grand tribunal des intérêts sociaux fonc-
lionnera régulièrement et que ses membres seront
élus par les patrons et les ouvriers dans les con-
ditions d'impartialité désirables, quiconque voudra
dominer dans un sens où dans l'autre par l'întri-
gue ou la violence sera condamnable. Jusqu'ici , la
conscience est troublée du spectacle que présentent
les décisions humaines, quand on voit l'ignorance dé-
sarmée en face de la richesse unie au savoir et à l'au-
torité. L'ignorance ne connaît pas son droit, elle y re-
nonce ou l'exagère, mais quelque déplorable usage
qu'elle en ait fait, il subsiste tout entier, ne l'oublions
pas!
Des institutions vraiment fraternelles sauveraient
l'avenir du peuple, mais il y a un point de départ néces-
saire ; c'est l'établissement dont je parlais, l'établis-
sement des moyens de réalisation. Un moment vien-
dra où tout le monde voudra y contribuer ; mais si
vous voulez amener saintement le peuple à l'égalité
possible, il ne faudrait pas que cette grande sous-
cription eût le caractère d'une aumône. On n'est
jamais l'égal de celui qui vous jette le sou de la pitié,
car beaucoup le jettent avec dédain, uniquement pour
se débarrasser du spectacle de la détresse. Il faut
que l'étude de la science sociale qui n'est pas seule-
ment une capacité économique, mais une philosophie
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS 257
et une religion sans autres miracles que ceux que
i'homme peut faire, nous pénètre de nos devoirs;
qu'elle nous fasse comprendre le droit de tous à la
liberté, à l'instruction et au bien-être ; qu'elle nous
enseigne enfin à être des hommes civilisés, capables
de civiliser d'autres hommes. Nous trouvons cinq
milliards pour conserver et relever notre nationalité.
Un jour viendra où nous pourrons, où nous voudrons
faire un effort analogue pour sauver notre conscience
et relever notre dignité. Qui sait le chiffre auquel
pourrait atteindre une contribution annuelle qui dimi-
nuerait et cesserait avec l'ilotisme intellectuel ?
Mais il faudrait que ceci fût voté par une Assemblée
républicaine souveraine. La volonté d'un prince ou
d*un parti ne l'obtiendrait pas ou en dénaturerait le
caractère. L'initiative privée n'a pas encore la vitalité
américaine et ne l'aura peut-être jamais chez nous,
bien qu'il faille l'espérer et l'encourager. C'est à la
fusion sincère des partis qu'il faut demander de pré-
parer ce grand mouvement, cet immense et splendide
emprunt sans précédents, qui s'appellera peut-être
dans l'histoire: la révolution pour Tidéal.
Nohant, 23 juillet 72.
XVI
r/HOMIIE RT LA PKHME.
LETTRE A UX. AMI.
20 août 1872, Cabourg, Calvados.
Je ne gais pourquoi vous me croyez à Trouville où
je n'ai fait que passer et où je n'ai vu personne. Je n*ai
pas eu ici le temps de bien lire les écrits qui vous
préoccupent; mais vous voulez que» sans subir ou
sans rejeter leur infliience, je vous dise fe fond de ma
pensée sur la question. Cette question soulève dans
toutes les conversations que j'entends, des théories
excessives et donne lieu à des interprétations outrées
auxquelles, dès à présent, on peut certainement
répondre.
S*il me fallait pénétrer dans un problème nouveau, je
manquerais certainement de lucidité. L'éclat et le bruit
de la mer exercent sur moi une sorte d'hypnotisme qui
ne porte point à la réflexion; mais. la question dont il
s'agit ne prend personne au dépourvu. Elle est aussi
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. :à59
ancienne que le monde. II m'est donc bien facile de
vous dire ingénument comment, à mon point de vue, la
vérité des choses m'apparaît.
Dieu n'a pas créé, la nature n'a pas produit séparé-
ment des singes et des guenons, des chèvres et des
boucs, des hommes et des femmes. Comme nous
disons le papillon pour désigner une famille entomo-
logique, le chanvre ou le houblon pour nous entendre
sur des genres botaniques, nous disons l'homme pour
dénommer ie genre humain.
II n'y a pas de classification logique pour placer la
femme dans une sphère particulière. L'homme,- depuis
que le monde est monde, signifie en histoire, en his-
toire naturelle et en philosophie : tous les hommes et
toutes les femmes qui existent, qui ont existé et qui
existeront sui'Ia surface de la terre.
C'est si vrai qu'il est niais d'avoir à le dire, et, pour
moi qui aime passionnément et religieusement l'étude
et la contemplation des lois naturelles, toute conception
d'un classement qui déroge à ces lois me semble
arbitraire et factice. Je ne dirai pas que je le rejette,
je vais bien plus loin, je V ignore.
C'est que, quand nous entrons dans cette thèse
(soutenue ou combattue en ce moment par de très-
grands esprits) que l'homme et la femme, le mâle et
la femelle sont des êtres essentiellement dissemblables
i260 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
et soumis à des lois opposées, nous entrons, selon
moi, dans des idées de convention, dans un monde
fabriqué de toutes pièces par la conception humaine ;
imagination, étude, révélation ou fantaisie, découverte
ou expérimentation, peu m'importe. Science, esprit,
expérience ou génie, parlez, cherchez, classez, dé-
crétez, tant qu'il vous plaira. C*est l'esprit humain qui
juge, discute, affirme. C'est le beau bruit de la parole
humaine avec ses richesses de savoir et d'inspiration :
mais qu'est-ce que cela me fait, à moi qui, dans mon
petit coin, regarde avec une totale absence de per-
sonnalité les pages ineffaçables de ce beau livre que
Dieu a placé devant mes yeux? Qu'ai-je à faire de la
Genèse recueillie et commentée par un travail tout
humain, quand la Genèse vraiment divine et souve-
raine est là vivante et palpitante autour de moi? quand
elle est l'air que je respire, la vie qui remplit ma
poitrine, l'ordre et la beauté qui raniment mon cœur
prêt à s'éteindre ? Encore quelques années et je ne serai
plus. Permets, 6 grand Tout, que je rentre dans ton sein,
sans avoir méconnu et blasphémé les lois qui te
régissent!
C'est donc comme naturaliste que j'ignore ce qui
est en dehors de la nature. Je n'ai pas besoin de dire
et de jurer que^ moi personnellement, je ne suis
savant en rien; mais nous sommes beaucoup qui
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 261
savons beaucoup de choses, qui les avons vues,
observées, différenciées, qui les possédons par leur
côté éternellement vrai, et qui n'ayant pas de valeur
spécifiée, n'avons pas le droit de nous dire savants.
Nous avons le droit pourtant d'être inébranlables dans
notre conviction, puisque les vrais savants nous don-
nent raison, puisqu'ils nous guident, nous redressent
ou nous éclairent.
Quand, grâce à cette tendance à embrasser l'en-
semble des choses, on s'est affermi dans la croyance
à un principe dominant de vitalité souveraine, on ne
peut admettre le rôle d'un souverain de convention :
le mâle dominant la femelle, ou la femelle dominant
le mâle. Il n'y a qu'un souverain légitime de l'union,
la loi. Cette loi a fait surgir les mâles et les femelles,
les femelles et les mâles, pour concourir par des
moyens qui ne sont pas différents, quoiqu'on en dise,
à un seul et même but, la reproduction de l'espèce.
Unité de but, c'est la loi suprême, appropriation de
moyens, c'est la conséquence. Différence de sexes,
c'est-à-dire d'organes générateurs? Non, les sexes
n'expriment qu'un emboîtement d'organes nécessaires
à la jonction fécondante. La chose est claire et visible
dans les plus humbles végétaux, dans les êtres orga-
nisés les plus infimes ; il n'y a qu'un être pour ainsi
dire dédoublé, tendant au rapprochement qui le com-
15.
i6S IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
plèle, et absolument incapable d'effectuer son adap-
tation avec un être d'un autre ordre-
Il n'y a donc qu un type dans chaque espèce, un
être en deux personnes, dont l'union est nécessaire
pour reproduire la vie, une machine en deux parties
dont l'engrenage est voulu, inévitable pour produire
l'action.
La promiscuité n'est pas une loi universelle, il s'en
faut de beaucoup. Elle est nécessaire pour certaines
familles animales ou végétales ; elle serait funeste à
certaines autres. En raison du milieu des êtres, cette
loi varie donc essentiellement, mais elle est absolue
pour chaque espèce. Une marguerite est l'habitacle
commun à une multitude de petits ménages qui n'em-
piètent pas sur les droits de leurs voisins. À côté
de cette république modèle, certains végétaux de sexes
différents sont forcés de confier au vent leurs commu-
nications un peu suspectes de frivolité brutale. L'oi-
seau, être très-perfectionné, vit, à l'état libre, sous
la sainte loi de la famille. Le poisson en est absolp-
ment dispensé; dans certaines espèces, le mâle est
supprimé par la femelle devenue férocement mater-
nelle après la fécondation. Dans aucune, le mâle ne
supprime la femelle. C'est que le but est tout-puissant
et que l'instinct est forcé de s'y assujétir.
L'homme n'est pas une espèce tellement différente
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 263
des autres qu'il puisse s'affranchir dé ce qui est com-
mun à toutes, la souveraineté du but. En histoire
naturelle cette souveraineté est réelle et absolue.
Quand l'être humain s'y soustrait, usant en cela d'une
apparente liberté qui le trompe, il transgresse là loi
naturelle, il s'affranchit de l'esclavège Instinctif, mais,
en même temps, il attente aux conditions normales de
son existence, il se détruit ou se transforme dans un
sens ou dans lautre. Il méprise et renie la famille ?
il vieillit seul ou meurt par la débauche. Il frappe son
semblable ? son semblable s'arme contre lui. Il détruit
l'équilibre de ses rapports avec les autres hommes ?
il sera précipité le premier. 11 déteste et maudit? mau*-
dit et détesté il sera. Il abuse d'une chose quelcon-
que ?tout abus détruit Sa raison ou sa vie. Il se refuse
à l'effort commun? l'ennui le consume et le mépris
l'atteint. Il k beau lutter contre la nature, elle le sôi^.
sil, le domine et le -châtie.
L'homme s'est fait pourtant, par Tindustrie, par
Vamour du mieux, qui le distingue et le caractérise,
un milieu artificiel qui lui rend impossible le retour
matériel à la vie naturelle ; tellement impossible qu'il
n'en connaît même plus les conditions et ne pourrait
plus les reconstituer. C'est donc à lui d'embellir sans
cesse, dans Tordre intellectuel matériel et moral, ce
milieu nouveau qui s'appelle le monde de la civilisa*
1264 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
tion et qui est bien réellement le monde de l'homme,
fait par lui et modifiable à son gré. Mais il n*y intro-
duira la durée et Tharmonie qui président à Tordre
naturel, qu'en y introduisant le respect des lois na-
turelles applicables à son espèce.
Ces lois naturelles qui, à mon sens, sont des lois
vraiment divines, sont quelquefois difficiles à retrou-
ver à travers le dédale confus et déplorable de nos
préjugés, de nos habitudes et de nos institutions.
Pourtant la conscience humaine n'est pas de tous
points artificielle. La plus pauvre intelligence, le
cœur le moins développé retrouvent en eux-mêmes,
quand on les y ramène,^ les rudiments d*un devoir
naturel, indépendant des enseignements et des lois
sociales. Nous sommes, dans la création, à la tète des
espèces appelées par l'instinct et désignées par la
nécessité, à la vie d'association. Que nous soyons ou
non les fils du singe, ce qui m'est absolument indiffé-
rent, vu que nous resterions les petits-fils de celui qui
a créé le singe, nous ne saurions nous associer à sa
manière, courir en troupes, pour gambader, dévaster,
grimacer, aimer au hasard, agir sans conscience. Si
cet ancêtre a eu l'empire de la terre à un jour donné,
ses appétits déréglés et son manque d'idéal l'ont relé-
gué à Tarrière-plan, sans espoir d'être associé jamais
à notre mouvement sur la terre. L'instinct du singe
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 265
ne saurait donc servir d'excuse à rhomme qui retrouve
en lui — cela se voit — quelque reste d'analogie.
L'homme, dont le premier soin sur la terre ingrate et
rebelle est de bâtir une demeure et de soumettre la
nature autour de lui, a d'abord le but commun à toutes
les espèces, se reproduire ; et puis le but commun à
toutes les espèces de premier ordre, abriter, nourrir,
élever une famille. Supérieur à ces espèces déjà supé-
rieures, il sent ce but plus accusé, et ses moyens pour
y parvenir sont plus étendus, plus variés, plus intelli-
gents. Vinventi4)n les domine, l'invention personnelle,
puissance admirable qui ne s'épuise point, qui se
renouvelle sans cesse et dont Thomme a tellement
senti le bienfait qu'il a élevé à l'état de dieux ceux de
sa race qui lui ont apporté une idée nouvelle dans un
ordre de faits quelconques.
Cette force d'investigation dans tous les sens, il
fallait bien que l'homme l'apportât dans ses institu-
tions sociales. Il l'a toujours fait et le fera toujours.
La vérité n'a pas de dernier mot pour lui. Une thèse
succède à l'autre, une argumentation nouvelle monte
sur le dos d'une interprétation acceptée. Chaque pré-
cepte social engendre une déduction contraire. Aux
idées de guerre et de lutte succèdent des besoins do
réconciliation fraternelle. Aux peuples éperdus par de
grandes décompositions sociales, l'Évangile apporte
366 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
un idéal de douceiixet de pardon. C'est un appel, c'est
un retour à la loi naturelle qui veut que Tespèce
homme subsiste et prospère par Yassociation. Ce n'est
donc pas la fantaisie d'un idéalisme inspiré, c'est la
pensée profonde d'une philosophie naturaliste qui
songeait à l'équilibre universel et qui voyait l'homme
en train de le détruire en ce qui le concerne. Cette
philosophie voulut reconstruire la base de l'édifice
humain, c'est-à-dire la loi du concours dans l'effort
humain. Elle appela tous les hommes, c'est-à-dire tous
les hommes et toutes les femmes; et quelque interpré*
tation que Ton veuille donner à telle ou telle parole du
Nouveau Testament, cette doctrine» dans son ensemble,
n'en est pas moins un appel au développement de tous
les êtres, à l'essor de tous les droits. Si elle n'a pas
cette signification, si ce but n'est pas le sien, elle n'a
aucune valeur, aucun titre à la vénération, et il ne
sied à aucun savant, à aucun philosophe, à aucun
croyant de l'invoquer. Je pense de même à l'égard de
l'Ancien Testament. Ce code historique des idées reli-
gieuses avant le christianisme n'a aucune autorité
historique dans le monde des faits. Nul esprit sérieux
ne l'accepte que comme Texpression des antiques no-
tions humaines sur la divinité. S'il révèle des vues
immenses sous forme de symbole, il n'en est pas
moins criblé d'appréciations insensées et de préjugés
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 267
révoltants. C*est Tœuvre successive de très-grands
initiateurs, tantôt éclairés des lueurs du génie, tantôt
condamnés à subir les erreurs de leur temps et les
impuissances de leur milieu : enchaînement de vérilés
relatives, il se prête à d*éternelles, à d'infinies inter-
prétations, mais il ne peut servir de guide à la cou-
sdence et à ,1a raison que lorsqu'il est inspiré par la
religion naturelle. Partout où la barbarie des antiques
institutions y reparait, il est abominable et ne trouve
grâce devant l'esprit moderne qu'à titre de renseigne-
ment sur les idées et les choses du passé. Entre notre
notion actuelle de la divinité et de la création, et le
grand mystère qui ne se révèle que par Teffort des
siècles, la Bible n'a pas le droit de se placer. Nul pro-
phète, si ingénieux et si convaincu qu'il soit, n'ap-
portera plus aux âmes saines les principes de mort,
les idées d'asservissement, les instincts de vengeance,
les fureurs de destruction qui ont régi des sociétés
primitives. Nous sentons qu*il faut vivre d'une autre
manne et que le vrai peuple de Dieu sera celui qui
proclamera Teffort commun vers le but commun, l'é-
ducation de l'homme par l'homme, Tappropriation de
toutes les forces à Tosuvre de la cilivisation universelle,
l'associatioQ de toutes les âmes en vue d*un idéal réa-
lisable ; travail de tous pour tous, la loi d'association
de tous les hommes, mâles ou femelles» pour l'entre-
itiB / IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
tien, le développement, l'essor de la ruche sacrée qui
s'appelle rhumanité.
Ce qu'il faut faire aujourd'hui ou demain pour se
rapprocher tant soit peu de cet idéal, est-ce de prê-
cher le divorce, est-ce d'autoriser la vengeance ? Est-
ce d'établir des différences scientifiques entre les sexes,
de manière à régler leur action dans la société ? Est-ce
de créer des distinctions jalouses ? Est-ce de niveler
les fonctions de manière à les confondre? Toutes ces
recherches sont utiles et intéressantes, mais elles
ressemblent, toute proportion gardée, au travail suc-
cessif qui a présidé aux vérités découvertes et aux er-
reurs consacrées par l'Ancien Testament. Au milieu
des rayons, il y a entassement de nuages, passages
d'éclairs, éclats de foudre, ténèbres épaisses. Et pour
celui qui regarde obstinément le point où Dieu doit
apparaître, il y a, derrière tout ce fracas, une sérénité
de lumière qui attend son heure et que rien ne peut
empêcher de triompher. Sur ce coin voilé pour nous
d'un ciel toujours pur par lui-même, il y a un mot
écrit de toute éternité, le mot de la création incessante
et du renouvellement continu. Je ne sais dans quelle
langue il est tracé ; est-ce dans celle des métaphysi-
ciens, des prêtres, des poètes, des philosophes, des
naturalistes? De quelque façon qu'on l'entende, il se
traduira toujours par le mot : « aimer. »
IMPKESSIONS ET SOUVENIRS. 26»
Ce mot est grand, parce qu'il implique des consé-,
quences infimes. Aimer , c'est-à-dire s'entr'aider,
aspirer ensemble, agir d'accord, travailler au même
but, développer enfin jusqu'à l'idéal, l'instinct fraternel
grâce auquel l'homme a conquis le royaume de la
terre. Chaque fois qu'il a méconnu cet instinct qui est
sa loi de vie, sa prédestination naturelle, il a vu ses
temples s'écrouler, ses sociétés se dissoudre, son
sens intellectuel dévier, son sens moral s'oblitérer.
Chaque fois qu'il a fait effort pour se reconstituer par
le vouloir fraternel, patriotisme, charité ou science
économique mieux entendue, il a remonté les degrés
qu'il avait descendus. L'avenir est fondé sur l'amour,
et prenez n'importe quel autre mot pour exprimer la
nécessité de l'association, il vous faudra toujours
revenir à cette certitude que la haine tue la race
humaine, que l'égoïsme la paralyse, que l'amour seul
la replace dans la voie que Dieu, je dirai si vous voulez
la nature, lui a tracée.
tâchons donc, pour commencer, de ne pas haïr. Il
n'est que trop vrai que la haine est entrée dans
l'amour, et que les rapports de l'homme et de la
femme sont encore, en bien des cas, une lutte sau-
vage, un empiétement continuel de droits mal définis.
Quelque parti que nous prenions dans ces questions
brûlantes, efforçons-nous de trouver tout ce qui tendra
iTO IMPRESSIONS ET SOUYENJRS.
au rapprochement des cœurs, à ruoion des intelli-
gences, au respect du but commun, reniant ! Je ne
veux pas me souvenir des nombreux cas particuliers
où j'ai expérimenté sans succès comme tant d'autres ;
comme tant d'autres, je peux aussi chercher dans des
féformes générales Tespérance d'un remède à tant de
maux et la répression de tant d*abus de liberté : mais
rien ne vaudra, rien ne servira, si nous ne nous
détachons pas de nous-mêmes, si nous ne tenons pas
pour non avenus nos griefs personnels, si nous con-
centrons notre étude des mœurs sur telle ou telle si-
tuation mauvaise ou désespérée.
Avant d'agir, il nous faut vouloir. Avant de vouloir,
il nous faut savoir bien ce que nous voulons, et, pour
le savoir, il faut bien réfléchir. Hommes et femmes,
assez mécontents les uns des autres, parce que nos
institutions^ nos croyances et nos mœurs laissent beau-
coup À désirer, nous avons donc beaucoup de chemin
à faire pour trouver des solutions d'où dépendra l'ave-
nir des sociétés, l'avenir de notre progéniture. pro-
géniture chère et sacrée, inspirons-nous de toi et lais-
sons dormir nos questions de préséance ou d'égalité
sexuelles tant que nous n'aurons pas assuré ton sort.
Rejetons toute doctrine qui serait à notre avantage
apparent et qui causerait ta perte. Briser la famil'e?
Non, jamais ! le père et la mère sont aussi nécessaires
IMPRESSIONS ET SOUVENIHS. i71
à l*enfant l'un que Tautre. Union de la tendresse et de
la force, c'est Tair qu'il dort respirer pour posséder
un jour Tune et l'autre. Cherchons à rétablir cet accord
naturel qui est la loi de vie.
Comment? par quel moyen immédiat? Je ne sais !
Je n*ai pas une théorie toute prête et si je l'avais, je
m'en méfierais un peu, ayant été jeté par le sort dans
des nécessités contraires à mes instincts et à mes
convictions ; mais ce que je sais bien, c'est que la lutte
des sexes engagée comme elle l'est, ne me semble pas
encore bien posée, et qu'avant d'espérer une bonne
solution, il me faudrait voir la cause de l'amour basée
sur la notion d'égalité devant Dieu, de similitude ou
tout au moins d'assimilation devant la loi niturelle.
XVII
LE PÈRE HYACINTHE.
12 septembre 1872.
Je n'ai la prétention de trancher aucun des pœuds
compliqués que forment, dans les idées du moment,
la divergence, Timprévu, l'étrangeté apparente dés
faits multiples qui se présentent : époque de décom-
position générale, c'est possible, mais époque de
recomposition simultanée partielle, cela est certain.
Ce qui s'anéantit sur un point se reforme sur un
autre : efforts pour ressaisir le passé, efforts pour
constituer le présent et pour édifier Favenir, tout s'agite
en même temps. La terre tremble, des édifices s'é-
croulent, d'autres surgissent des profondeurs de Tin-
connu, chacun reçoit une impression qui lui est propre.
Chacun a le droit d'en faire part, quelques-uns ont le
devoir de la manifester.
. Je me trouve en présence de ce devoir en ce qui
concerne Hyacinthe Loyson. Appelé par des amis
communs à me prononcer sur son compte, j'ai refusé
JMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 273.
de le voir et de le connaître. J'avais des doutes, non
sur sa sincérité,. du moins sur sa franchise. Il y a là
une nuance très-tranchëe ; on peut être naïf et man-
quer de courage. Il me semblait que c'était le cas de
ce prêtre philosophe qui n'acceptait pas le dogme de
l'enfer, qui voulait le mariage des prêtres, qui ne con-
damnait ni les juifs, ni les hérétiques, et qui pourtant
se disait catholique et soumis à l'Église romaine.
M. Hyacinthe Loyson n'a pas changé de pro-
gramme et moi j'ai changé d'appréciation. Il nie l'in-
faillibilité papale, il lutte contre l'Église officielle, il se
marie. Je le trouve à la fois sincère, c'est-à-dire naïf
et franc, c'est-à-dire brave.
'Et je ne ris pas de sa naïveté, je la constate ; j'aime
son courage et j'en suis touché. Je lis la déclaration
qu'il a publiée, ces jours-ci, dans le Temps et que
tous les journaux ont reproduite : je reconnais que
c'est là le langage d'un homme de cœur et d'un
homme de bien.
C'est une très-saine et très-belle page de l'histoire re-
ligieusede notre temps. Les fureursqu'ellesoulèven'ar-
rivent pas jusqu'à moi. Ce vain bruit de mer en cour-
roux, ce bouillonnement et cette écume ne m'empê-
chent pas de voir l'île nouvelle monter àla surface, et le
flot s'écouler autour d'elle sans pouvoir la submerger.
C'est encore une bien petite terre, un refuge étroit,
^74 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
périlleux, d'abord difficile, de relraite impossible.
Ceat uft point de doelrine tout nouveau, eu égard à la
situation prise par Torthodoxie de nos jours. Cest une
petite Église qui se fonde et qui^ dans un siècle, aura
probabiemeol son importance. Qui sait sî ce ne sera
pas une étape considérable où le catholicisme se réfu-
giera h son tour pour lutter contre la mc^'t ?
Car son heure approche et les pèlerinages, les mi-
racles^ l'exploitation des grottes et des eaux merveil-
leuses, la politique envahissant le sanctuaire, c'est le
glas des funérailles : qu*importe que des Biasses igno*
rantes ou fanatiques se traînent sur les pas des agiia-^
teurs ?
Quand une religion ne peut plus saiisiaîre une àme
saine, elle est finie. Ce n*est plus qu'une question de
temps*
Mais cette religion qui, à sa naissance, a été un
idéal, une vérité relative, ne peut périr sans jeter
quelques lueurs encore pures et vives, et, au milieu
des ténèbres où révise ofûcielie se plonge, la déclara-
tic»! de M. Hyacinthe Loyson est un de ces éclats de
lumière que donnent encore les lampes épuiséesi Le
catholicisme ne peut ni ne doit disparaitre brusque-
ment. Son agcmie fera son temps. Précipitée par les
démonsU^a^ons de Lourdes et de la Salette, eUe sera
retardée, à coup s&r^ par des tentatives généreuses,
IMPRESSIONS Eï SOUVENIRS. "275
par des efforts vraiment religieux. De nouvelles héré-
sies se produiront, des groupes de prêtres prodame-'
ront leur droit au mariage. Un pape viendra peut-être
qui ne se laissera pas investir sans scrupule de Tinfail-
libilité, sorte de divinité attribuée à rhomnïe. Ce pape
pourra convoquer un concile nouveau, an concile véri-
table, qui, en présence de la ruine immiDente de Té-
diQce religieux, se résoudra à l'étayer par de terge»
concessions. Si ce concile n'ose pas porter la main
sur le dogme, il permettra au prêtre de si tolérantes
interprétations que l'intolérance se dissipera peu à peo
et que Tarrèt de l'éternelle damnation ne sera p[m
qu'une métaphore. L'imaginaftion peut accueillir sans
folie la conception d'une église chrétienne sans mira-
cles; et sans prêtres placés en dehors de la société.
Po«r moi, je désire qu'il en soit ainsi et que l'avenir
nous épargne i'écueil des croyances persécutées, exas-
pérées par conséquent. C'est au massacre odieux des
otages que nous devons la honte des pèlerinages et
riiorreur de la liberté de conscience qui rejette cer-
taines fractions du peuple dans rin^cilité du moyen
âge: après i 793, 18151
Le mariage de rex-*Përe Hyacinthe est un grand
scandale pour TÉglise du moment, et avec son habileté
ordinaire, la presse religieuse lui donne tout le re-
tentissemieiit possible. Le grand criminel qui se pré-
â76 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
sente devant ropioion pablique avec Tassurance rési-
gnée d'un honnête homme, ne doit pas être trop fâché
de tout ce bruit. 11 a une conviction que nous ne par-
tageons pas. Il croit pouvoir, dès à présent, se dire
prêtre et catholique quand même. La distinction qu'il
veut établir entre l'Église romaine et l'Église latine
nous parait assez arbitraire et nous y retrouvons un
peu de la subtilité du prêtre. Pour nous, il est un hé-
rétique parfait et nous l'en félicitons, car les hérésies
sont la grande vitalité de l'idéal chrétien ; mais cette
subtilité, seul reste de soutane attaché au flanc du
futur père de famille, ne nous scandalise pas. C'est un
appui logique de sa conviction, c'est même un besoin
légitime de sa cause. D est facile de jeter le froc aux
orties et c'est par suite de cet empressement à secouer
le joug que des tentatives précédentes n'ont point
réussi aux prêtres partisans du mariage. En voici un
qui ne veut pas se dépouiller de son caractère réputé
indélébile et qui ne renie point son mandat en con-
tractant mariage. Il est bon, s'est-il dit, que le prêtre
soit marié, je serai marié et je demeurerai prêtre.
Soit î vous passez à l'état de pasteur protestant; mais,
n'acceptant pas le protestantisme, l'erreur de Luther,
qui est, selon vous, dans sa rupture avec les tradi-
tions légitimes et V unité nécessaire de V Eglise j vous
êtes seul de votre opinion pour le moment et vous
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 277
ondez une église à part. J'espère qu'elle aura de
nombreux adhérents, car sans être ni protestant, ni
catholique, je vois, comme tout le monde peut le voir,
les funestes et les honteuses conséquences du célibat
des prêtres. Qu'Us se marient donc, et ne confessent
plus ! Le père Hyacinthe confessera-t-il encore?
Thaï is the question. Le secret de la confession est-il
compatible avec les épanchements de l'amour conju-
gal? Si j'étais catholique, je ne m'en tourmenterais
pas énormément. La discrétion est plus facile que la
continence, et je dirais, d'ailleurs, à mes enfants :
« N'ayez pas de secrets trop difficiles à révéler, vous
ne craindrez point le caquet de la femme du curé. »
Mais je ne veux point plaisanter sur ce sujet. Je
suis convaincu que les dames pieuses qui suivront
M. Hyacinthe Loyson dans sa nouvelle carrière, pour-
ront encore lui ouvrir leur âme en toute sécurité, et
je souhaite qu'il ait des pénitentes fidèles. Elles auront
fait un pas pour servir l'Église, et elles protesteront
contre une des principales causes de sa dissolution.
Cette déclaration du Père Hyacinthe est vraiment
très-belle et très-touchante. Est-ce du talent seulement?
demandent quelques-uns. Non! le talent n'est vraiment
beau qu'à la condition de servir un beau sentiment.
Il y a dans cet écrit des élans de cœur, des cris de la
conscience qui pénètrent la conscience et le cœur. Il'
16
i78 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
y a une notion de l'amour vrai, un respectée la nature
dans son sens divin, ane chasteté de vénération ma-
trimoniale qui éloignent toute idée sensuelle, qui étei-
gnent le sourire et appellent les larmes. C'est vraiment
très grand, et cette page étrange, écrite par un prêtre,
restera peut-être comme une sorte d'Évangile nouveau
pour les futurs membres d'une Église nouvelle. Prêtre
et marié, le Père Hyacinthe — restituons-lui ou lais-
sons-lui son titre de prêtre et de moine — pourra
marier d'autres prêtres et mettre en paix leur con-
science régénérée.
Je ne me gênerai pas pour dhre toute ma pensée. Je
ne comprends pas d'intermédiaire entre Dieu et moi.
Je trouve cet intermédiaire inutile quand il n'est pas
nuisible, et nuisible quand il n'est pas funeste ; mais,
pmsque longtemps encore , Thomme croira avoir
besoin du prêtre, souhaitons que celui-ci se purifie
tout au moins, s'il ne peut s ennoblir comme le Père
Hyacinthe.
XVIII
V7i LIVRE CDRIKUX.
12 septembre 187^2.
Les Enchantements de madame Prudence de Saman
VEsbatx, tel est le titre bizarre d'un des livres les
plus curieux que j'aie lus. Il a été imprimé à Sceaux
et se vend, je crois, sous les galeries de TOdéon, comme
si Tauteur n'eût voulu, par aucune annonce, chercher
la grande publicité. Je devine bien pourquoi, mais je
n'ai à juger que le livre, dont j'accepte et ne trahis
point le pseudonyme.
C'est une histoire vraie, le récit d'une existence, et
il y aurait lieu d'en conseiller la lecture approfondie
^x esprits chercheurs qui, en ce moment, écrivent ou
méditent sur l'influence des femmes dans la société
présente et future.
Le but de Pauteur est nettement défini et tient en
peu de lignes. « Les talents distingués sont seuls di-
» gnes d'occuper le public, mais j'ai cru que le sort
des femmes était parfois si malheureux qu'on aime-
280 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
» rait d'en voir une suivre en liberté son CQpur et pla-
» cer dans sa destinée, l'amour et l'indépendance au-
» dessus de tout. — J'écris pour ceux qui se plaisent à
» l'histoire des émotions — qui cherchent les simples
» récits, les mémoires — et peut-être au loin les ques-
» tions morales et philosophiques qui s'y rattachent. »
Ceci dit rapidement, elle entame son récit et nous
regrettons qu'elle ait donné peu de détails sur son
enfance. Une personne douée d'une si forte originalité
a dû, ou recevoir une éducation excentrique, ou avoir
été systématiquement livrée à son libre arbitre.
Elle nous raconte seulement que, fille d'un père ai-
mable, riche et spirituel, elle a été élevée « dans le
luxe et les plaisirs. » Ce père perdait sa fortune sans
qu'il y parût; mais, actif et intelligent, il la refaisait
quand la mort le surprit. Sa femme lui survécut peu.
L'orpheline ne s'est pas du tout préoccupée, au point
de vue matériel, du sort qui l'attendait.
Je pense qu elle n'était pas dans la misère. Ce fléau
de la vie, cet esclavage n'a sans doute jamais pesé sur
elle, soit que, par un travail assidu, elle ait su le con-
jurer, soit qu'élevée par un réel stoïcisme au-dessus
des privations, elle ne l'ait pas senti.
f Dès l'âge de huit ou dix ans, j'étais dévote. Je
» lisais une Bible de Sacy que j'avais trouvée à la mai-
» son. Tous les malins je tenais ma sœur en prière
IMPRESSIONS Eï SOUVENIRS. 281
» avec moi. Mon père nous surprit plusieurs fois à ge-
» noux. Quand j'eus douze ou treize ans, il dit à ma
» mère de me faire lire la correspondance de Voltaire
» et du roi de Prusse. Ma foi dans la Bible disparut,
i> mais non mon sentiment naturel pour Dieu, qui dura
» toujours et fut mon plus grand appui dans la vie. Je
» ne cessai jamais de prier Dieu et de l'adorer, ^ais,
» dès l'âge de douze à quatorze ans, un grand trouble,
» un certain effroi dérangèrent les pures études où
» j'aurais voulu vivre, car c'est Minerve qu'on trouve
» aux deux extrémités de la vie. »
Il ne semble pourtant pas que cette précocité d'émo-
tions ait réellement dérangé l'élan de l'intelligence,
car elle ajoute bientôt : « Je trouvais alors un grand
w plaisir dans la littérature et dans l'histoire d'Angle-
» terre. Je commençai d'étudier le latin. »
Ce goût pour l'histoire devient vite une philosophie
pratique.
« Inspirée par mes études de l'histoire romaine, je
» ne songeais, dans les malheurs de mon pays (l'inva-
» sion) et de ma famille, qu'à garder cette dignité
» d'àme que les anciens commandent dans les revers
» et les prospérités. »
Elle ne montre pas d'avoif beaucoup pleuré ses pa-
rents; bien qu'elle en parle avec éloge, je doute bien
qu'elle ait été élevée nvec tendresse.
16.
i82 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
Quand elle commence à aimer, elle débute par une
amitié de femme où elle porte beaucoup de vénération
et qui lui a toujours été maternelle. Elle vit à la cam-
pagne chez cette femme supérieure. « L'abbaye du
j> Vallon était dans des bois, à sept ou huit lieues de
9 Paris ; mais ces bois semblaient être à cent lieues de
]> la ville. La contrée offrait le genre de beauté ordi*
» naire aux campagnes des Gaules, renommées pour
» leurs ombrages, les forêts druidiques, les ruisseaux
» limpides, le bruit du vent, les harmonies de Torage;
» nature sans éclat, sans chaleur, sans soleil, mais
» rêveuse, orageuse, inspiratrice. »
<c Dans ce lieu, je suis vraiment née, si naître c'est
» sentir, c'est aimer. »
C'est-là en effet qu'elle rencontre un homme dont
elle dépeint avec complaisance la beauté idéale et dont
elle montre l'esprit supérieur. Dès lors, nous assistons
à des alternatives de passion ardente et de sagesse
stoïque qui nous causent un certain étonnement. On se
demande comment tant de raison s'est alliée à tant
d'ivresse, et pourquoi cette raison si forte n'a pas su .
vaincre la soif de vivre à tout prix. L'éducation virile
ne garantit donc pas mieux la jeune fille qu'elle ne
préserve le jeune homme.?
Non, mais chez l'un comme chez l'autre, elle rend
les chutes moins irréparables et guérit les blessures.
IMPRESSIONS ET SOUVËNiRS. :>83
Elle les guérit même si soudainement chez madame de
Sanian, qu'on se prend à douter que les passions aient
été bien vives. On ne s'étonnerait pas que, sous le
coup de ces agitations, elle eût écrit ou lu des romans
avec d'autant plus d'ardeur et de facilité. Mais ce ne
sont pas les romans seuls qui l'ont arrachée aux secrètes
angoisses, c'est surtout l'histoire et la philosophie,
c'est une variété et une continuité d'études sérieuses
et de productions utiles et remarquables, où elle s'isole
et se plaît passionnément, au lendemain des plus fortes
crises. Il lui arrive même de quitter héroïquement l'a-
mour pour retrouver l'austère Pallas, comme on disait
en ce temps-là : elle n'aimait donc guère?
Pourtant elle écrit la passion avec tant de charme
et de courageux abandon qu'elle a aimé beaucoup, cela
a'est point douteux. Alors il n'y a pas à en douter non
plus, c'est une âme très-forte, un caractère remarqua-
blement trempé, et peu m'importe quô les amis et les
amants en aient souffert dans leur tendresse ou dans
leur amour-propre, je suis forcé d'admirer cette puis-
sance et d'y constater curieusement la transformation
du sexe intellectuel, résultat de la culture intellectuelle
virile.
Le sexe persiste cependant et avec les parlicularités
si bien observées, si bien décrites dans cette brochure
d'Alexandre Dumas qui vient de faire tant de bruit ;
284 IMiMVESSIONS ET SOUVENIRS.
brochure * dont je n'accepte pas les conclusions, dont
par conséquent je ne comprends pas le but, mais dent
j'apprécie très-haut les parties essentielles, la cri-
tique et la peinture des faits ; le livre de Madame de
Saman est comme une flagrante preuve de la justesse
de ces constatations. On y voit, bien dessinés et fran-
chement avoués, les appétits de domination qui carac-
térisent la femme. On y est frappé aussi de ce sens de
la possession du moi qui fait sa force dans la faiblesse
et sa victoire dans la défaite. Celle-ci aborde Tamour
avec une vaillance sans égale ; elle ne brave pas le
danger, elle le cherche ; elle; subit la chute qui, à ses
yeux, est un triomphe, car elle a voulu vaincre les
scrupules d'un amour austère, d'un spiritualisme
orgueilleux, ennemi des passions; elle lutte pour ame-
ner à sa manière d'aimer qu'elle estime la seule
bonne et la seule vraie, cet homme qu'elle aspire à
rendre heureux par le développement de toute sa va-
leur. L'homme essaye, résiste, se donne, se reprend,
craint de briser une carrière dont le célibat est la pre-
mière condition. Sa personnalité est très-forte, la lutte
est puissante. La femme eût-elle triomphé si elle eût
été vraiment femme ? Madame de Saman échoue volon-
tairement. Elle se blesse, elle se lasse, elle s'enfuit, et
dans quelles circonstances I Elle va être mère ! Est-ce
1. L'Homme-Femme.
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 285
une vengeance? Veut-elle punir Thomme encore for-
tement épris, qui ne lui offre qu'une demi-protection?
Non. Cette femme étant d'une sincérité entière, n'a
pas un instant de dépit ni de blâme pour celui qu'elle
quitte; elle dit simplement : « Il était ambitieux; j'en
souffrais, mais je comprenais cela, étant ambitieuse
aussi. » Elle avait essayé de faire comprendre l'idéal
d'une fidèle union, avec un dévouement mutuel, intel-
ligent, fécond. Elle rencontre l'obstacle d'un caractère
peut-être inférieur au sien, différent à coup sûr. Elle
est fatiguée, l'ennui la prend. Elle se demande où va
cette entreprise, si ce but mérite tant d'efforts, si elle
ne poursuit pas une chimère : et la voilà qui s'en va
avec un adieu tendre, des souhaits généreux et une
joie indicible. Elle se réfugie en Italie plusieurs fois, et
le plus souvent à la campagne dans quelque solitude
où elle s'occupe de son enfanl, où elle partage son
temps entre lui, l'étude des livres et la contemplation
de la nature. Un calme inouï succède sans transition
aux plus violents transports. Elle travaille, elle a tout
de suite à son service la mémoire, la lucidité, la persé-
vérance. Elle achève tous les travaux qu'elle entre-
prend, et ces phases de travail font partie de ce qu'elle
appelle ses enchantements; car vous pourriez croire,
d'après le titre, que c'est Armide qui va vous raconter
les incantations magiques où elle enferme et retient
mi INPUGSSiONS KT SOUYKNittS.
les chevaliers. Cest tout le contraire. C'est elle qui
subit les enchantements en amour ou en amitié et qui
s*en crée à elle-même par l'étude, pour les savourer
dans la retraite.
Je ne trouve nulle part dans son récit un élan de
passion maternelle : mais si elle n'a pas dit, elle a
prouvé. Elle a élevé ses enfants, elle n'a rien caché à
eux ni aux autres, elle les a nourris de son lait. Elle
leur a appris probablement le grec et le latin, l'his-
toire, les littératures, les philosophie», tout ce qu'elle
sait à fond et sérieusement. Elle en a fait des hommes.
Il est évident que, dans la situation particulière où
elle se trouve vis-à-vis d'eux, le silence de sa plume
est une réserve fière et discrète. C'est comme une
dame romaine, qui voulant élever des hommes forts,
ne leur montre pas les faiblesses de son cœur, et ne
parle même pas d'eux avec attendrissement pour ne
pas s'attendrir elle-même.
Ainsi elle a porté seule tous ces fardeaux terribles,
la jeunesse et ses orages, la maternité et ses devoirs
de toute la vie, l'étude, cette conquête sans repos de
la sagesse. Je ne connais pas de récit où la modestie
soit de meilleur goût et où la supériorité du caractère
soit mieux afflrmée par cette même modestie. La con-
science est très-forte en elle ; elle est toujours classi-
quement éprise de vertu antique et de foi religieuse,
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 287
et pourtant aucun regret, aucun scrupule, aucun re-
pentir, aucune amertume à l'égard du passé. Elle ne
s'accuse ni ne se vante d'avoir cédé aux passions. Elle
les regarde comme une inévitable fatalité dont il faut
subir les douleurs et dont on doit apprécier les bienfaits.
Elle se dit aussi qu'il n'y faut pas sacrifier la dignité,
la raison, la justice, la liberté, la vie, car elle reprend
avec énergie tous ces biens quand elle les voit trop
menacés. Elle écrit à son amie, dès le temps où elle
n'avait point encore aimé : « Vous dites que le génie
» fait pardonner, mais ne justifie pas certains torts;
» mais si la sensibilité qui conduit à ces torts, est
» aussi la source du génie ? Se vaincre ! Que serait
» devenu le talent de madame de Staël, de Sapho, de
» tant d'autres, si elles avaient passé leur vie à com-
» battre? Ce qu'elles ont éprouvé .ne valait-il pas
» mieux que le triomphe dans un tel combat ? — Je
» ne sais rien, je cherche, je voudrais me rendre
» compte de ma vive indulgence, fixer mes idées con-
» fuses; mais existe-t-il uûe femme qui ait vu les
ji édairs d'un sentiment passionné et qui ait dit :
» J'étoufferai V émotion que je pressens^ »
Ces réflexions et d'autres encore justifient la défini*
tioïi qu'elle donne d'elle-même au début : « Une per-
» sonne qui place dans sa destinée Vamour et Vindé-
ji pendance au-dessus de tout. » Voilà certes un
288 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
grand problème à résoudre, car c'est la solution d'une
antithèse redoutable. La société n'est point arrangée
pour cela. Tout au contraire, en prescrivant la fidélité
dans Tamour, elle impose le sacrifice delà liberté. Moi
je trouve que Tidéal serait un état des mœurs, une dis-
position générale des esprits où ce sacriGce serait aussi
doux que méritoire pour les deux sexes. Madame de
Saman n'a pas dû dire le contraire; mais, sentant
rappel de la jeunesse, elle a voulu vaincre la difficulté
sans prendre souci du milieu et des circonstances.
Son amie a combattu doucement cette terrible résolu-
tion, craignant sans doute pour elle une vieillesse dé-
çue, amère. Voici le livre qui répond à tout et signale
tranquillement le triomphe. La vieillesse est douce,
heureuse et digne ; après une suite d'enchatitements
cherchés ou subis, elle respire l'enchantement d'un
calme studieux et la satisfaction d'un esprit toujours
d'accord avec lui-même.
Le récit de ces enchantements est d'un attrait
indicible, et pourtant c'est toujours le même drame
qui recommence avec un changement très-restreint
de personnages; mais il y a une singularité très-
grande qui relie les actes de ce drame, c'est que la
Tcmme, en contractant de nouveaux liens, ne se dé-
tache pas des anciens. Elle ne veut pas éteindre les
foyers qu'elle a allumés; elle les respecte et elle les
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. ^89
entretient comme desjj^tels, avec une coquetterie
pieuse et charmante. 0à*on ne se scandalise pas ! elle
se défend et se réseife pour l'homme dont elle par-
tage la passion, elle ' confie ce nouvel amour à ceux
qui lui redemandent le passé, elle échappe aux
périls de ces entrevues, tout en avouant qu'elle en a
senli le charme et l'émotion. Elle a pour principe de
cœur qu'on ne cesse pas d'aimer ce qu'on a aimé, que
ceux qu'elle a quittés par lassitude ou par crainte du
joug, étaient dignes de son éternelle tendresse, et
elle laisse volontiers à ces amitiés le nom d'amour qui
sied encore à leur délicatesse. Elle suit les travaux de
ces esprits éminents, elle s'intéresse à leur succès
dans les lettres, dans la politique ou dans le monde,
elle garde leur confiance intime qu'elle provoque par
la sienne. Elle s'est emparée de leur estime, elle la
conserve, et un peu de leur amour lui revient encore,
par chaudes bouffées, bien qu'elle n'y prétende plus.
Il y a dans tout cela une facilité de relations qui rap-
pelle les amours philosophiques du siècle dernier,
moins ce qui les gâtait, la galanterie libertine. Ce ta-
bleau d'intérieur des beaux esprits de la première
moitié de notre siècle et très-pîquant, très-curieux,
très-instructif; c'est comme le bouillonnement roman-
tique avant sa systématisation de 1830, c'est l'admi-
ration pour Napoléon l''^ Chateaubriand, madame de
17
290 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
Staël. Madame de Saman ne nomme jamais Corinne,
mais cet idéal l'enlève, la conduit en Italie et décide cer-
tainement de sa longue prédilection pour un délicieux
Oswald qu'elle quitte sans cesse avec joie et retrouve
avec ivresse. Disons en passant que jamais homme
n'a été dépeint avec plus d'amour et de charme, et
que la vie d'un enchanteur de femmes est remplie
quand il a pu inspirer de ses perfections et de ses
imperfections un portrait si magistralement exécuté.
Cette fermentation romantique dont je parle est
toute une phase d'histoire littéraire très-intéressante
à étudier. Madame de Saman en est un spécimen et y
jette une vive lumière. On était romantique sans le
dire, sans le savoir, sans cesser d'être classique par
beaucoup d'endroits. C'est Victor Hugo et son école
qui ont opéré la scission et tranché les genres, et je
considère cette révolution comme lin malheur. Nous
lui devons, il est vrai, Téclat d'une pléiade splendide
autour d*une gloire imoiortelle, et je pardonne au
débordement de mauvais goût, de pastiches ridicules
et de véritables insanités qui ont élargi le cercle de
l'école, cela est fatal à toutes les époques littéraires;
ce que je déplore, c'est la fragmentation des travaux,
l'esprit de secte, le parti-pris étroit, le mépris systé-
matique des conquêtes antérieures : c'est cette sorte
d'amputation de nos propres facultés, qui résulte
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS 291
toujours de Texclusivisme en matière de goût et qui,
du domaine des arts, passe dans celui de la philoso-
phie, de la politique, de la science même. De là, le rétré-
cissement de rame, Tétroitesse des appréciations, le
régime de la spécialité.
Madame de Samana gardé le cachet de son époque,
je devrais dire de son moment, et ce n'est pas un des
moindres charmes de sa forme. Elle admire René et
les poètes lakistes, sans abandonner Racine, Corneille
et le grand siècle. Elle s'intéresse vivement aux événe-
ments qui se précipitent autour d'elle, sans détourner
ses regards de V antiquité^ dont elle cherche à faire
revivre les grands modèles dans son âme. Ellel
Mignet et Plutarque, M. Thiers et Tacite avec une
égale sollicitude. Elle admet peu l'avenir démocrati-
que. Le passé Fa prise tout entière, et, sans nier que
le génie puisse venir d'en bas, elle ne voit de civili-
sation que dans des institutions aristocratiques. Elle ne
peut probablement pas entrer dans le chemin prophé-
tique de Victor Hugo, mais elle doit s'accommoder fort
bien d'une république où M. Thiers serait secondé par
Béranger, Chateaubriand, Napoléon P% Sainte-Beuve,
es Médicis, Lamennais, Libri, Périclès, lord Byron,
Aspasie et Jeanne d'Arc. Reste à savoir s'ils s'arran-
geraient ensemble aux ours où nous sommes.
Mais ce n'est point là un livre où la politique ait une
^293 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
réelle importaace. La préoccupatîoa de Tautear,
(c'était celle de Montaigne) est de comparer toujours
les événements du passé, les hommes de l'antiquité
surtout, aux hommes et aux choses du présent. Ce fut
la méthode révolutionnaire ; madame de Saman ne s*en
est point affranchie, et, de nos jours, cela devient une
originalité, tant cette méthode est démodée. On aime
pourtant à la retrouver vivante avac toutes ses consé-
quences dans l'esprit et la conduite d'une personne si
remarquable. Que d'écueils elle a traversés, combien
de déceptions subies, quelles agitations, quelles con-
tradictions intérieures, quelles angoisses surmontées
avant d'arriver au port ! Elle y est arrivée pourtant,
sa méthode lui a servi.
C'est par des prières qu'elle termine et résume la
première partie de son récit, et ces prières sont très-
belles, très-vastes, très-humaines ; en voici une entre
autres :
« — Mon Dieu, voici notre saison favorite. L'au-
» tomne commence, les vents marchent rapidement
» dans les cieux, une douce et sainte tristesse s'em-
» pare de la nature ; le cœur de l'homme, délivré du
T> besoin des affections terrestres, se Complaît danslui-
» même, dans les beautés de l'univers, dans leur gran-
» deur et leur mélancolie. H vient à vous, ô Dieu ! il
» vous contemple du fond de son exil, du sein des émo-
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 293
3» tiens qui nous rappellent à vous, impressions saintes
» et passionnées de Tai^tomne, del sombre et pourtant
» aimé, douce pluie, plus chère que la rosée du matin,
» soir du jour, auguste comme le soir de la vie, fort
» de même, comblé de souvenirs, de calme, d'espé-
» rance!... Mais les émotions finies, les passions envo-
]> lées comme ces tfistes nuages, nos pleurs amers et
p doux, notre jeunesse exaltée, de même que la matière
» se transforme et reste indestructible, de môme ces
» émotions invisibles, ces délices de Tâme nous seront-
» elles rendues?... Nous rendrez-vous ces jours sacrés,
» par lesquels notre vie fut lumineuse, et qui vau-
» draient seuls la peine de,la recommencer? »
On le voit, celte âme que Tamour a remplie, mais
qu'il n'a point brisée, aspire à Tamour encore dans
une autre existence. Elle a beaucoup souffert et beau-
coup pleuré, mais elle a beaucoup aimé et c'est dans
ce souvenir qu'elle se retrempe et se réjouit. 11 faut
lire toutes ces prières très-originales et d'une forme
sui generis qui a son charme. Il en est une, où elle
demande à Dieu .de bénir ses saints de V Occident.
« Non-§eulement saint Thomas, Pascal », mais encore
les philosophes du siècle dernier qui « ont placé Dieu
» au sommet de tous les cultes. Adorateur de votre
» nom, ils Tout fait revivre, et c'est par eux que, déli-
» vrés des formes vieillies et des préjugés, jious avons
i9i IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
» pu revenir dans vos temples, vous chercher encore
9 et reconnaître avec transport que votre justice est
» égale pour tout le genre humain. Prêtres de votre
p culte ranimé, âmes irritables et fortes, les douleurs
» de leurs semblables les inspirèrent. Vrais califes de
if Dieu... c'est par eux que votre culte doit renaître. —
p Bénis^z-les pour avoir à jamaia détruit Thypocrisie
9 et la douleur. Célébrons-les, ces nouveaux saints,
» interprètes de la sagesse divine^ vainqueurs du fana-
» tisme et gloire du monde! »
Tout est curieux dans ce livre. Voici une personne
très-pieuse, qui a besoin d'un culte, et qui fréquente
les églises, « Le profond silence de votre temple, le
» jour voilé, ridée delà Divinité nous saisissent, ô Dieu
» que nous trouvons ici et qui faites plier nos genoux.
» Vous seul vous éveillez en nous ce qu'il y a de mieux
» dans notre âme ; car si dans le monde oh nous vi-
» vons, nous sommes trop crédules ou trop généreux,
» nous en sommes bientôt punis : notre tendresse nous
9 perd, notre entraînement nous mène au malheur,
» notre noblesse fait de nous des victimes ; nous avons
» trop aimé, nous avons trop souffert par toutes nos
» qualités ; mais dans votre maison, mon Dieu, nous
» ne serons jamais trop purs, jamais trop généreux,
» jamais trop nobles, jamais trop sensibles. Ici notre
> énergie prend son essor; ici, à quelque hauteur que
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 295
» nous atteignions, nous serons toujours bien loin de
» voue ! Quelle force et quelle grandeur en nous, ne
» sont effacées par les idées de force et de grandeur
» que nous trouvons dans votre nature infinie? Quil
» est doux^ qu'il est saint de s'abandonner ainsi en
]> liberté devant vous^ aux rêves de beauté que vous
» ayez déposés dans notre imagination I » Ne croirait-
on pas lire unô prière parfaitement orthodoxe, et le
curé de ce village ne doit-il pas être très-fier de voir
une dame d'un si rare mérite agenouillée et profondé*
ment recueillie dans son église? U prête l'oreille, il
s'émeut, il admire et il a raison. Il est attendri, édifié
comme il ne Ta peut-être jamais été. Peut-être n'a-t-il
jamais pu trouver en chaire, quand il prêchait devant
les seigaeurs d'alentour, de si beaux mouvements et
de si nobles raisons d'adorer le Dieu qu'il sert. Mais
quoi? qu'est-ce donc? Ses oreilles ne le trompent-elles
pas? Est-ce Tange, est-ce le démon qui parle : « Dieu !
» loin de consacrer dans un seul culte ces puissances
» d'adoration et d'exaltation, vous les avez accordées
» an Nord comme au Midi, et l'Asie et surtout les Indes
» les ont connues comme les chrétiens. Ainsi votre "
» esprit divin revêt les formes nécessaires et ressort
» immortel de ces formes! » Le bon prêtre se voile la
face et s'enfuit en tremblant.
Mais le spiritualisme sans culte déterminé aime cette
»6 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
grandeur d'un âme ouverte au respect de tous les cul-
tes sérieux. On peut nier Dieu et se placer en dehors
de cette notion ; du moment qu'on cherche sérieuse-
ment le vrai, on est dans le droit humain et dans le
droit divin, car si Dieu a mis en nous Tesprit d'exa-
men, c'est pour qu'il nous serve. Mais il faut recon-
naître alors que l'affirmation de la divinité est un droit
tout aussi sacré. Je suis du côté de ceux qui peuvent
s'affirmer Dieu à eux-mêmes, et, sans haïr ni redouter
ceux qui le suppriment, j'ai beaucoup de sympathie
peur celte âme fervente qui n'est point exclusivement
chrétienne, et qui entre tranquillement dans les tem-
ples de son temps et de son pays, sans renoncer à sa
personnalité, à ses sentiments et à ses idées.
Quant au grand combat de la vie livré par elle et
terminé si bravement, choque-t-il la raison, le droit
personnel qui est de se sacrifier à une croyance ferme
et raisonnée? Non assurément. Choque-t-il la morale?
Dans cette situation particulière et avec ce fond de
grande loyauté et de parfaite tolérance qui caractérise
madame de Saman, nul n'est autorisé à jeter la pierre,
et, pour mon compte, tout en faisant, en théorie, cer-
taines réserves que je n'ai point à dire ici, je lui jette
une couronne de roses à feuilles de chêne.
Nohant, octobre 18'ii2
XIX
PIERRE BONNIN.
A M. lYAiN TOURGUË>EF.
En retrouvant dans mes tiroirs cette chétive étude
d'un personnage ignoré, mort il y a plusieurs an-
nées, je me suis demandé si elle méritait de paraître.
J*étais sous le charme de cette vaste galerie de por-
traits d'après nature, que vous avez publiés sous le
titre de Mémoires d*un seigneur russe. Quelle pein-
ture de maître ! comme on les voit, comme on les en-
tend et les connaît, tous ces paysans du Nord, encore
serfs à l'époque où vous les décrivez, et tous ces
campagnards bourgeois ou gentilshommes avec les-
quels une rencontre de peu d'instants, quelques pa-
roles échangées vous ont sufâ pour tracer une image
palpitante de couleur et de vie! Personne ne peut
faire aussi bien. Et puis vos paysans et vos gentils-
hommes ont pour ''nous une originalité, un relief ex-
598 IMPRESSIONS ET SOUVEiMRS.
traordinaire. C*est un monde nouveau oh vous nous
faites pénétrer, et aucun monument d'histoire ne peut
nous révéler la Russie comme ces figures si bien étu-
diéeset ces mœurs si bien vues. Avec cela, un sen-
timent de bienveillance touchante que ne paraissaient
point avoir eu les autres poètes et romanciers de
votre civilisation. Ils sont encore barbares, malgré
leur génie, ils ont de la cruauté froide et railleuse
dans leurs drames. Il n'en est point ainsi de vous.
Vous avez de la pitié et un profond respect pour
la créature humaine, de quelques haillons qu'elle se
couvre et sous quelque joug qu'elle se traîae. Vous
êtes un réaliste pour tout voir, un poète pour tout
embellir, un grand cœur pour tout plaindre et tout
comprendre.
Les études de mœurs rustiques que nous pouvions
faire en France^ surtout dans le centre de la France,
durant la première moitié de ce siècle, auraient mé^
rite d'être faites par vous, et je me suis souvent de-
mandé ce qu'elles seraient devenues en passant par
vos mains. Le cadre, le monde extérieur sont si dif-
férents chez nous! Le paysan, au lendemain de la
Révolution, était un être transformé subitement, dont
les idées étaient plus intéressantes que les habitudes
ou les manifestations. Chacun portait en lui une no-
tion vague de l'avenir, une appréciation étrange du
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. iî99
présent. C'est cette couleur interne qui m'a souvent
frappé et que j*ai essayé de rendre dans l'étude que
je me permets de vous dédier. Vous n'y trouverez
rien de ce qui fait le charme et l'éclat de vos pein-
tures, mais vous y chercherez peut-être la révéla-
tion d'un état de l'âme humaine qui donne à ré-
fléchir.
1866, 25 juin.
J'ai été tantôt rendre visite à Pierre Bonnin et à sa
vieille. C'était une soirée de printemps délicieuse, ni
chaude, ni froide, un clair soleil, une douce brise fai-
sant tomber le trop plein des jeunes fruits verts sur le
tapis vert des jeunes blés de mars. C*est très-joli cet
endroit qu'on appelle les Ormeaux ; cinq à six maison-
nettes groupées en pays plat sans horizon, mais sa-
gement entourées d'arbres, de grands buissons d'au-
bépine et de ces petits jardins que nos paysans savaient
faire autrefois. Us y mettaient de tout un peu pêle-
mêle, légumes, grains, vigne, arbres fruitiers et même
quelques fleurs. Aujourd'hui ils alignent mieux leurs
plantations et utilisent mieux leur terrain ; mais, aux
Ormeaux, où ils sont presque tous très-vieux, ils on-t
laissé à leurs enclos cette grâce sauvage que j'aimais,
et ce luxe de verdoyantes clôtures qui les isole et les
défend; C'est une fraîche oasis au milieu de ces vastes
300 IMPHESSIONS ET SOUVENIRS.
espaces de froment qui sont tristes pour qui ne les
possède pas, ou n*en possède qu'un peu. Us se sont
préservés de la tentation de voir au dehors, ils sont là
bien chez eux séparés du village par quelques pièces
de terre et reliés par un chemin impraticable les trois
quarts de l'année. Ils ont de l'ombrage et un bon puits,
cause de groupement et d'alliance des familles, comme
au temps des patriarches. Le terrain est bon et, autour
de la zone des jardins, s'étend une zone de chêne-
vières et de luzernières, plantée de noyers et de ceri-
siers, avec de petits sentiers charmants et quelques
échaliers faciles à franchir; des oies» des chèvres, une
ou deux vaches, une cinquantaine de brebis, quelques
porcs et quantité de poules, telle est, avec le produit
des terres environnantes, la richesse de cette petite
colonie. Â vrai dire, elle ne se compose plus à présent
que de trois familles, alliées entre elles par des ma-
riages.
Le type principal, un type très-particulier, c'était
Pierre Bonnin. D'où tenait-il cette activité fiévreuse,
cette gaieté ironique, intarissable, cette décision sou-
daine, cette sorte de rage au travail, ce désintéresse-
ment extraordinaire chez un paysan, enfin toutes ces
qualités qui sont Tantipode du caractère berrichon ?
Je ne sais, je n*ai pas connu ses parents, mais ils
étaient bien berrichons et paysans de père ei fils. Ils
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 3ÔI
avaient vécu sur ce coin de terre, dans ces vieilles
maisons que j'ai vu tomber en ruines dans mon en-
fance. Ils n'ont laissé aucun souvenir que je puisse in-
terroger. Lui, il les a à peine connus. L'histoire du
paysan est muette, et pourtant, il a dû passer là,^
comme partout., des exceptions frappantes, des intel-
ligences stérilisées faute de développement, des àraes
ardentes éteintes faute de combustible. Que pourrait-
on raconter, même aigourd'hui qu'un paysan est un
homme, de la vie de Pierre Bonnin ? Rien, en vérité.
Il n'a rien fait de remarquable, et, dans cent ans d'ici,
personne ne saura qu'il a existé. Et pourtant c'était
un homme que je n'oublierai jamais , ' eussé-je des
siècles à lui survivre.
Eh bien ! pourquoi ne la raconterais-je pas, cette
existence ignorée qui s'est écoulée sans bruit à côté
de la mienne? Un vaillant cœur ne doit pas s'éteindre
ainsi sans que quelqu'un lui rende justice, et puisque
je suis là, moi qui ai pu l'apprécier, je fixerai sur un
bout de papier cette vie qui va tomber dans le gouffre
muet de la mort et de l'oubli.
Il est tout à fait vieux et ne sait plus son âge. Il est
comme quelques vieillards de chez nous dont les ex-
traits de baptême ont été détruits et qui n'ont point
d'actes de naissance. Il se souvient de Vannée de la
grand' peur j 89. On cria dans la paroisse : < Les voilà !
302 IMPHESSIONS ET SOUVENIRS.
voilà les brigands ! » et, sans savoir ce que ce pou-
vait être, tout le monde courut se cacher. La mère
Bonnin emporta son petit Pierre dans les blés et ils
restèrent là blottis tout le jour. — 11 pouvait avoir
cinq ou six ans, il en a au moins quatre-vingt-deux
aujourd'hui. Il n'a pas d'autre souvenir de la Révolu-
tion et de sa famille. 11 apprit, tout jeune, dans le vil-
lage, l'état de charpentier, sous la direction du père
Lecante. U ne fut point soldat, à son grand regret. Il
aimait la guerre et les aventures, toute sa vie il se
plaignit de n*étre point tombé au sort. U se maria très-
jeune avec une très-jolie fenjime, avec laquelle il se
battit le soir de la noce. Elle était fière et décidée, elle
Test encore. Lui reprocha-t-elle de trop boire ? —
c'était un peu son défaut, — fut-elle coquette avec les
garçons de noce? — Je l'ignore. Il fut trois jours au
cabaret, sans rentrer la nuit au domicile conjugal.
Enfin il rentra et ils ont fait bon ménage jusqu'à pré-
sent; lui, très-impérieux au commandement, elle, très-
calme et lui tenant tête. A présent qu'ils vivent seuls
ensemble, ils n'ont pas, pour cela, changé le vieux us
des ménages rustiques. U mange seul à une petite
table, elle, tout en le servant, mange près du feu,
avec l'écuelle sur ses genoux.
Le premier souvenir que j'aie de lui, c'est ce jour de
noce où J'étais une enfant. Il était très-beau, des yeux
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 303
noirs cûmme de l'encre, un nez étroit avec de fortes
narines, la peau blanche, une bouche largement des-
sinée, la taille haute, maigre et souple. Son costume
de marié me frappa beaucoup. Il portait un habille-
ment complet de droguet gris pointillé de bleu, le gilet
long de trois doigts, les basques de la veste tombant
jusqu'aux jarrets, le grand .chapeau noir relevé de-
côté par un bouquet à rubans. On l'admirait beau-
coup ; ses cheveux coupés courts sur le front frisot-
taient à l'oreille et rejoignaient un bout de favori noir
qui lui donnait, assurait-on, l'air d'un vrai bourgeois !
C'était le coq du village , effronté avec les 'belles ,
adonné au petit vin du cru, ne songeant qu'à railler et
à taquiner ; l'esprit de saillies débordait en lui, — il
n'annonçait rien de bon, il faut bien le dire ; et quand
on lui reprochait sa légèreté, il répondait : fallait m'en-
voyer aux armées, j'y aurais jeté mon feu.
Mais c'était une bonne et brave nature, et aussitôt
que vinrent les enfants, il se mit à travailler comme
quatre. Le père Lecante était mort. On donna à Bon-
nin. l'ouvrage de notre maison et des fermes, qui était
considérable; les bâtiments étaient vieux, on con-
struisait et on réparait partout. La Révolution finie,
chacun arrangeait son nid longtemps négligé.
Le régisseur de la maison était impétueux, exigeant,
et levait volontiers sa canne sur les ouvriers engour-
304 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
dis. Pierre était prompt à comprendre, prompt à exé-
cuter. Le régisseur fut frappé de son intelligence et
remploya exclusivement. Mais, un jour que les choses
n'allaient point à son gré, il se fâcha injustement et
menaça l'ouvrier qui lui répondit : Ne vous y risquez
points j'ai le sang chaud, moi; pour une tape j'en
rends dix. — La paix fut faite pour toujours.
Il travaillait avec une ardeur inouïe. Il semblait que
toute la sève de ce corps robuste et de cet esprit en-
treprenant eût besoin de l'effort violent pour s'épa-
nouir. Il mettait de la rage à dépecer le bois, c'était
une sorte de déUre ; quand il commandait l'abattage
à d'autres manœuvres, il les gourmandait avec un
profond mépris de leur lenteur ou de leur prudence.
« Là oh il est, disaient-ils, le feu s'y met. » Ils l'ai-
maient quand même, car il était bon et éclatait en ex-
pressions de tendresse quand il était bien aidé.
A cette ardeur de la force, se mêla bientôt l'ardeur
de l'invention. Il se montra très-adroit et très-intelli-
gent; mais il ne savait rien, ni lire, ni écrire, ni dessi-
ner ; aucune notion de géométrie nécessaire à son état.
11 ne pouvait rien agencer, rien rectifier par le calcul.
Si on lui donnait un plan défectueux, il ne s'en aper-
cevait qu en essayant de le suivre, et alors il entrait
dans des colères épouvantables contre ceux qui savent
et ne savent pas ! Il ne se décourageait pourtant pas
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. i05
et reprenait son. travail pièce à pièce, sauf à le re-
toucher dix fois ; et, comme il sentait qu'on lui avait
fait perdre du temps, lui qui mettait son orgueil à faire
vite, il était d'une humeur féroce, il avait la fièvre, il
ne dormait pas.
Nous l'exaspérions, mon frère et moi, en allant le •
trouver pour jouer avec ses outils, nous faire des per-
ruques avec ses rubans de bois, lui voler son crayon
pour écrire sur les murs, ou le prier de nous raccom-
moder nos brouettes. 11 nous injuriait, nous faisait des
menaces effroyables et nous caressait un peu le dos
avec sa règle. Nous n'avions aucune peur de lui, et
pour cela, il nous aimait. Ces brigands-là, disait-il,
savent bien que je ne leur ferai pas de mal.
Il aspirait à faire de la menuiserie, mais il y avait
le père Godard qui la faisait toute et qui la faisait fort
bien. Bonnin regardait avec envie les tables et les ar-
moires qui sortaient de ses mains. Dès que le bon
vieux eut été rejoindre ses contemporains dans le jar-
din aux orties, c'est ainsi que Pierre appelait le cime-
tière, il passa menuisier sans cesser d'être charpentier
et charron, car toutes ces fonctions se confondent au
village. Il eut alors tant d'ouvrage qu'il n'y suffisait pas,
et son ardeur décuplait. Il avait des enfants à établir,
il ne plaignait pas sa peine. Aimé de tout le monde, il
voulait d'ailleurs contenter tout le monde. 11 faut dire
308 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
Tadmiratioa du pays. Personne n'était si bien logé,
mais c'est qu'aussi personne n*était aussi malin.
Tout allait bien. Par malheur il y avait tout près de
là un champ, que sa femme, plus positive que lui, dé-
sirait ardemment. C'était le temps de leur splendeur,
la force de l'âge, l'affluence des pratiques; mais la
maison bâtie et les enfants établis ou placés après
avoir été pourvus d'un métier, il ne restait plus d'ar-
gent. Il céda à sa femme, il emprunta, fut pris d'une
sciatique qui le tourmenta depuis lors tous les hivers,
et soit un peu de désordre, soit un temps d'arrêt dans
le travail, il mapqua à plusieurs termes de paiement,
brutalisa ses créanciers et se mit au lit, assez malade.
Sur ces entrefaites, j'arrivai d'un voyage et j'appris
que sa maison et son jardin étaient saisis. On allait
l'exproprier. J'attendais qu'il vînt me trouver, il ne
vint pas ! J'allai le voir, je l'interrogeai. Il était levé,
mais il avait encore de la fièvre. 11 me répondit par
monosyllabes, mais sans paraître se soucier de sa si-
tuation et sans croire que ses créanciers ne lui donr
neraient pas du temps. N'était-il pas un honnête
homme et le plus laborieux des ouvriers ? Bref, il était
trai^quille et insouciant.
Mais les choses allaient leur train, on allait sévir
quand j'envoyai vite la somme qui le dégageait.
Je le rencontrai quelques jours après, Il me parla
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 309
d'uD travail que je lui avais commandé, mais, en me
quittant, il me dit : A propos, vous avez payé ma
dette, c'est bien. — II n'ajouta même pas inerd^ et
quelqu'un qui était avec moi me dit : Ces paysans !
comme ils sont ingrats ! c'est folie de les obliger. —
Vous vous trompez beaucoup, répondis-je ; cet homme-
ci est un débiteur tellement sûr que le service rendu
par moi est à peu près nul. Il le considère comme
une amabilité de ma part, rien de plus et il a raison.
Justement, quelques jours après, il m'offrit de tra-
vailler gratis afin de s'acquitter. Je le priai de n'y pas
songer encore, et il me dit : « Vous êtes bien aimable, »
et il avait encore raison. Ce n'était qu'un bon procédé.
Plus tard, après s'être acquitté peu à peu, il me dit :
— Vous êtes une personne que j'aime beaucoup.
— Pourquoi? lui dis-je. Je n'ai jamais fait grand'-
cbose pour toi : tu ne demandes jamais rien.
— Je vous ai aimée du temps que vous étiez toute
petite. Votre maman allait à la messe le dimanche, et
on vous portait dans le mauvais chemin. Vous étiez
princesse, vous ne vouliez pas être dans les bras de
tout le monde ; mais moi, vous ne m'avez jamais re-
fusé. Au contraire, vous veniez à moi et vous sautiez à
mon cou, ma figure vous revenait. Plus tard, vous
avez été terrible, vous me faisiez enrager, vous me
dérangiez à tout moment ; mais quand vous me disiez :
310 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
« MonBonnîn, je t'en prie, >» je faisais vos volontés. A
présent c'est vos enfants qui me dérangent et me
mettent en colère ; maïs, à cause de vous, je ne tape
pas trop fort et je les aime aussi.
Ce moment de tendresse ne Fa jamais empêché de
m'envoyer carrément promener, lorsque j'allais le voir
à son atelier pour lui demander un ouvrage quand îl
était en train d'en faire un autre. « Otez-vous de là,
me disait-il, vous êtes comme quand vous aviez quatre
ans, vous m'ennuyez. » Sa vivacité était indomptable
comme son besoin d'indépendance. Quand iin travail
ne lui plaisaiC pas, il le laissait, sans donner d'autre
raison que celle-cî : a C'est ennuyeux. » Pourquoi tel
ouvrage plutôt que tel autre? Pourquoi aimait-il à faire
des parquets et pourquoi avait-il horreur des plan-
chers ? II ne le savait pas, ou ne savait pas le dire.
Il s'en allait, et quand on le priait de revenir, il disait :
« Je ne veux pas, arrangez-vous. »
Comme îl traitait tout le monde de même, il fallait
bien le prendre comme il était. H travaillait si vite et
si bien quand il voulait î
Mais la sciatîque devenait plus fréquente, les accès
étaient plus longs, et îl fallut bien appeler un hotnme
plus jeune et moins capricieux. Bonnin y consentit, à
la condition qu'il viendrait travailler quand il voudrait
et à quoi il voudrait j et comme son remplaçant lui
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 3H
témoigna beaucoup de déférence, il le prit en amitié
et vint sans humeur travailler à ses côtés.
Il a travaillé jusqu'à Tannée dernière. Voilà que je
reviens de voyage et que j'apprends qu'il ne travaille
plus. Je m'informe : il est très-gêné, il a perdu son
bétail, sa femme est dans le chagrin. Je vais les voir.
Je le trouve, lui, dans son jardin, remuant la terre du
bout d'une bêche qu'il ne peut plus pousser avec le
pied. II ne me voit pas. Je vais jusqu'à lui sans qu'il
m'entende. Je lui touche Tépaule. Il se retourne et me
regarde avec un sourire triste. Je lui parle, il secoue
la tête. « Je n'entends plus rien, me dit-il, et je ne
peux plus travailler ; me voilà fini ! » Sa femme vient ;
elle est presque aveugle, mais point sourde, el encore
très-^ctive à soixante«dix-huit ans.
Elle ne me reconnaît pas ; c'est lui qui lui dit que
c'est moi ; elle se met à pleurer et à me raconter d'une
manière dramatique la mort de son dernier cochon. Elle
se plaint de ce que le Vieux n'est plus bon à rien, elle
dit qu'il faudra donc finir dans la misère après avoir tant
travaillé. Comme le récit de la mort de ses bêtes me-
nace de se prolonger indéfiniment, je l'interromps pour
lui dire que j'apporte de quoi les remplacer toutes i
Elle est si animée qu'elle continue son Iliade sans
m'écouter. Jamais Hector de Troie ne fît verset* tant
de larmes que ce dernier petit pourceau qu'elle n'a pU
312 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
sauver. Enfin je réussis à mettre dans son tablier Tar-
gent que j'ai dans ma poche. Elle s'arrête loute stu-
péfaite et court à son vieux, assis sur une brouette
renversée. Il regarde l'argent avec indifférence et
puis moi, et dit à sa femme : « Je te disais bien qu'elle
viendrait. C'est bête de pleurer des bêtes ! » Et puis,
s'adressant à moi, il se rappelle m'avoir vue enfant et
me dit : « Toi, tu as toujours été aimable pour moi, c'est
bien ; » — et comme je m'en allais, un peu ennuyée
des remercîments de la femme, il m'a dit : « Vous ne
me verrez plus chez vous, c'est fini ! il faut me dire
adieu. » Il m'a tendu la main, et comme il retenait la
mienne, paraissant éprouver le besoin de dire encore
quelque chose qui ne venait pas, j'ai réussi à lui faire
entendre que s'il formait quelque souhait particulier,
j'étais toujours à son service ; alors il est venu à bout
de résumer cette étrange aspiration de son existence
accomplie : « Je n'ai plus besoin de rien, je m'en vas
sans pouvoir dire que j'ai été malheureux. J'aimais la
peine. Je ne regrette que la santé.,., et une chose...
qui ne se pouvait pas ! J'aurais voulu être soldat, de-
venir général — et empereur ! »
— Voilà les bêtises qui recommencent ! s'écrie la
vieille ; il a toujours dit et il finira en disant toujours
la même chose : il aurait voulu être empereur ! voyez-
vous ça !
IMPRESSIONS. ET SOUVENIRS. 313
Je me souviens de le lui avoir entendu dire plu-
sieurs fois quand il était gris. Il y avait donc un ver-
tige, un tourbillon dans celte tête de paysan si solide?
Une ambition démesurée avait couvé sous une grande
sagesse de conduite. Était-ce l'amour de la gloire, re-
foulé et contenu par le sentiment de son impuissance ?
Quoi? qu'est-ce que c'était? C'était quelque chose
assurément, quelque chose autre qu'une hallucination,
qui sait ? la révélation intérieure d'une puissance restée
sans emploi et à laquelle lui-m^.me n'aurait jamais su
trouver un nom. Tout ce qu'il a pu manifester, c'est
une énergie vitale extraordinaire, un grand amour du
commandement, l'horreur de l'obéissance, une dignité
de nature qui ne se pliait à aucun usage, à aucun com-
promis ; avec cela une grande bonté de cœur et aucune
des étroitesses d'esprit de son milieu. Qui peut dire ce
que l'éducation eût fait de Pierre Bonnin? 11 n'a laissé
de tant d'heures ardemment remplies que des char- •
pentes et des meubles d'une solidité cyclopéenne. 11
n'achevait rien sans dire : « Voilà qui durera plus que
moi. »
Je suis revenue triste et songeuse, par les sentiers
fleuris.
Et quand je suis rentrée dans ma grande cour, où
j'avais l'habitude de le voir travailler, je l'ai trou-
vée plus grande et comme déserte. On n'y entendra
18
314 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS
plus ce han formidable, ces jurons de colère, ces
éclats de gaieté qui remplissaient une habitation quand
le vieux Bonnin y faisait retentir son courroux ou sa
joie. Était-il de mauvaise humeur? il criait aux allants
et venants : « Passe vite, tu me fais bouillir le sang
avec ton pas de bœuf. » Un chien levait la patte sur son
bois travaillé, il lui attachait un copeau à la queue, et,
en entendant les cris de la béte, on se disait : « on a
manqué de respect à Pierre Bonnin. » S'il était gai il
apostrophait les passants avec ironie et les accablait
de ses lazzis. Il était le bruit, l'énergie et le mouve-
menL Tout cela est fini. Cette nature exubérante se
reproduira dans d'autres hommes, mais elle s'y pro-
duira autrement, et ce qui fut ce type-là ira rejoindre
le grand moule qui ne répète jamais ses épreuves.
XX
LA FORÊT DE FONTAINEBLEAU.
Voici une lettre que je reçois :
a La pétition des artistes avait obtenu auprès de
M. le président de la République Taccueil le plus favo-
rable ; néanmoins Tadjudication de la plus grande par-
tie des lots a eu lieu au jour indiqué.
» Pour essayer d'empêcher à l'avenir d'aussi vastes
mutilations, les signataires de la pétition se sont con-
stitués en comité de protection artistique de la forêt
de Fontainebleau, et, pour bien préciser leur but, ont
voté à lunaniniiité la résolution suivante :
» Que la forêt de Fontainebleau doit être assimilée
» aux monuments nationaux et historiques qu'il est in-
» dispensable de conserver à l'admiration des artistes
» et des touristes. — etque sa division actuelle en par-
» tie artistique et non artistique ne doit être acceptée
» que sous toutes réserves. »
Je ne suis pas bien au courant de ce qui s'est passé
316 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
à l'égard de la forêt de Fontaioebleau, mais peu im-
porte. Il ne s'agit pas pour moi de critiquer ce que
j'ignore, il s'agit d'approuver tout effort tenté pour la
conservation de ce monument naturel, très-logique-
ment classé par les pétitionnaires parmi les monuments
nationaux. Le dépecer, le vendre, c est l'anéantir, et
je n'hésite pas à jurer que c*est là un sacrilège. Ge
serait une honte de plus à ajouter aux incendies de
Paris.
Triste époque en vérité que celle où, d'un côté, l'é-
meute détruit les archives de la civilisation, tandis que,
de l'autre, l'État qui représente Tordre et la conserva-
tion détruit ou menace les grandes œuvres du temps
et de la nature. Que les unes ou les autres soient con-
verties en ruines ou en écus, ce n'en est pas moins la
destruction, et je ne sais, de ces deux vandalismes, si
celui qui serait commis de sang-froid, légalement,
après délibération, ne serait pas le plus stupide et le
plus honteux.
Les pétitionnaires qui me demandent d'unir mes ef-
forts aux leurs, et auxquels je donne ici une adhésion
publique, invoquent avec raison le besoin des artistes
et la satisfaction des touristes ; mais il y a plus que
cela à invoquer, car l'opinion publique est faite par
une médiocrité parfaitement dédaigneuse de la petite
fraction des amants attitrés de la nature. On peut, je
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 317
crois, prendre la question de plus haut encore et ap-
peler les savants à démontrer que les forêts séculaires
sont un élément essentiel de notre équilibre physique,
qu'elles conservent dans leurs sanctuaires des prin-
cipes de vie qu'on ne neutralise pas impunément, et
que tous les habitants de la France sont directement
intéressés à ne pas laisser dépouiller la France de ses
vastes ombrages, réservoirs d'humidité nécessaire à
l'air qu'ils respirent et au sol qu'ils exploitent.
Un illustre ami, le poète de premier ordre qui vient
de nous quitter, Théophile Gautier avait des para-
doxes dont il n'était pas la dupe. Il nous disait, un jour,
que les plantes, étaient relativement à nous, des suçoirs
qui absorbaient notre air respirable, et que son idéal
hygiénique, à lui, était de vivre dans un jardin com-
posé d'allées et de plates-bandes de bitume, avec de
bons sièges capitonnés et des narghilés toujours allu-
més, en guise de parterres et de massifs.
Quelqu'un lui fit observer que si les plantes absor-
baient une partie de notre alimentation aérienne, elles
nous rendaient au centuple des éléments de nutrition
moléculaire dont la privation nous serait mortelle. Il
le savait fort bien, car il savait beaucoup, et il pou-
vait soutenir contre lui-même des thèses que nul n'eût
mieux plaidées.
Les grands végétaux sont donc des foyers de vie
18.
318 IMPUESSIONS ET SOUYENIUS.
qui répandent au loin leurs bienfaits, et s'il est dange-
reux ou nuisible de vivre éternellement sous leur
ombre directe, il est bien prouvé que supprimer leurs
émanations, c'est changer d'une manière funeste les
conditions atmosphériques de la vie humaine. C'est
supprimer ces grands éventails qui renouvellent l'air
et divisent l'électricité sur nos têtes; c'est aussi appau-
vrir le sol qui est doué d'une circulation pour ainsi
dire sous-cutanée.
La culture gratte, peigne, assainit cette écorce dé-
licate. Ce sont les soins de propreté nécessaires ; mais
1 faut que certaines parties rocheuses ou boisées
échappent à ce nivellement exagéré et conservent
l'humidité qui doit féconder le sous-sol à de grandes
dislances. Il y a fort peu d'eau apparente dans les
sables et les roches de Fontainebleau, mais le sous-sol
qui a permis aux arbres d'y vivre si longtemps est à
coup sûr d'une richesse extrême, et qui se commu-
nique au loôn. Supprimez les arbres qui, par leur
ombre, rendent au sol la fraîcheur bue par leurs ra-
cines, vous détruisez une harmonie nécessaire, essen-
tielle, du milieu que vous habitez.
Ne rétrécissons donc pas la question. Tout le monde
n'est pas capable de faire une bonne étude des chênes
et des grès de Fontainebleau. Tout le monde n'a pas
le goût de l'essayer, mais tout le monde a droit à la
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 319
beauté de ces choses, et il y a beaucoup plus de per-
sonnes capables de la sentir que d'artistes intéressés
à la traduire. Tout le monde a son grain d'intelligence
et de poésie, et il ne faut pas pour cela une grande
éducation de développement spécial. Tout le monde a
donc droit à la beauté et à la poésie de nos forêts, de
celle-là particulièrement, qui est une des belles choses
du monde, et la détruire serait, dans l'ordre moral,
une spoliation, un attentat vraiment sauvage à ce
droit de propriété intellectuelle qui fait de celui qui n'a
rien que la vue des belles choses, Tégal, quelquefois
le supérieur de celui qui les possède.
La rage de la possession individuelle doit avoir cer-
taines limites que la nature a tracées. Arrivera-t-on à
prétendre que l'atmosphère doit être partagée, vendue
accaparée par ceux qui auront le moyen de Tacheter?
Si cela pouvait se faire, voyez-vous d*ici chaque pro-
priétaire balayant son coin de ciel, entassant les nua-
ges chez son voisin, ou, selon son goût, les parquant
chez lui et demandant une loi qui défende à Thomme
sans argent de regarder Tor du couchant ou la splen-
deur fantastique des. nuées chassées par la tempête?
J'espère que cet heureux temps ne viendra pas, mais
je crois que la destruction des belles forêts est un rêve
non moins monstrueux, et qu'on ne doit pas plus reti-
rer les grands arbres du domaine public intellectuel
322 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
garde rien et ne prend aucun soin d'élever son esprit
au niveau du sort qu'il prétend conquérir ; mais il y a
le prolétaire universel, Penfant, c'est-à-dire l'ignorant
de toutes les classes, celui qu'on peut encore former
pour la vie sociale et pour les luttes mieux comprises
et mieux posées de l'avenir. Celui-là, chacun de nous
l'a sous la main, car c'est l'élève de son cœur, le reje-
ton qu'il porte dans ses bras. II le promène, il le dé-
grossit, il lui explique les objets nouveaux ; si l'élève
est intelligent, de bonne heure il est capable de s'inté-
resser à toutes les choses que Texistence lui propose
de posséder par le fait ou par la pensée.
Eh bien, quand vous l'aurez conduit dans tous les
centres d'oii la vie sociale rayonne, ou sur tous les
chemins où elle fonctionne, quand vous lui aurez ap-
pris ce que c'est que l'industrie, les sciences, les arts
et la politique, il y a encore une chose dont il ne se
doutera pas si vous ne la lui avez pas révélée, et cette
chose c'est le respect religieux du beau dans la nature.
11 y a là une source profonde de jouissance calme et
durable, une immersion de l'être dans les sources mys-
térieuses d'où il est sorti, une notion à la fois pieuse et
positive de la vie, dont vos chemins de fer, vos ma-
chines, vos navires, vos manufactures, vos théâtres
et vos églises ne lui auront pas encore donné une
idée nette et vraie. Il aura appris comment la vie s'em-
IMPRESSIONS Eï SOUVENIRS. 3-23
ploie ou se prodigue, comment l'homme s'utilise ou se
dépense ; il ne saura pas comment la vie se produit
et se renouvelle, comment l'homme se sent et s'appar-
tient. Le tumulte de l'existence sociale fait que nous
agissons, la plupart du temps, sans savoir pourquoi,
et que nous prenons nos passions ou nos appétits pour
des besoins réels. Le recueillement est la chose qui
manque le plus et dont tout nous détourne. La société
est lancée à toute vapeur dans une vie artificielle de
tous points, appétit ou vanité à satisfaire sous toutes
les formes ; elle n'a pas d'autre but, d'autre illusion,
d'autre promesse dans l'appréciation des masses.
Réagissons un peu, c'est-à-dire le plus que nous
pourrons, car, hélas! ce ne sera encore qu'un peu,
contre ce torrent qui emporte notre progéniture dans
ses ondes troublées. Ne réduisons pas notre horizon
aux limites d'un champ ou à la clôture d'un jardin po-
tager. Ouvrons l'espace à la pensée de l'enfant ; fai-
sons-lui boire la poésie de cette création que notre
industrie tend à dénaturer complètement avec une ra-
pidité effrayante. Eh quoi? dès à présent, le jeune
homme qui sent vivement cette poésie est un être ex-
ceptionnel, car, dans la plupart des familles de nos
jours, on est convaincu que contempler C'est perdre
son lemps, que rêver est habitude de fainéantise ou
tendance à la folie. Et pourtant on est sensible à la
324 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
beauté d'un paysage, et on ne voudrait pas que l'élève
eût la brutalité de ne pas le voir.
Je sais cela, je le reconnais, car je ne suis pas de
ceux qui font systématiquement la guerre aux bour-
geois. Je n'ai jamais fait de croisade contre les épiciers.
Je suis persuadé qu'on peut vendre des câpres et du
girofle, et savoir que ce sont-là des plantes adorables,
non-seulement parce qu'elles rapportent de l'argent,
mais parce qu'elles sont gracieuses et charmantes. Je
crois qu'on peut être un bon paysan et tracer un sillon
irréprochable sans être sourd au chant de l'alouette
et insensible au parfum de l'aubépine. Je veux même
qu'il en soit ainsi. Je veux qu'on puisse être parfait
notaire et poëte à ses heures en parcourant la cam-
pagne ou en traversant la Seine. Je veux que tout
homme se complète et qu'on ne lui interdise aucune
initiation. C'est un préjugé de croire qu'il faut savoir
les délicatesse du langage, les ressources de la palette,
le technique des arts pojir être en ôoi-même un cri-
tique délicat et pour soi-même un sensitif exquis.
Exprimer est une faculté acquise, mais apprécier est
un besoin, par conséquent un droit universel. Que les
artistes l'éclairent et le consacrent, c'est leur mission ;
mais invitons tous les hommes à s'en servir pour eux-
mêmes, à en avoir la jouissance et à savoir la chercher
la savourer, sans se croire dispensés pour cela d'être
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 325
bons épiciers^ bons laboureurs ou parfaits notaires, si
telle est leur vocation.
Il y a plus, une éducation exclusivement artistique
n'est pas un moyen infaillible de développer dans
l'homme le sentiment du beau et du vrai. Il y a là
trop de discussion, trop de conventions, trop de mé-
tier ; à force d'apprendre comment il faut voir et com-
ment il faut exprimer, il est bien possible que le dis-
ciple de tant de maîtres perde souvent le don de voir
par ses yeux et de produire avec le sens qui lui est
"propre. La nature ne se livre pas ainsi au commande-
ment du professeur ; essentiellement mystérieuse, elle
a sa révélation particulière pour chaque individu et
s'empare de lui par un procédé qu'elle ne répète pas
pour un autre. Il faut la voir soi-même et l'interroger
avec ses propres tentacules. Elle est éloquente pour
tous, mais jamais traduisible jusqu'au fond, car elle a
tous les langages, et, sous la prodigalité de ses ex*
pressions diverses, elle a un dernier mot caché qu'elle
garde pour elle et que, Dieu merci, pour l'art, Thomme
clierchera éternellement. Aucun peintre, aucun poëte,
aucun musicien, aucun naturaliste, n'épuisera cette
coupe de beauté qui toujours déborde après qu'il y a bu
à longs traits. Après les plus splendides buveurs, les
moindres oisillons trouveront toujours de quoi se dé-
saltérer, et quand vous vous serez assimilé tous le
19
326 IMPttESSlONS ET SOUVENIRS.
artistes, tous les poètes, tous les naturalistes^ vous
aurez encore tout à apprendre si vous n*avez pas vu
la nature chez elle, si vous n'avez pas, en personne,
interrogé le sphinx.
Quelle conquête à entreprendre pour riiomme, et
je dis pour tout homme actuellement vivant ou à
naître! Entrer dans la nature, chercher Toracle de la
forêt sacrée et rapporter le mot, ne fût-ce qu'un mot
qui doit répandre sur toute sa vie le charme profond
de la possession de son être ! cela vaut bien la peine
de conserver les temples d'où cette divinité bienfai-
sante n'a pas encore été chassée î
Car il est temps d'y songer, la nature s*en va. Sous
la main du paysan les grands végétaux disparaissent,
les landes perdent leurs parfums, et il faut aller loin
des villes pour trouver le silence, pour respirer les
émanations de la plante libre ou surprendre le secret
du ruisseau qui jase et qui coule à son gré. Tout est
abattis, nivellement, redressement, clôture, aligne-
ment, obstacle ; si, dans ces cultures tirées au cor-
deau qui ont la prétention de s'appeler la campa-
gne, vous voyez de temps en temps un massif de
beaux arbres, soyez certain qu'il est entouré de murs
et que c'est là une propriété particulière où vous
n'avez pas le droit de faire entrer votre enfant pour
qu'il sacha comment eii fait un tilleul ou un chêne.
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 327
Le riche a seul le droit de conserver un petit coin de
la nature pour sa jouissance personnelle. Le jour où
la Ici agraire serait décrétée, il ne resterait plus un
arbre en France. En Berry, on mutile l'orme pour
nourrir les moutons, Thiver, avec la feuille et pour
chauffer le four avec les branches. 11 n'y a plus que
des têleaux, c'est-à-dire des monstres.
Tout le monde sait Thistoire du saule blanc en
France ; c'est notre plus bel arbre, celui qui atteint '
les plus imposantes dimensions. Il n'en reste peut-
être pas trois ; mais certaines régions sont couvertes
de petites boules de feuillage blanchâtre ayant pour
support une grosse bûche informe toute crevassée,
c'est là le saule blanc, le géant de nos climats.
La plupart des grandes étendues boisées se sont
resserrées. Où trouver maintenant la forêt des
Ardennes? Les forêts qui subsistent sont à l'état de
coupes réglées et n'ont point de beauté durable. Les
besoins deviennent de plus en plus pressants, Tarbre,
à peine dans son âge adulte, est abattu sans respect et
sans regret. Que de colosses admirables les personnes
de mon âge ont vu tomber! 11 n'y en a plus, il
faut inventer des charpentes en fer, on ne pourra
bientôt plus trouver ni poutres, ni chevrons. Partout
le combustible renchérit et devient rare. La houille
est chère aussi, la nature s'épuise et l'industrie
328 IMPRESSIONS £T SOUVENIRS.
scientifique ne trouve pas le remède assez vite.
Irons-nous chercher tous nos bois de travail en
Amérique? Mais la forêt vierge va vite aussi et s'épui-
sera à son tour. Si on n'y prend garde, Tarbre dispa-
raîtra et la fin de la planète viendra par dessèchement
sans cataclysme nécessaire, par la faute de Fhomme.
N'en riez pas, ceux qui ont étudié la question n'y
songent pas sans épouvante.
On replantera, on replante beaucoup, je le sais,
mais on s'y est pris si tard que le mal est peut-être
irréparable. Encore un été comme celui de 1870 en
France, et il faudra voir si l'équilibre peut se rétablir
entre les exigences de la consommation et les forces
productives du sol. Il y a une question qu'on n'a pas
assez étudiée et qui reste très-mystérieuse : c'est que
la nature se lasse quand on la détourne de son travail.
Elle a ses habitudes qu'elle quitte sans retour quand
on les dérange trop longtemps. Elle donne alors à ses
forces un autre emploi ; elle voulait bien produire de
grands végétaux, elle y était portée, elle leur donnait
la sève avec largesse. Condamnée à se transformer sous
d'autres influences, la terre transforme ses moyens
d action. Défrichée et engraissée, elle fleurit et fruc-
tifie à la surface, mais la grande puissance qu'elle
avait pour les grandes créations elle ne l'a plus et il
n'est pas sûr qu'elle la retrouve quand on la lui rede-
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 329
mandera. Le domaine de Thomme devient trop étroit
pour ses agglomérations. Il faut qu'il retende, il faut
que des populations émigrent et cherchent le désert.
Tout va encore par ce moyen, la planète est encore
assez vaste et assez riche pour le nombre de ses ha- \
bitants ; mais il y a un grand péril en la demeure,
c'est que les appétits de l'homme sont devenus des
besoins impérieux que rien n'enchaîne, et que si ces
besoins ne s'imposent pas, dans un temps donné, une,
certaine limite, il n'y aura plus de proportion entre
la demande de Thomme et la production de la planète.
Qui sait si les sociétés disparues, envahies par le dé-
sert, qui sait si notre satellite que Ton dit vide d'ha-
bitants et privé d'atmosphère, n'ont pas péri par l'im-
prévoyance des générations et l'épuisement des forces
trop surexcitées de la nature ambiante?
En attendant que l'humanité s'éclaire et se ravise,
gardons nos forêts, respectons nos grands arbres, et,
s'il faut que ce soit au nom de l'art, si cette considé-
ration est encore de quelque poids par le temps de
ruralité réaliste qui court, écoutons et secondons nos
vaillants artistes ; mais nous tous, protestons aussi,
au nom de notre propre droit et forts de notre propre
valeur, contre des mesures d'abrutissement et d'insa-
nité. Pendant que, de toutes parts, on bâtit des églises
fort laides, ne souffrons pas que les grandes cathé-
330 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
drales de la nature dont nos ancêtres eurent le senti-
ment profond en élevant leurs temples, soient arra-
chées à la vénération de nos descendants. Quand la
terre sera dévastée et mutilée, nos productions et nos
idées seront à l'avenant des choses pauvres et laides
qui frapperont nos yeux à toute heure. Les idées rélré-
cies réagissent sur les sentiments qui s'appauvrissent
et se faussent. L'homme a besoin de l'Éden pour ho-
rizon. Je sais bien que beaucoup disent: « Après nous
la fin du monde ! » C'est le plus hideux et le plus fu-
neste blasphème que Fhomme puisse proférer. C'est
la formule de sa démission d'homme, car c'est la rup-
ture du lien qui unit les générations et qui les rend so-
lidaires les unes des autres.
Nohant, 6 novembre.
XXI
L'AUGUSTA.
Je rendrai compte de cet ouvrage comme s'il
n'était pas d'un auteur qui me tient de près, et que,
en tant que personne privée, j'aime par-dessus tout.
Je ne croirai pas tomber dans le péché de partialité
en disant que je fais grande estime de son livre. Si les
gens mal disposés pour nous, ou d'un goût différent
du nôtre, me donnent tort, d'autres plus bienveillants
ou plus portés à encourager certaines tentatives me
donneront raison.
Moi, je suis d'avis qu'on peut, qu'on doit même, h
propos d'ouvrages nouveaux, raisonner sur le roman,
qui est, relativement à la grande consommation qu'en
fait notre époque, un produit d'art de création ré-
cente. Jadis un roman suffisait aux plaisirs d'un ou de
plusieurs siècles. Aujourd'hui on en veut presque un
nouveau pour chaque jour. Sans prétendre que le
roman soit d'invention nouvelle, on peut donc dire
334 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
tours de la langue qui changeât, ce sont les nuances
d*idées qu'ils expriment. La sinaplicité ou la recherche
du langage tiennent à une certaine forme de la civili-
sation, et les plus grands esprits d'une de ces époques
(fdt-elle littérairement supérieure aux autres) man-
quent pourtant de telle observation, de telle apprécia-
tion qui appartient historiquement à une autre époque.
Pour qui voudrait absolument rester dans la couleur
exacte et soutenue d'un âge déterminé de l'humanité,
il faudrait écarter sans pitié certaines idées d'un autre
âge. 11 y a de ces idées d'aujourd'hui que des langages
plus anciens ne peuvent pas rendre, et même sans
remonter bien haut dans le passé, on mettrait diffl-
ciiement dans la bouche des personnages certaines
impressions qu'ils ont peut-être vaguemeht ressenties,
mais dont ils n'ont pas cherché à se rendre compte
ou qu'il n'auraient pas bien su formuler.
Avec une sincère et très-certaine modestie, l'auteur
de VAugusta s* est souvent préoccupé de la manière
de résoudre le problème historico-littéraire que je
viens d'examiner et dont nous avons souvent devisé
ensemble en faisant des études de vieux langage.
Un peu absorbé depuis longtemps dans des recherches
d'histoire naturelle et lisant pourtant les choses litté-
raires à ses heures, doué d'une très-vive et féconde
imagination que l'étude des objets positifs semble
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 335
plutôt enflammer qu'éteindre, un de ses amusements,
qu'il m'a fait souvent partager, est de s'isoler par
moments du milieu actuel et de se représenter sa
propre existence à une époque quelconque du passé.
Il a peint cette situation de son esprit dans le roman
de CallirhoéyOhy en étudiant des vestiges de l'antiquité
étrusque et romaine, un homme de notre temps
s'éprend tellement de l'époque qu'ils lui retracent,,
qu'il croit en retrouver le souvenir et se met naïve-
ment à raconter sa propre histoire au temps de l'in-
vasion des Gaulois à Rome. Ce rêve s'empare telle-
ment de lui, que ce devient une conviction et qu'il
croit reconnaître dans toutes les personnes qui l'en-
tourent des amis et des ennemis avec lesquels il a
vécu jadis.
Après CcUlirhoéj Maurice Sand, tout en s'occupant
incidemment d'archéologie et d'histoire, fut saisi impé-
rieusement par la vision du moyen âge et, voulant me
faire le résumé de ses lectures et de ses recherches,
il se mit en riant à me raconter, à la première per-
sonne, la vie d'un chevalier du treizième siècle, comme,
dans Callirhoéy Marc raccnte la vie d'un Gaulois
conquérant. Ceci m'amusa et m'intéressa tellement
que je l'engageai à l'écrire. Alors, sa grande facilité de
composition aidant, il fil Raoul de la Chastre, un ro^
man qui ressemble tellement à une chronique traduite
336 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
d*UQ bout à Tautre du même écrivain, qu'elle fut
prise au sérieux par les descendants de certaines
familles. Alexandre Dumas père m'écrivit à ce sujet,
après beaucoup xi'éloges pour Fauteur : « C'est un livre
extraordinaîrement réussi; je cherche en vain le pro-
cédé de facture^ je ne peux pas le saisir. >
Le procédé était très-simple. L*auteur avait dépouillé
absolument toute personnalité littéraire ou philoso-
phique, pour s'identifier avec un type qui ri*a plus
d'analogue aujourd'hui. Il avait compris profondément
ce que devait être, au temps de saint Louis et de
Philippe le Hardi, un preux vu en pleine réalité histo-
rique; comme quoi une forte et généreuse nature,
lancée dans ce milieu à demi barbare, devait avoir
mené la vie d'un héros et d'un bandit, d'un sen-
sùalîste effréné et d'un excellent père de famille ;
comme quoi il devait croire au diable et fort peu à
rÉglise, avoir de temps à autre des sentiments de vrai
chrétien et même des aperçus philosophiques admi-
rables (en approchant de Roger Bacon, ce grand
prophète de la science) et puis retomber dans la mer-
veillosîté enfantine de son milieu, traiter avec mépris
la royauté en se faisant chef de bandes, ne point con-
naître le patriotisme français comme peut l'entendre
la France aujourd'hui constituée, courir les aventures,
faire, deson chef et à ses frais, croisades et conquêtes.
IJMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 337
enfin devenir un riche et puissant seigneur, rassaaié
de galanteries et gorgé de butin : au demeurant le
meilleur époux du monde, loyal chevalier et grand
redresseur de torts. Ces incompatibilités, effrayantes
aujourd'hui, avaient alors leur raison d'être si natu-
relle que leur brutalité est une civilisation relative
quand on se représente les autres classes de la société
de cette époque, l'ouvrier synonyme d'esclave, l'ar-
tiste, le trouvère obligés de se faire valets, le paysan
rendant un culte obscène à Satan pour obtenir la
stérilité des femmes et n'avoir pas d'enfants à nour-
rir, etc., etc. La corruption de cette époque est sans
voile et sans frein. La bonne hiftieur d'un héros qui
traverse sans faiblir et sans s'étonner aucunement
toutes les aventures tragiques et burlesques de ce
milieu formidable, en passant par Toubliette et la
torture, sans parier de maint coup de lance ou de
masse d'armes, pour arriver à être un satisfait et un
heureux de son temps : voilà certes une conception
hardie et donj l'exécution exigeait un souffle extraor-
dinaire, un parti pris sans défaillance et un certain
désintéressement du qu'en dira-t-on. Ceci est une
vaillance littéraire à encourager.
Le livre a, en effet, scandalisé les personnes qui
veulent que l'auteur soit responsable de tous les faits
et gestes de ses personnages. Celles qui savent ce que
338 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
c'est qu'un livre yrai, bien conçu et bien exécuté d'an
bout à lautre, en ont fait le plus grand cas ; et quant
à celles qui veulent connaître la vie et la couleur d'une
époque déterminée, elles l'ont lu avec intérêt et profit,
— moi, la première.
La figure de don Juan a beaucoup préoccupé notre
génération. Un catholique sincère, M. Laverdant, esprit
très-chercheur et très-original, lui aussi, a fait un Don
Juan oh se trouvent des pages d'une grande profon-
deur et d'une réelle beauté. On peut recommencer
cent fois la légende de don Juan, à tous les points de
vue ; c'est presque un mythe comme Faust qui repré-
sente la lutte de Tésprit avec la matière. Don Juan
lutte ouvertement pour la matière contre l'esprit. 11
est dans Rabelais, car chaque âge a eu son don Juan
et son Faust, et si l'on veut bien y réfléchir, tout
homme pensant a suivi, en rêve ou en réalité, une de
ces deux voies. Maurice Sand a regardé Tune et l'autre
dans son roman : il a vu passer Raoul, don Juan
barbare dont l'instinct triomphe, et Roger Bacon,
Faust, victorieux de l'enfer. Raoul est comme le corps
énergique et sensuel du treizième siècle, que traverse
un fugitif rayon de lumière intellectuelle, projeté sur
lui par Bacon. Bacon est une de ces prodigieuses
apparitions de Téternelle vérité jetées comme des
manifestations diviiies au milieu des ténèbres sociales.
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 339
Bacon, au treizième siècle, prédisait les conquêtes
scientifiques, philosophiques et industrielles du dix-
neuvième. Il ne faut plus dire que Maurice Sand a fait
parler Bacon à sa fantaisie; il faut lire Bacon : c'est le
succès que Maurice Sand a le plus ambitionné.
Je ne passerai pas en revue les autres ouvrages de
mon fils, qui sont la suite et la conséquence de son
procédé naturel : l'espace de ma causerie est limité ;
seulement, avant d'aborder son dernier roman pu-
blié en volume, VAugusta^ je parlerai du Coq aux
cheveux d'or^ un livre étrange et curieux entre tous.
Le Coq aux cheveux d*or,c'esi\e nom d'un guer-
rier scythe qui a pour rival un volcan 1 Bizarre donnée
qui n'est pourtant pas une pure fantaisie. Nous sommes
ici en pleine mythologie des temps antéhistoriques,
et quand on se plonge dans ces premières notions dont
les vestiges épars dans la mémoire des hommes ont
fourni la matière de tant de livres savants et cu-
rieux, on est littéralement ébloui de l'imagination
de rhomme primitif. Que sont nos contes de fées, les
récits merveilleux de l'Orient, le fantastique des Alle-
mands et des Slaves, les rêves grotesques ou sombres
du moyen âge, en face de ces traditions de l'esprit
humain à son premier essor ? Tout est prodige pour
lui, comme pour l'enfant qui personnifie tous les phé-
nomènes dont il est frappé. Il y avait de quoi tenter
340 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
ua homme qai aime à recueillir et à conserver les
choses précieuses que la vogue dédaigne. Nul meilleur
herbier pour ces plantes dont le sol nouveau ne se
revêtira plus, que les feuillets d'un roman. L'auteur de
Callirhoé^ fidèle à son travail de rétrospectivité,
écrivit ce roman où il mit en scèno des êtres tantôt
moitié dieux moitié hommes, tantôt moitié hommes
moitié monstres. Tous les berceaux de l'antiquité
religieuse lui furent bons pour saisir et récolter ces
étranges figures symboliques parmi lesquelles la race
humaine se débattit en sortant de son propre berceau.
Rien dëtrange et pourtant de grandiose comme cer-
taines de ces figures ; rien de merveilleux comme leur
rôle au milieu des sociétés naissantes. Le roman du
Coq aux cheveux d'or, sous une forme rapide et
colorée, met en scène le dieu Ptah, ce génie des feux
souterrains que le coq, le guerrier sauvage, doit com-
battre et dompter pour lui enlever la prêtresse Hemla,
sa fiancée. Après maints travaux herculéens, le coq,
c'est-à-dire Némeith, enlevant son amante, est surpris
dans sa fuite par le déluge. Le tableau du cataclysme
qui va anéantir l'Atlantide est vraiment vaste et ter-
rifiant, et c'est par un moyen digne d'une pareille
scène que les amants y échappent. Hemla a reçu de
sa mère mourante une amulette, présent de Promé •
thée, son aïeul, qu'elle ne doit ouvrir qu'en présence
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 341
de la mort. -Elle l'ouvre, il en sort un rayon de soleil
qui dissipe les nuages.. Les amants arrivent sur la
terre scythique, où ils deviendront la souche de la
race caucasienne.
Ce roman se lit comme un conte de fées, et c'est
pourtant la condensation des travaux les plus sérieux
des érudits. Bien peu de personnes ont le loisir ou le
goût de lire ces ouvrages respectables qui exigent,
pour être appréciés, des étuaes spéciales préalables.
Maurice Sand a mis à la portée de tous un récit des
plus animés où, en quelques heures, on peut être
initié à la fabulation multiple de nos origines histo-
riques.
Dans VAugusta, Maurice a été encore une fois,
comme on dit familièrement, empoigné par la vision
d'une époque qu'il étudiait pour son instruction person-
nelle. 11 goûtait vivement les travaux de MM. Thierry,
et, au milieu de ce qu'il y a .de bon et de mauvais
dans les sources où ces grands historiens ont puisé
avec tant de discernement, il saisissait l'intuilion de la
vie au cinquième siècle de notre ère. 11 était frappé de
certains rapports de cette époque avec la nôtre, et,
comme je craignais de le voir s'engager dans des
temps trop reculés pour être bien compris dans un
roman, il me répondait avec raison que Thorame du
bas-empire, par sa situation, ses idées, ses goûts et
342 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
son langage, était beaucoup plus rapproché de nous
que celui du moyen âge. « On peut, disait-il, faire
d'un Caïus Claudius Umbo, Gallo-Romaîn quelconque,
un personnage beaucoup plus intelligible aujourd'hui
que le Raoul de la Chaslre du treizième siècle. L'essai
nie paraît plus facile. Nous avons là des auteurs féconds
en détails et une langue écrite, un latin de décadence
qui a sa couleur. Je vois aussi les personnages
comiques, anciens types que j'ai rencontrés et
comme pris aux cheveux dans mes recherches sur
Torigine des séries des masques et bouffons. Ces
empereurs d'Orient sont des beaux Léandre, ces Huns
formidables ont du matamore, et Sidoine Apollinaire
est le pédant de la troupe. Les femmes marquantes de
cette époque sont supérieures pour l'instruction à
celles d'aujourd'hui, et quant à l'époque elle-même,
elle se caractérise par des luttes religieuses aboutissant
au scepticisme général comme de nos jours. >
Le lendemain, il me lut la première lettre de Clau-
dius Umbo et je lui conseillai fort de continuer. Les
documents qui nous restent de cette époque sont
précisément en grande partie sous forme de lettres.
Il m'a paru piquant de voir un roman, pris si loin
dans le temps passé, revêtir sans aucune gêne cette
forme épistolaire qui oblige les personnages à parler
eux-mêmes, sans rucune interprétation philosophique
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 343
dictée par le narrateur. C'est une très-bonne étude de
latinité spéciale, et le rôle d'Eugenius Creticus est un
remarquable spécimen de cette littérature à la fois
chrétienne et païenne qui a eu son droit de cité
comme une autre. Les coutumes, les mœurs et les
situations matérielles sont décrites et choisies sans que
Ton sente nulle part Tétalage d'érudition, le /ati exprès
de l'auleur. La vie vraie coule à pleins bords à travers
ce livre. Écrit et publié dans la Liberté de M. de Gi-
rardin,àla veille de l'invasion, il a une couleur de
douloureuse prophétie et semble signaler les causes
prochaines de nos désastres. Pourtant ces désastres
n'étaient pas plus prévus à Nohant qu'à Paris ; mais
en pénétrant dans la peinture d'une grande dissolution
sociale de la race latine, la vision du narrateur devait
forcément faire apparaître la nouvelle crise.
Comme les autres romans de Maurice Sand, VAugmta
marche rapidement à travers les aventures, les com-
bats, les revers, les passions et les entreprises. J'ai
toujours eu pour opinion que, dans un sens ou dans
l'autre, événements ou sentiments, un roman devait
être avant tout romanesque. Dans sa manière d'en-
visager le roman de chronique, Maurice rejette avec
raison le sentiment idéalisé. Il ne veut avoir ni opinion
ni doctrine à faire entrer de force dans la tête de ses
personnages. Pour lui, ils ne sont pas des êtres d'excep-
344 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
tion, ils personnifient des fractions étendues de la race
à laquelle ils appartiennent. Ils sont famille, tribu^
espèce, comme dans les classifications qui lui servent
à étudier la nature; car on l'a senti, de nos jours,
Edgar Quinet Ta démontré excellemment, l'histoire
de l'homme ne suit pas d'autres lois de développement
que celles qui président au développement de la
planète.
Mais si Maurice Sand fait abstraction des particula-
rités trop accusées de l'individu, s*il ne cherche pas
à lui infuser ]*idéal romanesque, il trouve de reste,
dans le milieu si bien étudié oJi il le place, l'intérêt
romanesque de la situation et de l'action. Si presque
tous ses romans sont de consciencieux essais d'histoire
sociale, tous sont ce qu'on appelle amusants au
premier chef, même pour les lecteurs qui ne pénètrent
pas le sérieux de son effort et de son but. C*est un
esprit bien portant et bien nourri, par conséquent
jamais ennuyé ni découragé devant son sujet, jamais
tourmenté de l'accueil qu'on lui fera, et n'écrivant
que sous le coup d'une obsession d'esprit bien te-
nace. 11 faut, dit-il, que cela me vienne en rêvant et
me force à le déblayer ; il faut que je me sente en-
touré de revenants qui me parlent et remuent autour
de moi ; sans cela je n'ai nulle envie d'écrire.
Il y a pourtant de vrais éclats de génie naturel et de
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 345
poésie spontanée dans ces chauds récits où la pein-
ture à grands traits domine l'analyse raffinée. Ils sont
rapides, ces moments de réflexion des personnages,
mais ils portent à fond. J'ai été très-frappé du récit
que Claudius Umbo, échappant à des ravisseurs qui
l'ont emmené au loin, fait de sa course à travers des
pays inconnus, au milieu du débordement des barbares.
Dans le cours pressé de ses vicissitudes, il rencontre
l'hospitalité d'un chariot. Une femme de la tribu des
Acatzires, qui a perdu son père, ses frères et son mari
dans la mêlée, Taccueille, Taime naïvement et devient
sa compagne en accomplissant le rite d'invoquer la
lune. Ils voyagent, c'est-à-dire qu'ils fuient ensemble
à travers « un pays dévasté, sans ressources, sans
» habitants, des bourgades en ruines, des amas de
» décombres, des bois, des marécages, des plaines
» couvertes d'ossements humains blanchis par le so-
* leil et la pluie, restes des massacres qui ont dépeuplé
» ces malheureuses contrées. » Des bandes d'affamés
et de désespérés passent comme des vautours sur ces
terres abandonnées, tuant et dévorant ce qu'ils trouvent.
Une de ces bandes rencontre le chariot où Kolotza
vient de mourir de cette peste qui accompagne les
grandes invasions. Au moment où Claudius se dispose
à l'ensevelir, la bande s'empare de lui, délie ses bœufs
de Irait pour les manger, pille le chariot, le brise et
346 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
jette le cadavre aux loups, qui accourent aussitôt que
les bandits s'éloignent. Claudius blessé, attaché au
timon redressé du char, revient à lui « par un clair de
» lune si brillant qu'il croit voir la terre couverte de
» neige. » Il rompt ses liens, rassemble « les tristes
» restes de ce qui fut Kolotza », et les ensevelit comme
il peut sous une pierre :
« Te dire, Marius, dans quelle contrée de la Ger-
» manie se trouve cette tombe, je ne le saurais. Ma
» vie est devenue un rêve et certaines parties de ce
» rêve sinistre sont comme noyées dans l'écroulement
D d'un monde. »
Un peu plus loin je trouve un tableau largement
tracé du côté tragique de Tépoque ; c'est uu ermite
qui a accueilli le fugitif mourant de faim etquiTexhorte
en vain à se faire égoïste : « Ne vois-tu pas, mon fils,
» que le temps où nous vivons est la fin du monde ?
» Tout s'en va à la fois, les vieux et superbes empires
» s'écroulent et les nations civilisées ne possèdent
» plus la terre. Elle est ravagée par des hommes
» nouveaux qui, eux-mêmes, vont disparaître, car ils
» n'ont pas compris l'Évangile et leurs forfaits épou-
j> vantent le ciel... 11 est impossible que tu puisses
* trouver, dans ces temps de désolation, le moindre
» bonheur ou seulement le moindre repos sur la terre.
j> Tout est remis en question, la propriété n'est plus
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 347
» qu'un vain mot, la famille est un enfer, farnour un
» trafic. La guerre est partout, et pour vivre en paix il
» faut se faire une vie de troglodyte au fond des bois
» et dans le creux des roches. »
La figure d'Attila est tracée de main de peintre. On
la voit, on l'aime presque, tant elle est vivante et
humaine. Mais j'en ai dit assez, et je demande pardon
au lecteur d'avoir parlé de mon fils sans excès de
modestie. 11 me paraîtrait pourtant fort injuste que
rafifection m'interdit d'être juste envers lui.
XXII
ENTRE DEUX NUAGES.
Nohant, 3 décembre 72.
Durant cette quinzaine politique, les esprits ont été
remplis de nuages et de tempêtes. Us se sont mis à
Tunisson de l'atmosphère qui influe plus qu'on ne
pense sur le caractère et sur les idées de Thonmie.
Au milieu du déluge qui nous claquemure à la cam-*
pagne, il y a des jours printaniers d'un charme
extraordinaire. Le 21 novembre et le 1«» décembre
particulièrement ont été chez nous de véritables
fêtes de la nature. Le 1«' décembre, c'était avant-
hier, j*ai véritablement vécu sans me souvenir de
mon âge et de mes sabots. J'ai marché avec autant de
plaisir et d'entrain que j'eusse pu le faire, il y a une
soixantaine d'années. Cela n'intéresse que mes en-
fants et mes amis, je le sais bien, mais si j'écris cette
promenade, c'est pour les amants de la nature, comme
on disait en mon jeune temps, et toujours avec mon
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 349
petit espoir et mon grand désir de rappeler un peu à
elle les esprits trop vivement préoccupés des choses
positives.
Ce n'est point qu'il faille les oublier et donner sa
démission d'être social. 11 ne faut que s'en distraire
quand l'occasion s'en présente, et la belle occasion
qu'une invitation faite par le ciel rose et la terre ver-
doyante ! Maladroit qui, pouvant s'y rendre, la laisse
échapper ou la dédaigne.
À midi, mon fils m'appelle : € La carriole est
attelée, les enfants y sont déjà et crient après toi. —
Il fait donc beau pour tout de bon ? — Eh oui, ne le
vois-tu pas? — Je lisais la séance. — Nous la lirons
en route. Viens vite, les beaux jours sont rares et les
belles heures courtes I »
Le temps de prendre Jeannette^ une serpette, une
félle-à-^main, et me voilà prête. Vous savez bien
tous ce que c'est que Jeannette ? Non ? Si je vous dis
que c'est la botle de DilléniuSy cela vous paraîtra
bien pédant. Je pense comme vous d'avance et j'aime
bien mieux ce bon petit nom champêtre que les ama-
teurs de botanique sans prétention ont donné à la
boîte de fer-blanc peinte en vert qu'ils passent à une
courroie et qu'ils portent sous le bras, pour rapporter
de la promenade les plantes de quelque ^intérêt sans
qu'elles soient flétries.
20
380 IMPRESSIONS £T SOUVENIRS.
Aujourd'hui, toutes les fleurs seront amusantes, car
elles sont rares, et d'ailleurs nous changeons de ter-
rain, nous quittons le calcaire pour entrer dans le
granitique, et la flore que nous allons trouver là nous
offrira beaucoup de sujets que nous ne voyons pas
dans le rayon des courtes promenades.
D'abord il faut s'installer dans la voiture avec Tou-
tillage. Le mien est bien modeste et tient peu de
place, il est tout sur moi. Celui de mon fils est plus
considérable; c'est d'abord un troubleau, sorte de
sac en forte toile, monté sur un cercle de fer et armé
d'un manche très-résistant, car cet instrument fait un
rude travail. 11 est destiné à faucher l'épais et rude
tapis des fougères et des bruyères. Si je souligne
faucher, c'est parce qu'il ne fauche qu'en apparence
et ne détruit ni ne blesse aucune plante. 11 se promène
avec énergie, de droite et de gauche, comme ferait
une faux dans les foins ; mais, dans une main habile,
il n'offense point la végétation, car il a à recueillir in-
tacts les petits êtres délicats et intéressants qui l'ha-
bitent. Ces êtres, qui nuisent aux arbres des forêts,
sont tout profit pour le naturaliste qui récolte des mil-
liers de jeunes chenilles, lesquelles seront emportées
dans les toutes petites Jeannettes qui garnissent les
poches de l'entomologiste, et iront passer l'hiver dans
de grandes boites garnies de toile métallique, appro-
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 351
visionnées chaque jour de la nourriture qui leur con-
vient. Parmi ces chenilles ainsi récoltées, beaucoup
sont sans intérêt peut-être, on le saura quand elles
auront plusieurs fois changé de peau; quelques-unes
auront du prix, à coup sûr, car la science est encore
loin de connaître toutes les larves des lépidoptères
catalogués : elle ne sait presque rien de leurs différents
étals, et c'est par suite de cette absence de renseigne-
ments qu'elle prend souvent des variétés pour des
espèces et des espèces pour des variétés. La chenille
si méprisée par ceux qui ne connaissent pas son rôle
dans la nature est pourtant, dans la mystérieuse
existence de l'insecte, Têtre véritable qui détermine
Tespèce. Il est déjà virtuellement mâle ou femelle, et
c'est en lui que la prévoyance est le plus développée.
11 ne connaît pas l'amour, il le prépare pour une autre
existence. Après avoir choisi avec un invariable dis-
cernement la nourriture qui doit l'amener à son dé-
veloppement et à sa dernière livrée, vêtement lisse,
épineux ou velu, de telle ou telle couleur, il file ou
tisse le cocon où il doit s'enfermer pour sa méta-
morphose en chrysalide ou bien le filet auquel il doit
la suspendre ; certaines espèces, très-nombreuses,
choisissent la terre fine, humide ou sèche qui convient
à l'enfouissement de la momie tourte nue.
11 y en a partout, dans les racines de tous les arbres ,
?52 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS*
dans les feuilles roulées ou dans les tiges de toutes les
plantes, dans tes nervures des feuilles, dans Tintérieur
des branches, dans la capsule des graines, dans la
poussière des arbres morts, dans la glume des grami-
nées, dans les vases des étangs, dans la moelle des
roseaux; partout enfin où ily a'élément de végétation,
une végétation animale installe son avenir et attend
son heure.
Outre le troubleau qui doit recueillir les chenilles,
une large manne placée sur la voiture doit rapporter
toute une petite prairie des plantes destinées à les
nourrir pendant Thiver, et que notre calcaire ne pro-
duit pas; on les emporte en motte et on les plante
autour de l'habitation d'hiver des chenilles. Elles ne
vivront pas chez nous, mais elles resteront fraîches
assez longtemps pour qu'on puisse y couper à me-
sure Talimentation de ce peuple très-vorace. Ces
plantes sont principalement le genêt pileux, assez
rare dans nos environs. Il est très-joli, très-lisse en
apparence ; mais ses petites feuilles, ses tiges et ses
calices sont couverts d'un duvet blanc soyeux très-
riche à la loupe ; ses grappes mignonnes sont enc ore
fleuries cette douce année, au l*"^ décembre.
Et puis, nous devons rapporter quatre espèces de
bruyères, la callune vulgaire, la bruyère cendrée, la
bruyère à balais, et la quaternée qui est; à mon gré,
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 353
la plus jolie. Nous n'avons pas trouvé là la plis
belle de toutes, la vagabonde. J'ai peut-être mal
cherché.
Mais ce n'est point là tout notre chargement ; nos
petites filles ne veulent pas priver leurs enfants d'une
si belle promenade. 11 faut trouver place pour leurs
poupées, avec manteaux, manchons, ombrelles et
accessoires. Aurore a en outre sa couffe de sparterie,
pour rapporter des objets d'histoire naturelle à son
usage, cailloux roulés bien ronds et bien roses, touffes
de mousses microscopiques pour faire des jardins et
des forêts sur une assiette, cupules de glands dessé-
chés et galles des feuilles de chêne où elle ne trouve
plus les petits cynips qui les ont produites au prin-
temps, qui s'y sont métamorphosés en mouches^ et
qui, à la fin de Tété, ont percé leur boule pour s'en-
voler; enfin il faut songer que les petites auront
faim et soif dans deux heures, et la Jeannette
au goûter prend la place d'honneur au milieu des
autres.
L'air est suave, le soleil est chaud, nos chevaux
vont vite; les jeunes blés couvrent les terres d'un lapis
déjà épais, mais à travers lequel on aperçoit encore le
sol rougeâtre. Grâce aux reflets du soleil bas qui, en
cette saison, caresse de plus près, c'est un revête-
ment de velours riche sur la plaine toujours mol-
20.
S54 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
lament ondulée de notre vallée noire. Une légère
vapeur argenté les lointains. Dans les creux inon-
dés, chaque sillon est un miroir ardent. Des volées
de corbeaux, recevant le point lumineux sur leur
plumage lisse, brillent aussi au soleil comme des
escarboucles. Des pies affairées fouillent brusque-
ment les mottes de terre mouillées, et se disent
avec aigreur des choses malséantes à propos d'un
fétu. Chacun pour soi, c'est le mot des partis.
Vous voyez que je lis mon journal à travers tout
cela. Ces disputes parlementaires, c'est le vent et la
pluie d'hier et de demain. La lutte, vue de loin et en
gros, se résume en deux idées dominantes qui se
prennent aux cheveux.
Quelles que soient les nuances, deux opinions se
partagent la représentation nationale du moment.
L'une affirme que l'homme doit se soumettre à un
principe d'autorité placé en dehors de l'homme ; —
l'autre, que Thomme doit tirer son autorité de lui-
même. La raison et la vérité sont de ce côté-là, et la
vraie religion aussi. Dieu n'a pas fait entrer dans son
plan universel le caprice personnel de la répression.
S'il n'exerce dans aucune occasion une autorité con-
traire aux lois qu'il a établies, il n'a chargé aucun de
ces êtres microscopiques qui s'intitulent le genre hu-
main de sévir à sa place. 11 est fort étrange d'en voir
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 35î5
une fraction prétendre au droit de commander en son "
nom. Sont-ils donc un peu dieux eux-mêmes ? Tien-
nent-ils au moins de la nature des anges pour s'im-
poser à notre respect ? Je ne vois point cela et personne
ne le voit. Ces saints personnages ont trop de haine,
de violence et surtout d'ingratitude pour nous con-
vaincre que ridéal serait d'être commandé et fouaillé
par eux.
Les autres manquent encore d'union et de disci-
pline suffisante, bien qu'ils aient fait de notables pro-
grès, d'ailleurs ; ils ne représentent pas en assez grand
nombre l'aspiration et la décision de la France ac-
tuelle ; mais leur faible majorité répond à une majo-
rité immense qui se manifestera mieux une autre fois,
soyons-en sûrs, à moins qu'une conspiration ne bou-
leverse encore nos destinées. Au centre de ces bour-
rasques, je vois poindre un rayon de lumière. Je ne
veux pas comparer M. Thiers au soleil, mais il n'en
est pas moins revêtu à mes yeux d'une clarté toute
nouvelle dans l'histoire et qui doit servir d'étincelle à
un nouveau courant d'électricité patriotique. Voici
enfin un homme qui met l'amour du pays et la probité
politique au-dessus de tout, au-dessus de lui-même,
de ses propres sympathies, de ses propres croyances,
peut-être de ses propres illusions, faisant abstraction
de toi^t pour respecter la liberté humaine autant qu'il
356 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
est possible dans œs temps de malheur où la néces-
sité semble y mettre de si cruelles entraves. Tandis
que la passion monarchique crie au monde scandalisé :
« Dieu veut que tout ceci soit accompli à notre profit ; >
tandis que la voix républicaine murmure avec plus de
raison : c Hors la liberté de conscience, point de
salut, » un vieillard se lève et dit : c Vous ici, ajour-
nez vos espérances; vous là-bas, renoncez à vos
ambitions. Me voilà tout 'seul et désarmé entre
vous. Brisez-moi, broyez-moi, vous ne me ferez
pas dévier de ce que je crois être le salut de la
France. »
Que cet homme puisse se tromper dans des ques-
tions de détail plus ou moins importantes, je n'ai pas
à m'en préoccuperen ce moment suprême. le vois une
grande chose, un souverain de circonstance, qui est
tout seul de son parti, c'est-à-dire qui représente
l'absence absolue de parti pris, et qui, à cause de cela
précisément, est aujourd'hui l'esprit de la France; fé-
tiche pour les uns, idéal de désintéressement intellec-
tuel pour les autres. Puissance de la droiture, nous ne
sommes donc pas perdus, puisque tu brilles au-dessus
de nos conflits multiples, puisque tu t'imposes en ne
tenant compte d'aucun de nous, à force de tenir
compte de tous ! Cela ne s'était point encore vu, et,
pour produire un tel fait, il fallait une situation
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 357
sans précédents comme celle où nous sommes
arrivés.
Donc, ce matin, la brise est pour nous à l'espérance
et nous arrivons au bord de l'étang, qui est pour nous
le but de notre course de deux heures. A notre ap-
proche, une volée d*oiseaux aquatiques s'est enlevée
et tourne éperdue à travers champs, pour revenir
se cacher dans les roseaux. Nous les regardons sans
pouvoir les définir. Sont-ils oies ou canards sauvages,
hérons ou cigognes ? Ils sont noirs en dessus, blancs
en dessous, ils ne font entendre aucun cri qui révèle
leur nationalité. D'ailleurs, nos petites ne nous laissent
pas le temps de les observer. L'étang, grossi par les
pluies, se déverse en torrent dans les prairies situées
au-dessous de son niveau actuel. En été, il n'a pas
cette richesse, et voici une de ces grâces de Tarrière-
saison dont les enfants sont ravis et dont il faut tenir
compte. L'eau est vive et limpide, elle sort bouillon-
nante et tournoyante de scn chenal étroit et saute au
hasard dans les prés, en franchissant les roches de
granit où fleurissent encore quelques brins de serpolet
au milieu des mousses fraîches et veloutées. Cette eau
est charmante, elle forme des cascatelles qui ont leur
bruit et leur écume. L'endroit est insignifiant dans la
belle saison, le pays affreusement sec; aujourd'hui il
a une beauté inuitée. L'hiver est agréable aux
358 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
champs, quoi qu'on en puisse dire ; il a ses acquisi-
tions et ses parures.
On a beaucoup défriché ces terres depuis quelques
années. Elles n'ont plus qu'en quelques parties le
caractère de solitude qu'elles avaient autrefois. Pour-
tant c'est encore un désert : peu d'habitations, une
population disséminée, invisible, des collines basses
qui se relèvent insensiblement sous une légère toison
d'herbe maigre, charmante en ce moment-ci avec ses
tons roux et doux qui émoussent tous les contours; un
silence profond y règne. Nous entrons dans les bois,
la voiture nous suit au pas. En dépit de la saison dilu-
vienne, les chemins de sable et de gravier sont secs
et unis. Leurs marges sont encore parées de touffes
de germandrée au feuillage chagriné; quelques épis
de ces fleurs encore pures, quelques rameaux de
bruyères pourprées, de temps en temps une belle
scabieuse d'un rose violacé, bien épanouie, et mon-
trant avec une ambition, peut-être déplacée en dé-
cembre, ses capitules en boutons, tous les ajoncs en
train de fleurir, ceux-ci fleuriront tout l'hiver; de dé-
licates guirlandes de millepertuis rampant, traçant
des arabesques sur le sable, des entrelacements de
violettes canines, encore bien feuillées, de grandes
feuilles de pulmonaire tachetées de blanc, des massifs
de jeunes pins tranchant sur le bronze florentin de la
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 359
feuîUée flétrie des chéues^ voilà tout le spectacle; mais
la brune automnale dorée par le soleil jette sur tout
Tensemble une harmonie enchantée. Par moments les
longues avenues font Tiliusion d'un printemps qui
s*éveille et frissonne au bout des branches.
Mon Gis fauche avec dextérité pendant que ses
filles, assises sur des souches de chênes coupés, où
j'ai étendu mon manteau, déjeunent gaiement. Syl-
vain nous suit toujours avec la voiture, tantôt essuyant
avec des feuilles sèches ses chevaux fumants, tantôt
arrachant les plantes qui doivent remplir la manne.
Ce n'est pas un mince chargement avec la terre des
mottes. Je ne sais pas si les chevaux comprennent ce
dont il s'agit. Ils regardent et suivent d'eux-mêmes
en reniflant d'un air aimable.
Sylvain est avec nous ^depuis 18/(5. 11 est un peu
plus notre maître que notre dorrestique, mais quand
les petites sont de la partie, il est toujours de
bonne humeur, il les aime follement et elles le lui
rendent.
Après le goûter, on avance dans le bois. Le petit
monde trotte à ravir et ramasse mille objets dont il
connaît la destination fantastique. Impossible de com-
prendre pourquoi les poches se remplissent de pierres
et de branches mortes qu'on voit reparaître le len-
demain et qui figurent dans les jeux, comme si ces
360 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
pierres et ces broussailles apportées de la promenade
avaient une valeur ou une signification particulière.
Les loups ne se montrent pas, bien que nous cher-
chions leur piste. Il parait qu'ils ne sortent des four-
rés que les jours de brume épaisse. J'aperçois mon
flls occupé à coudre. Quelle singulière idée ! Le Irou-
bleau avait un trou par lequel se sauvaient lestement
les chenilles capturées. Il a son attirail complet, il
fait une reprise et se remet en chasse tout en sueur.
Je ne sais pas comment il soutient durant trois heures
cette gymnastique. Enfin le soleil baisse tellement
qu'il nous aveugle. Il est rouge dans un ciel éiin-
celant. Nous repartons avec cent kilos de mottes,
deux ou trois cents chenilles et quelques fleurettes.
A peine en voiture, les petites filles s'étendent sur
leur banquette, on les enveloppe, et, tenant leurs
poupées dans leurs bras, elles ne font qu'un somme
jusqu'au gtte. Mais quel appétit à diner et quel bal le
soir jusqu'à neuf heures !
Voilà comment nous avons fêté le !•' décembre et
la fin d'une crise qui ne fait que commencer ! Serons-
nous gais dans trois jours? La vie coule eihsi entre
deux rives menaçantes et quand on a savouré un jour
de repos, de soleil et d'espérance, on se dit que c'est
toujotirs cela de pris. N'est-ce pas l'image de la situa-
tion générale?
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 361
Prenons-les, ces jours de grâce et de merci ; c'est
Dieu qui nous les donne puisqu'il nous a donné une
âme pour en apprécier la beauté et un corps pour en
apprécier la bénigne influence. Il y a eu aussi de
belles nuits où le ciel semblait donner le spectacle
d'une féerie. Avez-vous vu, à Paris, dans la nuit du 27
au 28 novembre, la pluie d'étoiles filantes ? Ici, il s'est
fait, dans le ciel nuageux, des éclaircies qui m'ont
permis de compter sur la seule constellation d'Orion
vingt-huit chutes en deux minutes; un peu plus tard,
tout le ciel ayant été balayé par un coup de vent, il
est devenu impossible de les compter et de les voir
toutes. En quelque endroit que les yeux fussent atti-
rés, c'était une danse de lampes s'allumant et s'étei-
gnant sans interruption au bout de leurs cordons lu-
mineux. Cela ressemblait à une fête céleste où, en
guise de fleurs, on semait des astres sur le passage
de quelque invisible déité. Nous avons dû, dans la
soirée, rassurer nos domestiques qui étaient très-ef-
frayés.
Mais il n'est point de fête sans lendemain. Nous
apprenons que, sur tous les rivages, cette nature, si
belle à voir dans nos vallées tranquilles, est inclé-
mente et brutale. Les fleuves débordent et la mer se
soulève. L'homme, quelque philosophe ou résigné
qu'il soit, n'a jamais sujet d'être content sur la terre^
âi
362 IMPRESSIONS ET SOUVENIRS.
et Ton comprend bien qu'il ait toujours aspiré à trou-
ver un refuge dans quelque paradis arrangé à sa guise.
Il eût été logique de lui dire : « Espère, tu souffriras
moins. » Mais on lui a dit : « Souffre toujours et n'es-
père rien en ce monde. » Et Thonmie ignorant a
donné sa démission, tandis que les habiles de la doc-
trine régnaient sans contrôle et satisfaisaient leur/ pas-
sion de commander à ce monde méprisable. Les voici
qui, après avoir compté leur troupeau dans les pèleri-
nages, organisent le combat, et jettent le gant à la
France de Voltaire et de Rousseau ; mais ce gant,
personne ne le ramassera, il est usé, il n'est plus à
l'usage des vivants d'aujourd'hui, il appartient au
squelette du passé. Il y a des doctrines mortes
qu'on ne discute plus. Ce qu'il faut défendre, c'est
le droit divin que toute conscience droite a conquis
de s'appartenir et de repousser l'autorité qui s'im-
pose par un sacrilège, le plus audacieux, le plus
coupable que l'homme puisse commettre, l'usurpa-
tion du pouvoir au nom de la divinité. Les loups
sont plus innocents. Ils mangent les moutons parce
qu'ils ont faim, comme les colimaçons mangent les
fleurs. Ni les uns ni les autres ne prétendent qu'un
des leurs a été choisi par le ciel pour satisfaire son
appétit de combat et de domination sur les autres.
Faudra-t-il donc oublier la race humaine et aller
IMPRESSIONS ET SOUVENIRS. 363
vivre avec les animaux des forêts et des champs?
Non ; mais remarquons que la nature a horreur du
faux, et n'oublions pas que l'homme fait partie de la
nature. Il prétend y occuper la première place.
Qu'il se nourrisse de mensonge, il tomberait à la der-
nière.
FIN.
3tr
TABLE
Pages
I . A Charles Edmond 1
II 1
III Zl
IV« Réponse à nn ami 53
V 72
VI. A Charles Edmond 91
VU. Réponse à une amie 107
VIII 126
IX 145
X. A Roliinat, journal 162
XI. Les Idées d'un mattre d'école 179
XII 194
XIII 213
XIV. A Charles Edmond 231
XV. La Révolution pour l'idéal 241
XVI. L'homme et la femme 2^
366 TABLE.
XVn. Le Père Hyaonthe 272
XVIII. Dû livre eorieu S79
XJX. Pienne Bonnin. A M. iTaoi ToorgDéneff 297
XX. La Forêt de Fontaineblean 315
XXI. L'ÂvgDsU 331
XXII. Eotre deux nnafM 348
Ut
GUCHY. — Imp. PAUL DUPOOT, IS, rue du Bac-d'Asmèrcs.
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